Il n’en demeure pas moins qu’aussi formatrice
et épanouissante que soit cette immersion du cri dans une dimension
signifiante, elle constitue un mensonge, le premier soubresaut d’une dynamique
du signe sous l’emprise de laquelle il n’est rien de ce que cet humain fera par
la suite qui ne pourra plus se produire sans que l’on en déduise un sens plus
ou moins caché. Si le premier cri est déjà un appel, alors le soupir signifiera
forcément la lassitude, le visage sans expression une tendance dépressive, le
regard appuyé une intention séductrice, etc. Tout fera histoire, tout fera
signe.
Lorsque l’artiste norvégien Ernst Munch peint
« le cri », il exprime exactement le contraire de la thèse défendue
par Alain. La figure centrale ne réclame rien, elle n’appelle rien ni personne,
elle est prise dans la réalisation d’une « clameur » qui n’est plus
du tout celle de quelqu’un ni de quelque chose. Il ne se passe pas un instant
sans que la lumière, les couleurs, les sons, les courants de mer, de chaleur,
d’atmosphère ne constituent un « chœur » de vibrations. C’est
exactement comme si Munch répondait à Alain qu’aussi détourné de sa dimension
exclusivement physique que soit le premier cri du nouveau-né, il faut bien
qu’il retentisse d’abord dans un champ sonore pour être un cri, champ parcouru
d’ondes comme le sont aussi le champ lumineux, thermique, gravitationnel,
magnétique, etc.
Il n’y a
pas un monde humain avant qu’il y ait un monde de forces, c’est au contraire un
univers de forces pures qui prévaut à tout instant de vie et rétablit chaque
cri dans sa dimension gratuite, verticale. Si quelque chose nous angoisse à la
vision de ce tableau, ce n’est pas du tout l’impression de douleur de la figure
centrale, c’est plutôt la très juste intuition d’une absence totale de sens.
Cette toile ne dit rien d’autre que ce qu’elle émet, elle consiste dans
l’efficience d’un rayonnement pur d’ondes lumineuses, comme si la couleur se
satisfaisait ici d’être simplement couleur, onde, vibrations, magnitudes, et
rien d‘autre. Ce qu’elle dit ne déborde en aucune façon de ce qu’elle est.
« C’est ». C’est tout un monde d’humains faisant des histoires qui se
trouve ici réduit à rien dans l’efficience de cette clameur.
Que se passerait-il si soudainement nous
cessions de penser que derrière telle attitude se cache telle intention,
derrière tel vêtement telle revendication, derrière telle couleur telle
idéologie ? Dans son livre : « Chevauchée sur le lac de
Constance », l’écrivain autrichien Peter Handke décrit un dialogue entre
un personnage en quête perpétuelle de sens comme nous tous et une
interlocutrice « neutre », étrangement littérale :
« Henny
- Quelqu’un est assis la tête baissée : est-il triste ?
Elisabeth - Non, il est simplement assis la
tête baissée.
- Quelqu’un sursaute : se
sent-il coupable ?
- Non, il sursaute simplement.
- Deux personnes restent
assises sans se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées
l’une contre l’autre ?
- Non, elles sont simplement
assises sans se regarder ni s’adresser la parole.
- Quelqu’un frappe sur la
table ; est-ce pour imposer sa volonté ?
- Ne peut-il simplement frapper
sur la table ? »
On peut bien rester sceptique
à la lecture d’une telle remise à zéro de nos attitudes, il n’en demeure pas
moins que cette dimension « existe ». Finalement, elle ne fait même
que cela, elle ne consiste qu’en cela, c’est-à-dire qu’elle est bien la seule
dimension à exister. L’autre dimension, celle du sens qu’Henny recherche
derrière tout geste ne décrit après tout que des « interprétations ».
Il est fort douteux qu’une personne frappant une table avec son poing le fasse sans vouloir dire son énervement, sa conviction, ou autre mais il
n’en est pas moins certain qu’un poing s’est abattu sur une table et que le
reste est supposition, interprétations humaines, échanges de clin d’yeux entre
bons entendeurs qui finalement n’entendent peut-être pas grand chose. Ce qui
existe, c’est seulement ce qui est sans être matière à interprétations ni à
histoires. Ce coup de poing « est », ce qu’il signifie est
« sujet à caution ».
Mais peut-on vraiment jouir d’un statut social,
avoir une existence au sein d’une communauté humaine en s’en tenant à ce degré
d’existence pure, littérale, en refusant de franchir ce seuil de la dimension
signifiante de tout geste humain ? C’est peut-être là tout le sujet du
roman d’Albert Camus : « L’étranger ». Si nous ne faisons qu’exister sans faire des
histoires de cette existence, alors nous ne percevons à chaque instant que des
« micro évènements », de purs ressentis sans direction, ni avenir, ni
espoir. Meursault ne juge quasiment jamais ce qu’il lui arrive. C’est comme
s’il était revenu au stade antérieur de celui de l’enfant à la bobine. Il
prendrait acte de l’absence de la mère et c’est tout. Nous suivons ainsi une scène
centrale du roman qui ne consiste qu’en une succession de « notes
impressives » et ce n’est qu’une
fois liées dans une action, une trame, que nous réalisons qu’elles décrivent un
meurtre :
« J'ai
pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une
plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers
la source. Il n'a pas bougé. Malgré
tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage,
il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et
j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même
soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout
me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de
cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en
avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil
en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette
fois, sans se soulever, il a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le
soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame
étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans
mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un
voile tiède et épais.
Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et
de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et,
indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi.
Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est
alors que tout a vacillé. La mer a
charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur
toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et
j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre
poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant,
que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que
j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où
j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où
les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups
brefs que je frappais sur la porte du malheur. »
Si l’on exclue la toute
dernière phrase qui manifeste bien de la part du narrateur un effort de
synthèse et de mémoire par le biais duquel il réalise la signification
« sociale » de ce qui vient de se produire, tout ce qui précède
est « étrange », au sens le plus littéral : c’est le récit
d’un « étranger ». Mais étranger à quoi ? A cette
caractéristique que Freud a décelé dans le jeu de l’enfant à la bobine et qui
définit exactement l’humain : la mise à distance par le symbole de situations
au sein desquelles on s’attribue un rôle et un pouvoir. Meursault, le héros du
roman, n’éprouve que des « affects » : de la chaleur, de la
lumière aveuglante, du bruit assourdissant. Toutes ces données impressives qui
constituent à chaque instant pour chacun de nous l’évidence première de notre
existence sont vécus pour ce qu’elles sont, sans être dépassées ou
interprétées. Les « micro-évènements » qui font la scène sont décrits
ici dans l’immédiateté de leur émergence et pas du tout dans la médiatisation
d’une conscience qui synthétiserait l’ensemble dans
l’énoncé : « je tue un homme ».
Ce passage nous trouble
parce que nous comprenons confusément qu’il se situe à un niveau qui existe
nécessairement. On ne peut pas tuer un homme ailleurs que dans l’intensité
d’une certaine lumière, dans le chiffre d’une certaine température, sous la
configuration météorologique d’un certain ciel. Autrement dit, aussi marquant
que soit humainement, socialement, moralement le meurtre d’un homme, il ne peut
se produire ailleurs que dans la proximité avec les éléments : la terre,
l’air, l’eau, le feu. Meursault « secoue la sueur et le soleil ».
Jusque là, nous percevions bien dans le début du roman que Meursault ne tirait
jamais de leçons de ce qu’il vivait. Il ne se situait qu’à niveau d’impressions
mais ici l’écart entre l’interprétation humaine, symbolique, morale de son
geste et son ressenti physique (au sens littéral : au niveau des forces)
est réellement problématique. Nous ne savons plus où situer l’objectivité du
récit : il est certain qu’ « il a tué un homme », mais il
est certain aussi que cette lecture plate, neutre d’un acte qui n’est décrit
qu’à hauteur des éléments n’est pas fausse. « Il y a » du soleil,
« il y a » de la chaleur, de la mer, du soleil, du sable, des
déplacements de corps sur la plage, d’objets dans la lumière, et de tout cela,
les juges, les avocats, les « témoins » ne vont « garder »
qu’une seule chose : « Meursault est un meurtrier ».
Mais alors « qui fait
des histoires » ici ? Meursault nous décrit l’existence neutre et
plate, à un niveau que l’on pourrait qualifier, dans tous les sens de ce terme
d’ « élémentaire ». C’est une idée très dérangeante qui nous a
tous nécessairement effleuré : les évènements ne sont peut-être que le
fruit de « concours de circonstances » dans le fil desquels, après
coup, et de façon tout à fait imaginaire, comme l’enfant à la bobine, l’homme
« plaque » des schémas linguistiques et grammaticaux complètement
tirés par les cheveux : « je » fais ceci, « je tire sur la
ficelle ». Meursault n’a pas « voulu » la mort de cet homme mais
il se sont trouvés l’un en face l’autre dans une configuration physiquement,
« météorologiquement », absurdement menaçante. Se pourrait-il que le
cours des évènements, « le monde comme il va » exige ainsi « au
hasard » son comptant de victimes expiatoires, de sacrifices absurdes
? Cette idée nous révolte parce qu’elle décrit exactement la réalité d’avant le
jeu de l’enfant « humain » : la mère arrive et repart. L’enfant
vit cette réalité et c’est tout. De nombreux témoignages d’anciens combattants
décrivent exactement la même conception en l’appliquant à des circonstances
autrement plus graves. Tel tir d’obus de l’ennemi, lors d’un assaut, tue le
soldat qui se trouve juste à côté, quelques mètres à droite, c’est-à-dire
quelques centimètres pour le canon, et c’est nous qui serions morts.
« C’est comme ça », ça ne tient qu’à ça. Le sens commun pourrait même
dire, à très juste raison peut-être : « c’est la vie ». Il
n’y a rien à en dire. Nous n’imaginons pas vraiment d’histoires qui puissent se
structurer autour de ça, parce que cela n’a aucun sens.
Meursault vit le procès, le
défilement des témoignages qui l’accusent, pour la plupart d’être insensible,
avec une sorte de passivité. C’est seulement à l’extrême fin du roman,
lorsqu’il rencontre l’aumônier qu’il s’énerve : « Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé
en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai
dit de ne pas prier…Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des
bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce
pas ? Pourtant aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il
n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais
l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr
que lui, sûr de ma vie et de ma mort qui allait venir. Oui, je n’avais que
cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais
eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de
telle manière et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je
n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait
telle autre. Et après ? Rien n’avait d’importance et je savais bien
pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant tout cette
vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers
des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son
passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que
je vivais. »
Il veut bien porter sur ses
épaules le poids du jugement des autres qui l’accable, la perspective de sa
mort imminente provoquée par ces mêmes hommes qui condamne son
« insensibilité » supposée, mais il ne peut pas accepter qu’un homme
lui dise que tout cela se justifie du point de vue de la vie éternelle, de la
Justice de Dieu. Il éclate lorsque l’aumônier lui dit : « Je suis avec vous. Mais vous ne
pouvez pas le savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai pour
vous. » Il fait les frais de l’incapacité des hommes à fixer, les yeux
dans les yeux, l’absurdité de l’existence, absurdité que lui perçoit, non pas
parce qu’il est plus intelligent mais simplement à cause de sa situation
présente qui est absurde puisque, come il le dit lui-même, il va mourir pour
n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Comment peut-on lui dire qu’il a
un cœur aveugle ?
Le mode d’existence de
Meursault nous fascine parce qu’il ne perd jamais son temps à juger vraiment ce
qui lui arrive. Il ne dramatise pas le cours de sa vie : « J’avais fait ceci et je n’avais pas
fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait tel autre. Et
après ? (…) Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que
j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient
pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me
proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. » Ce
passage est très important : sa sensibilité à l’absurdité de la vie lui
permet de ne plus croire au choix, à l’alternative. Il y a ce qui se produit,
et c’est tout. Quand nous éprouvons le sentiment qu’il nous arrive un grand
malheur, nous laissons entendre que ce qui nous arrive n’est pas ce qui aurait
du nous arriver : le veuf est malheureux parce qu’il n’aurait pas du
perdre son épouse, mais où est-il allé chercher cette représentation de ce qui
devrait advenir ? Meursault lui-même après les coups de feu comprend qu’il
s’agit de « quatre coups frappés à la porte du malheur ». Mais il se
reprend ici devant l’aumônier : il n’existe nulle part d’autre version de
nous-mêmes : le bonheur ne nous est pas dû, pas davantage que le malheur.
Il aurait pu ne pas faire ce pas en avant, mais il l’a fait. Du fond de ces
années à venir qu’il ne vivra jamais vient cette absolue certitude : rien
n’aurait été « mieux » que ce qu’il vit actuellement parce que ce
« mieux » ne recoupe pas la moindre réalité. « Mieux » par
rapport à quoi ? Un homme peut-il réaliser qu’il ne consiste en rien
d’autre que dans ce qui lui arrive ? Il n’y pas davantage lieu dans la vie
d’espérer que de désespérer.
Le poète Joë Bousquet,
gravement blessé pendant la première guerre mondiale,
écrit : « Ma blessure existait moi, je suis né pour
l’incarner ». Il nous décrit exactement le contraire de l’attitude
habituelle, celle que nous aurions si nous étions dans sa situation et qui
consisterait à dire que nous existions avant elle et que nous aurions pu
l’éviter. Nous considérons qu’il y a des personnes avant qu’il y ait des
évènements, tout simplement parce que nous sommes des « enfants à la
bobine », c’est-à-dire que nous avons créé cette bulle de fiction dans
laquelle ce sont des sujets qui tirent les ficelles des évènements mais Joë
Bousquet se situe à un niveau de perception beaucoup plus fin, beaucoup moins
polarisé sur l’action prétendue des « personnes ». Ce ne sont pas les
(premières) personnes qui font les évènements, ce sont les évènements qui se
produisent et qui, dans cette réalisation, constituent, exactement comme un dommage collatéral des vies, des
destins. Pas de quoi faire une histoire de nos vies, elles n’ont pas d’autre
choix que de se constituer, tant bien que mal, dans l’enchevêtrement des
situations, dans l’inextricabilité des évènements, dans la propension des
choses. Le fil des évènements impliquait la blessure de Joë Bousquet comme un
jeu de dominos au sein duquel la chute du dernier est déjà comprise dans celle
du premier. Si l’on tient à mettre des noms propres sur les situations, Joë
Bousquet est blessé, mais la réalité pure, c’est qu’il y a « le fait
d’être blessé », lui-même impliqué dans le fait d’être appelé en tant que
soldat, lui-même compris dans la succession des faits qui ont abouti à la
guerre et ainsi de suite et que c’est dans cette texture évènementielle là que
Joë Bousquet « existe ». Voilà peut-être le sens le plus profond des
formulations d’Albert Camus : « Et après ? Rien n’avait
d’importance et je savais bien pourquoi ».
Il ne s’agit aucunement ici
de résignation ou de passivité, la liberté d’un « Je », pour Albert
Camus et pour Joë Bousquet, ne saurait être antérieur à sa constitution dans
l’enchevêtrement des faits. Nous nous faisons dans l’ordre des choses et
cet « ordre » n’est rien d’autre que celui de l’effectuation des
évènements tels qu’ils sont. Exister sans faire d’histoires, c’est être à la
hauteur de cette vérité là.
Or, il est tout-à-fait
troublant de constater que cette absurdité décrite par Camus et cette
« acceptation pure de l’événement » de Joë Bousquet correspondent par
bien des aspects à ce que Jean-Jacques Rousseau dans « les rêveries du
promeneur solitaire » définit comme étant le bonheur, tout simplement
parce que ces trois auteurs, aussi différents soient-ils, expriment une seule
et même chose, la nature incongrue mais « exacte » d’une existence
seulement « présente », d’une lecture littérale de ce que la vie est,
sans jugement, sans attente et sans regret:
« Tout est dans
un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrêtée,
et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent
nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles
rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit
point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher.
Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui
dure je doute qu'il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives
jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais
que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état
fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter
quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Mais s’il est
un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière
et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni
d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent
dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de
succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de
plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence,
et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état
dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait,
pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais
d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide
qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent
à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon
bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac
agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur
le gravier.
De quoi
jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon
de
soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à
soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre
affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix,
qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait
écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent
sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart
des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne
l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conserve qu’une idée
obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. »
Meursault évoquait ce
souffle venu d’un futur improbable « égalisant » sur son passage tout
ce qu’il lui était donné de vivre vraiment et c’est bien aussi à ce type
« d’égalisation » que Rousseau fait ici
référence : « le sentiment de l’existence dépouillé de toute
autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de
paix. » Tout ce que Rousseau décrit comme expérience de la plénitude,
Camus le peint sous les couleurs de l’absence et du vide. C’est un peu come si
ces deux auteurs se rejoignaient tout en disant l’inverse (l’inverse n’est pas
la même chose que le contraire). Camus affirme que ce que nous considérons
comme un plein (de vie) est en fait un vide (de sens), alors que Rousseau
défend cette idée selon laquelle l’expérience d’un vide (d’occupation) nous
donne le sentiment d’un plein (d’existence), mais c’est bien là une seule et même
assimilation qui n’est simplement pas parcourue ni abordée dans le même sens.
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