Finalement, il semble
difficile d’évoquer le confort sans visualiser ce mouvement par lequel un corps
se love dans une alcôve ou se repose sur une assise, sur les courbes d’une
structure ergonomique plus ou moins élaborée. Nous acceptons d’être le contenu
d’un contenant dans lequel nous ne faisons pas que nous affaler ou
« buller » (même si l’expression est très intéressante) mais dont la
forme suit le mouvement d’une détente, d’une décontraction. Le confort ne
suppose donc pas seulement que nous nous « calions » quelque part
mais aussi que dans la posture ainsi acquise, nous jouissions physiquement d’un
épanouissement, que quelque chose de notre corps y connaisse son
« apogée ».
Peut-être le dos de l'odalisque est-il aussi interminable que mal proportionné (tout comme son bras d’ailleurs), mais il se
pourrait aussi que le peintre, inconsciemment, dans la nature même de cet
étirement lombaire improbable, nous offre une illustration de la célèbre phrase
de Spinoza selon laquelle « on ne sait pas ce que peut un corps ». Le
corps n’est pas une chose, il n’est pas un assemblage d’organes, il réside
plutôt ces émissions d’intensités diverses par le biais desquelles il n’est
rien du corps qui puisse autrement demeurer qu’en s’activant. Une colonne
vertébrale est moins un empilement de vertèbres qu’un ressort doté de plusieurs
puissances d’étirement, de torsion, de pression, de pesanteur, de contraction,
de décontraction, etc.
On peut dire que le corps
de l’odalisque prend la pose mais dans l’apparente immobilité de la posture, le
corps s’explore, se découvre, s’épanouit, s’effectue dans une sorte
d’alanguissement qui est moins irréaliste qu’il le semble. Si le critique d’art
Kératry veut absolument compter les vertèbres (« l’odalisque d’Ingres a
trois vertèbres en trop » a-t-il écrit dans un journal), qu’il aille à la
morgue ou consulter une planche anatomique ! Mais l’artiste lui n’a pas la
possibilité de peindre autre chose que la réalité la plus brute de ce qu’un
corps « est ». Or, être un corps, c’est consister dans le flux
incessant d’une infinité de puissances diverses, lesquelles, elles-mêmes
s’activent dans le cours des forces physiques présentes dans chaque parcelle de
chaque tableau de réalité. Aucune femme réelle ne peut effectivement présenter
au regard extérieur d’un témoin une telle extension lombaire, mais Ingres dans
le mouvement même de son incapacité à rendre l’apparence d’un dos crédible se
tient au plus prés de ce que c’est réellement qu’ « être un
dos », indépendamment de l’apparence extérieure que l‘on projette aux
autres. « On ne sait pas ce que peut un dos » dés lors que l’on cesse
de croire à l’existence de « la chose » dos pour se concentrer sur
l’efficience de l’acte : « s’adosser », se détendre, se tourner.
Comme dans de nombreuses
statues de Rodin, le dos de l’odalisque est une liane dont le mouvement en
spirale contraste avec la fixité du regard, avec l’obscurité du fond, avec la
rigidité et la lourdeur de la soierie. On ne peut pas s’empêcher de penser au
poème de Rimbaud : « L’étoile rose » : « L’étoile
a pleuré rose au creux de tes oreilles, l’infini
roulé blanc de ta nuque à tes reins, la mer a perlé rousse à tes mammes
vermeilles et l’homme saigné noir à ton flanc souverain ». C’est
exactement comme si dans l’improbabilité « extérieure » de cet
étirement, Ingres pointait vers l’efficience de cet infini. Peindre un corps
vraiment réel, ce n’est pas le représenter comme un corps vu mais « le
réaliser » dans l’activation même de tous les potentiels d’un corps senti
(le stade du miroir – Lacan).
Peut-être pouvons-nous,
dans cette perspective, revenir sur cette notion de pli, d’enveloppement. Nous
voyons très clairement grâce à l’échographie comment dans le ventre de la mère,
l’enfant se dessine peu à peu en se plissant puis en se déplissant, en se
défroissant comme ses feuilles de papier japonaises qui, plongées dans l’eau,
deviennent des fleurs, pour reprendre l’image utilisée par Proust afin de
rendre compte de l’efflorescence du souvenir involontaire. La fleur est déjà
potentiellement présente dans la feuille chiffonnée mais l’immersion dans l’eau
va simplement redistribuer la donne de la distance et de la proximité de tous les points et de tous les plis qui la
constituait, de la même façon que chaque vague est une nouvelle version de tous
les points qui composent l’océan. Rien ne semble naître d’ailleurs que d’une
ancienne configuration, mais en même temps, les combinaisons de pliage sont si
nombreuses et issues d’un tel travail de précision que la nouvelle donne n’est
pas prédictible avant de « surgir ».
On pourrait dire de la vie
ce que Paul Valéry dit de la mer : « toujours recommencée »
et mettre cette image « en regard » vis à vis du passage déjà cité
dans le livre de Robert Anthelme : « Puis le froid recommencera et enveloppera la faim, plus tard les
poux envelopperont le froid et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera
les poux, le froid et la faim puis la guerre qui n’en finit pas enveloppera la
rage, les coups, les poux, le froid et la faim et il y aura le jour où la
figure dans le miroir reviendra gueuler « je suis encore là » La
vie mise à nu, réduite à son cours le plus ténu, à son plus faible
« débit » se révèle dans l’évidence sobre d’une pure stratégie
d’enveloppement et de développement. Aussi figée soit-elle, l’odalisque d’Ingres
suit le mouvement en spirale d’un enveloppement sur soi, d’un mouvement
d’ « enroulement déroulement » de sa colonne vertébrale qui nous
fascine autant que l’ondulation lascive et inquiétante du serpent.
Le regard
qu’elle braque sur nous est d’autant plus froid qu’il semble faire signe d’une
authentique autosuffisance, d’une existence ayant trouvé le repos dans le
secret de cet enroulement, dans l’efficience lente et tournoyante de cet
interminable dos qui comme l’a bien compris Rimbaud sans faire référence au
tableau décrit quelque chose de l’infini et de l’infinitif du verbe être.
L’odalisque est bel et bien « calée », immobile sur les coussins mais
dans le mouvement de torsion de ses cervicales quelque chose se dit de la
majesté de l’intime, de l’être à soi d’une chair nue, faussement vulnérable,
animée de l’intérieur d’une puissance de redistribution des points de son corps
proprement inattaquable et potentiellement infinie.
On retrouve ainsi les vers
d’un autre poète proche de Rimbaud, Baudelaire dans les
bijoux : « Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté, d’un
air vague et rêveur elle essayait des poses et la candeur unie à la lubricité
donnait un charme neuf à ses métamorphoses. » Et si le confort finalement
se retrouvait exactement dans cette dernière formulation du poète : plus
que toute autre chose, il est le lieu même de toutes les métamorphoses, le lieu
dont parle un autre poète Yeats : « Now my ladder is gone, I
must lie down where all my ladders start », je dois me laisser choir au
fond de ce puits d’existence dans l’intimité duquel se reconstituent
silencieusement tous les potentiels de vie. Maintenant qu’il n’y a plus
d’espoir, tout redevient possible. C’est exactement comme si, dans l’intensité
même d’un désespoir total, on jouissait de la sérénité d’un instant présent
vécu comme « inespéré ». Il faut dépasser l’opposition de l’espoir et
du désespoir pour atteindre la grâce de l’inespéré, de cette assise si
confortable que rien ne peut plus vraiment nous y atteindre.
Or cette assise ne peut pas se concevoir sans être
lié à la constitution d’un « espace de l’intime ». Le vers de Yeats
exprime une variable très intéressante dans la description de cet espace :
la verticalité. Se pourrait-il que le lieu du confort absolu se conçoive
davantage comme une « descente » que comme un horizon. Et si le confort consistait
dans le fait d’être azimuté (vers l'étoile rose) plus que celui d’être orienté (vers l’orient). Le
confort est une perte de repère, l’attention portée, peut-être dérivée, vers un
autre sens qui ne nous invite plus à aller « quelque part », ou à
faire quelque chose mais à se régénérer dans l’intimité verticale d’un être à
soi, dans la suspension d’une condition mortelle acceptée.
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