La dernière piste
évoquée est prometteuse : dans quelle mesure un véritable confort
n’induirait-il pas un profond dépaysement ? Par ce dernier terme, il conviendrait
d’entendre un désancrage total à l’égard de tout ce qui situe dans le contexte
de notre identité familiale, sociale ou professionnelle, un lâcher prise, un
vol plané ou une chute libre. Nous ne sommes plus tenus de faire ou d’être ce
que notre rôle au sein d’un milieu nous dicte. Plutôt que de partir de la
posture du corps pour en déduire la paix de l’esprit, il serait alors possible
de travailler à partir de la profonde confusion des deux perspectives et de
concevoir un dispositif « neutre » au sein duquel il nous serait
donné de jouir de l’existence dans son acception la plus dépouillée :
« Tout est
dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et
arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et
changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous,
elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne
doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher.
Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui
dure je doute qu'il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives
jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais
que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état
fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter
quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer
tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le
passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le
présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de
succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de
plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence,
et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état
dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait,
pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais
d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide
qu’elle sente le besoin de remplir. »
Jean- Jacques Rousseau « les
Rêveries d’un promeneur solitaire »
Il est très intéressant de
faire une lecture littérale, plastique, voire géométrique des termes utilisés
par Rousseau, en oubliant complètement qu’il parle de
l’âme : « Trouve une assiette…. pour s’y reposer toute entière…
rassembler son être, sans avoir besoin d’enjamber ou de rappeler, que ce
sentiment puisse la remplir toute entière….etc. » Rousseau évoque une
posture stable, posée, débarrassée de toute inquiétude, se suffisant à
elle-même. « Et que le sentiment de l’existence seul puisse la remplir
toute entière. » Le confort absolu nous apparaît alors comme une mise en
situation dans laquelle n’interfère plus aucun horizon de distraction,
d’action, « d’avoir à faire ». Qu’est-ce qui peut nous offrir la
possibilité de nous rassembler sans enjamber, de nous recueillir sans franchir
ou outrepasser ? C’est la notion de
base, de soubassement, de fondation, de « bien séance » (double sens
intéressant de séant : postérieur, posture assise et convenable, décent,
pertinent).
Le vrai confort consiste à
trouver son point d’équilibre, son assiette comme on dit en équitation, celle-ci
résidant dans la capacité du cavalier à accompagner le mouvement du cheval, à
décoller de la selle dans le rythme de la course sans pour autant perdre contenance, sans laisser les
soubresauts du trot ou du galop changer la pression des étriers la flexion des
genoux, l’équilibre du bassin, etc. L’équitation est le sport élégant par
excellence, celui dans l’exercice duquel il importe plus que tout d’être
bienséant sur son séant. « Séance tenante » dit-on pour désigner une
situation urgente, une réunion se déroulant dans l’instant même. Le confort
existentiel que nous décrit Rousseau semble aller, lui, dans le sens de la
séance « tenue », c’est-à-dire de la posture assez stable, équilibrée
pour se satisfaire exclusivement du fait d’exister indépendamment de ce qui
remplit nos vies d’évènements plus ou moins heureux que l’on craindrait ou que
l’on désirerait. Il n’est ni plus ni moins question ici que d’une plénitude,
d’une autosuffisance d’un exister qui revient à lui-même comme le chat qui se
roule en boule, métaphore de l’enveloppement. On retrouve dans ce passage
extrait de « l’espèce humaine » dans un contexte très, très différent :
celui des camps de travail, cette image de l’enveloppement appliqué à la
question cruciale de la résistance d’un corps exténué aux agressions et aux
humiliations de la déportation.
« La cage d’os est mince, il n’y a déjà presque
plus de chair dessus. La volonté subsiste seule au centre, volonté désolée,
mais qui seule permet de tenir. Volonté d’attendre. D’attendre que le froid
passe. Il attaque les mains, les oreilles, tout ce qu’on peut tuer de votre
corps sans vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester debout. On ne
meurt quand même pas debout. Le froid passera. Il ne faut pas crier, ni se
révolter, chercher à fuir. Il faut s’endormir dedans, le laisser faire, après
on sera libre. Jusqu’à demain, jusqu’à la soupe, patience, patience…En réalité,
après la soupe, la faim relayera le froid, puis le froid recommencera et
enveloppera la faim ; plus tard les poux envelopperont le froid et la
faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim et la guerre
qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura le jour où
la figure, dans le miroir, reviendra gueuler : « je suis encore
là » ; et tous les moments où leur langage, qui ne cesse jamais,
enfermera poux, mort, faim, figure, et toujours l’espace infranchissable aura
tout enfermé dans le cirque des collines. »
Robert Anthelme
Peut-on mettre en œuvre des
dispositifs de confort tels que l’existence s’y replie sur elle-même comme un
papier qu’on froisse, une laine qu’on roule en pelote, qu’on intrique et qu’on complexifie à plaisir, que l’on « implique »
(implicare), une vie qui se recharge dans l’immobilité comme une batterie
silencieuse et s’intensifie dans la stratégie labyrinthique de l’enveloppement
ainsi qu’un Minotaure satisfait, ou que l’océan (les vagues s’enveloppent, « la
mer toujours recommencée ») ?
Il y a dans cette dernière
image un paradoxe éclairant pour la notion de confort : l’océan que l’on
considère souvent comme la représentation même de l’infini, d’une extériorité
totale, d’une immensité qui excède notre capacité de nous la représenter comme
une totalité est pourtant un élément qui ne se renouvelle que de soi, de la
même façon que Rousseau décrit le bonheur comme cette efficience en nous qui
consisterait à trouver l’assise sur la base de laquelle nous serions à même de
nous contenter d’exister ? L’océan est peut-être moins un espace infiniment
étendu que la redistribution d’une consistance mobile et malléable, d’une
dynamique de la pliure par laquelle du « neuf » incessamment se
constitue à partir du vieux (comme l’enfant naît dans les plis de chair de la femme
adulte)
L’océan ne change pas de
lieu mais ne cesse de se « recombiner », de se reproduire en un sens
qui n’est pas du tout celui de la réitération d’une image conforme. Il reste « là
où il est » sans cesser à chaque instant de « se faire autre à ce qu’il
était ». Il est dans la séance, au sens étymologique du terme, mais cette
séance n’est pas celle d’un corps qui resterait « même ». Séance vient du verbe seoir qui désigne à la
fois s’asseoir et séjourner, être à
demeure.
Il y a une spécificité de
la salle de séjour c’est que l’on ne sait pas bien quelle est sa fonction à
l’opposé de la cuisine, du bureau, de la chambre lesquelles sont presque
nommément associés à des meubles. Dans la salle de séjour, on séjourne, on fait
du « sitting » (mais pas au sens : manifestation), on est sur
son séant, on « siège ». On peut bien sûr objecter qu’on imagine mal
un séjour sans canapé ou sans fauteuil mais ces meubles ne sont pas aussi impliqués
par la salle de séjour que le lit à la chambre parce que l’on peut à la limite
se représenter une salle de séjour, de « séance » sans fauteuil. Il
existe donc ici une marge d’indétermination, de flou tant pour la fonction que
pour le mobilier. Le séjour est ainsi la pièce dans laquelle nous pouvons le
plus facilement passer outre les occupations de la vie pour jouir le plus
commodément de la gratuité anonyme d’exister, pour donner au pur fait d’exister
sa consistance purifiée, sans additifs ni dilution.
On comprend ainsi que le
dépouillement, les meubles bas, une décoration minimale et « zen »
constituent toute autre chose qu’un simple effet de mode ou qu’un courant. Il
s’agit de créer les conditions d’un enveloppement sur soi de l’existence, d’une
absence de motifs grâce à laquelle rien ne vient distraire le corps et l’esprit
de leur plus primitive efficience. Il faut penser au glissement silencieux des
vantaux qui permet au japonais d’entrer dans la pièce. Rien ne lui est
« dû ». Son corps s’insinue dans l’espace de la salle par l’efficace
d’un glissement latéral et non d’une irruption frontale comme c’est le cas en
occident. Rien de théâtral. Il n’est pas question de bouleverser l’équilibre
des volumes, des couleurs, des lumières et des ombres qui prévaut dans la pièce
du fait de la résonance des objets qui y interagissent mais de s’y mêler comme
un nouvel ingrédient à la levée d’une pâte, à l’émulsion d’une
« mayonnaise qui prend ». Il est une « propension des
choses » (titre d’un livre de François Jullien) à laquelle l’oriental est
plus sensible que l’occidental (cérémonie du thé) mais ce serait précisément un
piège que de sombrer dans un orientalisme exacerbé puisque cette propension des
choses est un fait, une réalité, qu’on soit japonais ou franc-comtois.
Comprendre et saisir l’efficience de cette propension, c’est d’abord saisir que
l’on ne crée pas les conditions du confort comme un état que l’on aurait la
capacité de faire advenir mais à l'intérieur duquel on ne peut que s'insinuer, apporter
silencieusement sa contribution en commençant par la ressentir. Pour se « caler », il faut
d’abord « s’intercaler », faire jouer les interstices, les
déplacements d’air et les glissements de vantaux comme un jeu d’éventail.
L’image de la vague si récurrente dans les ébauches japonaises constitue ici
une illustration fondamentale pour la réalisation d’un véritable confort.
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