1) L'insaisissabilité du temps et son rapport à la conscience
Pourquoi prenons-nous aussi mal la réponse qui nous est parfois donnée lorsque la personne à laquelle nous nous adressons refuse de nous accorder ce que nous lui demandions: « désolé, je n’ai pas le temps! » ? Parce que ce temps, au sens strict, elle l’a, mais qu’en fait dans son planning plus ou moins serré, mais surtout dans la hiérarchie sociale, professionnelle, affective de ses occupations, elle ne situe pas très haut notre offre ou notre prière. Il y a ce qui se passe « maintenant », et chacune, chacun filtre cette occurrence de faits purs, de rencontres, de micro-évènements au gré des critères de son appréciation, de son sens de l’urgence. Il est impossible à un médecin de répondre à la demande d’un patient sur un rhume s’il vient d’être appelé pour secourir un blessé. Ici il y a un cas d’urgence vitale qui évidemment prend le pas sur une demande jugée moins essentielle. Ce n’est pas, à proprement parler de « temps » dont nous manquons mais de disponibilité à l’égard des demandes. Nous ne pouvons pas être partout à la fois. C’est plutôt de démultiplication de soi dans l’espace, ou dans les espaces que nous manquons, ce que l’on appelle « l’ubiquité ».
En un sens, le temps, il est impossible que nous ne l’ayons pas, nous l’avons tout le temps durant lequel nous existons. Personne ne peut vivre sans prendre, par cet instant là, le temps de vivre. Nous avons nécessairement le temps de vivre. Quand je serai décédé, je n’aurai pas le temps mais je n’existerai plus non plus. Même si l’être humain évoque souvent dans la religion ou la mythologie la question de l’immortalité, il est évident que l’existence humaine et le temps ont partie liée. Même si l’on croit à une continuité de notre être après la mort, ce n’est pas en tant que corps, ou en tant que « j’ai ce corps là », ou que je suis « cette personne là ». Tout le temps que « je » vis, en tant que « moi », j’ai le temps de vivre. Dire que " je suis » ce n’est qu’une seule et même chose avec l’énoncé: « j’ai le temps d’être ».
On pourrait finalement faire valoir cette argumentation presque impeccable: toute personne qui affirme qu’elle n’a pas le temps ment, ou fait une erreur, ne serait-ce que parce que l’énoncé: « je n’ai pas le temps » se déploie bien dans une durée et que, si le temps n’existait pas, elle ne pourrait absolument pas l’avoir tenu.
Mais précisément le temps utilisé ici est intéressant parce qu’il est bien une dimension du temps qui effectivement échappe à la personne qui tient ce discours, c’est le présent. Ce qui est dit ou écrit, en tant qu’il est dit ou écrit n’est plus vraiment présent au sens pur du terme. Nous réalisons ainsi que tous les messages que nous nous adressons appartiennent au passé. Si nous saisissions les énoncés dans leur présent, ce serait un bruit inarticulé et inaudible, ou pour le moins incomplet.
Nous pourrions objecter que cette observation est juste mais qu’elle n’affecte que notre vue et que nous avons d’autre sens, mais ce n’est pas exact puisque nous connaissons suffisamment notre système nerveux pour savoir qu’entre le signal capteur émis par les différents éléments de notre environnement immédiat et la réalisation par notre cerveau de leur présence, il y a un délai qui se situe entre 1 et 100 m/s (50 pour les membres principaux: bras, jambes). Je n’ai pas le présent parce que mon « je » ne fait jamais l’expérience d’un présent pur si par « expérience » on entend la perception d’un objet, d’une chose ou d’un être « identifiable ».
Le moins que l’on puisse en dire c’est que le temps est une notion troublante: il est absolument impossible qu’il n’existe pas parce que l’on ne voit pas du tout dans quelle dimension se déploierait ces lignes, cette écriture, ni même le mouvement de les penser, mais dés que nous essayons de saisir, de capter cette dimension, nous nous rendons compte que le seul temps que nous puissions définir ou percevoir c’est le passé et que donc c’est du temps qui n’est plus là:
C’est exactement ce que veut dire le philosophe Saint Augustin (354 - 430) quand il affirme que: « Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être. »
« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?
Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ; mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps ; et que l’on dise encore, par un abus de l’usage : Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir ; qu’on le dise, peu m’importe ; je ne m’y oppose pas : j’y consens, pourvu qu’on entende ce qu’on dit, et que l’on ne pense point que l’avenir soit déjà, que le passé soit encore. »
Saint Augustin, les confessions, Livre XI
Avant d’expliquer ce passage, il n’est vraiment pas inutile de prendre en considération le titre de l’ouvrage: « Confessions ». Ce terme désigne les aveux d’une personne décidée à dire des vérités plutôt intimes. Se confesser, c’est consentir à ne plus rien dissimuler de soi. On peut donc s’interroger sur la question de savoir ce que le temps vient faire ici, car a priori, le temps n’est pas une dimension (difficile de dire que le temps est une chose) propre à l’intimité d’une personne. Cette forme de mise à nu de son existence, il est clair que Saint Augustin la consacre à Dieu. La foi chrétienne lui révèle la vérité sur son existence même et il avoue plusieurs péchés dans cette oeuvre.
« Ce qui est bien connu, parce qu’il est bien connu, n’est pas connu » dira le philosophe allemand Hegel (1770 - 1831). C’est exactement ce que Saint Augustin affirme d’une autre façon à l’égard du temps. Il participe de ces évidences qui font tellement partie intégrante de nos expériences, parce qu’il en est le cadre incontournable que finalement nous ne savons pas ce qu’il est. Prendre le temps comme objet d’étude ou de réflexion, c’est viser une dimension qui fait nécessairement partie intégrante de l’étude. Je ne pourrai pas étudier le temps ailleurs que dans le temps. Le temps se questionne lui-même par l’intermédiaire de l’être humain. Sur quelle base peut-on partir dans ce questionnement si difficile? Ignorons nous ce que le temps est, parce qu’en fait il ne serait rien, juste un fantasme ou une idée fausse, une fiction?
Mais le problème c’est que ces dimensions dont il m’est finalement impossible de douter puisque je constate bien leur effet sur les choses ne sont pas encore, ou plus du tout. On pourrait rajouter: « objectivement », si par ce terme on entend rigoureusement ou encore « à strictement parler ». Par définition, le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et déjà le présent est en train de disparaître. Mais alors pourquoi en parlons nous? Quand je parle du futur, je parle au présent d’un futur qui en toute rigueur ne sera vraiment que quand il sera présent et non futur. Si l’on place dans une pochette les exercices à faire « pour demain », on ne les fera jamais parce qu’il y aura toujours un demain à un aujourd’hui. Le futur et le passé sont « au sens propre » des « vues de l’esprit » et le présent, lui, est bien réel mais seulement en tant qu’il est en train de ne l’être plus. Quand je distingue un présent qui demeure, de deux choses l’une: soit ma mémoire est en train de le retenir, soit j’éternise ce présent qui, du coup, n’en est plus un puisque il est l’éternité.
Après nous avoir placé dans l’embarras, et c’est peu dire, Saint Augustin tente de distinguer clairement ce qui est objectivement vrai et ce qui ne le serait que subjectivement (par ce terme de subjectivement il ne faut pas entendre ce qui ne dépendrait que d’une personne en propre mais de l’Humanité: le temps a nécessairement une réalité hors de l’homme et une réalité qui n’est effective que pour l’humain). Il y a un mode d’existence du temps pur, strict au regard duquel il n’existe ni passé ni futur. Rien n’est que présent et je peux au présent évoquer rappeler le passé anticiper et attendre le futur mais seulement en tant que j’ai un esprit, une mémoire et une capacité de projection. « Je confesse donc trois temps » dit Saint Augustin dans une formulation assez lumineuse parce que de fait, c’est une évidence qui ne vaut qu’à l’intérieur de soi ou encore d’homme à homme, mais pas en toute rigueur (c’est donc bel et bien une confession). Qu’il y ait du futur et du passé, c’est une affaire d’interprétation humaine, c’est-à-dire que cela vaut pour tous les hommes.
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