lundi 30 septembre 2013

"Peut-on exister sans faire d'histoires?" - Partie 2 (Terminales S1 S2)


Il n’en demeure pas moins qu’aussi formatrice et épanouissante que soit cette immersion du cri dans une dimension signifiante, elle constitue un mensonge, le premier soubresaut d’une dynamique du signe sous l’emprise de laquelle il n’est rien de ce que cet humain fera par la suite qui ne pourra plus se produire sans que l’on en déduise un sens plus ou moins caché. Si le premier cri est déjà un appel, alors le soupir signifiera forcément la lassitude, le visage sans expression une tendance dépressive, le regard appuyé une intention séductrice, etc. Tout fera histoire, tout fera signe.
Lorsque l’artiste norvégien Ernst Munch peint « le cri », il exprime exactement le contraire de la thèse défendue par Alain. La figure centrale ne réclame rien, elle n’appelle rien ni personne, elle est prise dans la réalisation d’une « clameur » qui n’est plus du tout celle de quelqu’un ni de quelque chose. Il ne se passe pas un instant sans que la lumière, les couleurs, les sons, les courants de mer, de chaleur, d’atmosphère ne constituent un « chœur » de vibrations. C’est exactement comme si Munch répondait à Alain qu’aussi détourné de sa dimension exclusivement physique que soit le premier cri du nouveau-né, il faut bien qu’il retentisse d’abord dans un champ sonore pour être un cri, champ parcouru d’ondes comme le sont aussi le champ lumineux, thermique, gravitationnel, magnétique, etc.

 Il n’y a pas un monde humain avant qu’il y ait un monde de forces, c’est au contraire un univers de forces pures qui prévaut à tout instant de vie et rétablit chaque cri dans sa dimension gratuite, verticale. Si quelque chose nous angoisse à la vision de ce tableau, ce n’est pas du tout l’impression de douleur de la figure centrale, c’est plutôt la très juste intuition d’une absence totale de sens. Cette toile ne dit rien d’autre que ce qu’elle émet, elle consiste dans l’efficience d’un rayonnement pur d’ondes lumineuses, comme si la couleur se satisfaisait ici d’être simplement couleur, onde, vibrations, magnitudes, et rien d‘autre. Ce qu’elle dit ne déborde en aucune façon de ce qu’elle est. « C’est ». C’est tout un monde d’humains faisant des histoires qui se trouve ici réduit à rien dans l’efficience de cette clameur.
Que se passerait-il si soudainement nous cessions de penser que derrière telle attitude se cache telle intention, derrière tel vêtement telle revendication, derrière telle couleur telle idéologie ? Dans son livre : « Chevauchée sur le lac de Constance », l’écrivain autrichien Peter Handke décrit un dialogue entre un personnage en quête perpétuelle de sens comme nous tous et une interlocutrice « neutre », étrangement littérale :
« Henny -  Quelqu’un est assis la tête baissée : est-il triste ?
  Elisabeth - Non, il est simplement assis la tête baissée.
- Quelqu’un sursaute : se sent-il coupable ?
- Non, il sursaute simplement.
- Deux personnes restent assises sans se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées l’une contre l’autre ?
- Non, elles sont simplement assises sans se regarder ni s’adresser la parole.
- Quelqu’un frappe sur la table ; est-ce pour imposer sa volonté ?
- Ne peut-il simplement frapper sur la table ? » 

On peut bien rester sceptique à la lecture d’une telle remise à zéro de nos attitudes, il n’en demeure pas moins que cette dimension « existe ». Finalement, elle ne fait même que cela, elle ne consiste qu’en cela, c’est-à-dire qu’elle est bien la seule dimension à exister. L’autre dimension, celle du sens qu’Henny recherche derrière tout geste ne décrit après tout que des « interprétations ». Il est fort douteux qu’une personne frappant une table avec son poing le fasse sans vouloir dire son énervement, sa conviction, ou autre mais il n’en est pas moins certain qu’un poing s’est abattu sur une table et que le reste est supposition, interprétations humaines, échanges de clin d’yeux entre bons entendeurs qui finalement n’entendent peut-être pas grand chose. Ce qui existe, c’est seulement ce qui est sans être matière à interprétations ni à histoires. Ce coup de poing « est », ce qu’il signifie est « sujet à caution ».
Mais peut-on vraiment jouir d’un statut social, avoir une existence au sein d’une communauté humaine en s’en tenant à ce degré d’existence pure, littérale, en refusant de franchir ce seuil de la dimension signifiante de tout geste humain ? C’est peut-être là tout le sujet du roman d’Albert Camus : « L’étranger ». Si nous ne faisons qu’exister sans faire des histoires de cette existence, alors nous ne percevons à chaque instant que des « micro évènements », de purs ressentis sans direction, ni avenir, ni espoir. Meursault ne juge quasiment jamais ce qu’il lui arrive. C’est comme s’il était revenu au stade antérieur de celui de l’enfant à la bobine. Il prendrait acte de l’absence de la mère et c’est tout. Nous suivons ainsi une scène centrale du roman qui ne consiste qu’en une succession de « notes impressives » et  ce n’est qu’une fois liées dans une action, une trame, que nous réalisons qu’elles décrivent un meurtre :

« J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source.  Il n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, il a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. 

Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé.  La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »
Si l’on exclue la toute dernière phrase qui manifeste bien de la part du narrateur un effort de synthèse et de mémoire par le biais duquel il réalise la signification « sociale » de ce qui vient de se produire, tout ce qui précède est « étrange », au sens le plus littéral : c’est le récit d’un « étranger ». Mais étranger à quoi ? A cette caractéristique que Freud a décelé dans le jeu de l’enfant à la bobine et qui définit exactement l’humain : la mise à distance par le symbole de situations au sein desquelles on s’attribue un rôle et un pouvoir. Meursault, le héros du roman, n’éprouve que des « affects » : de la chaleur, de la lumière aveuglante, du bruit assourdissant. Toutes ces données impressives qui constituent à chaque instant pour chacun de nous l’évidence première de notre existence sont vécus pour ce qu’elles sont, sans être dépassées ou interprétées. Les « micro-évènements » qui font la scène sont décrits ici dans l’immédiateté de leur émergence et pas du tout dans la médiatisation d’une conscience qui synthétiserait l’ensemble dans l’énoncé : « je tue un homme ».

Ce passage nous trouble parce que nous comprenons confusément qu’il se situe à un niveau qui existe nécessairement. On ne peut pas tuer un homme ailleurs que dans l’intensité d’une certaine lumière, dans le chiffre d’une certaine température, sous la configuration météorologique d’un certain ciel. Autrement dit, aussi marquant que soit humainement, socialement, moralement le meurtre d’un homme, il ne peut se produire ailleurs que dans la proximité avec les éléments : la terre, l’air, l’eau, le feu. Meursault « secoue la sueur et le soleil ». Jusque là, nous percevions bien dans le début du roman que Meursault ne tirait jamais de leçons de ce qu’il vivait. Il ne se situait qu’à niveau d’impressions mais ici l’écart entre l’interprétation humaine, symbolique, morale de son geste et son ressenti physique (au sens littéral : au niveau des forces) est réellement problématique. Nous ne savons plus où situer l’objectivité du récit : il est certain qu’ « il a tué un homme », mais il est certain aussi que cette lecture plate, neutre d’un acte qui n’est décrit qu’à hauteur des éléments n’est pas fausse. « Il y a » du soleil, « il y a » de la chaleur, de la mer, du soleil, du sable, des déplacements de corps sur la plage, d’objets dans la lumière, et de tout cela, les juges, les avocats, les « témoins » ne vont « garder » qu’une seule chose : « Meursault est un meurtrier ».
Mais alors « qui fait des histoires » ici ? Meursault nous décrit l’existence neutre et plate, à un niveau que l’on pourrait qualifier, dans tous les sens de ce terme d’ « élémentaire ». C’est une idée très dérangeante qui nous a tous nécessairement effleuré : les évènements ne sont peut-être que le fruit de « concours de circonstances » dans le fil desquels, après coup, et de façon tout à fait imaginaire, comme l’enfant à la bobine, l’homme « plaque » des schémas linguistiques et grammaticaux complètement tirés par les cheveux : « je » fais ceci, « je tire sur la ficelle ». Meursault n’a pas « voulu » la mort de cet homme mais il se sont trouvés l’un en face l’autre dans une configuration physiquement, « météorologiquement », absurdement menaçante. Se pourrait-il que le cours des évènements, « le monde comme il va » exige ainsi « au hasard » son comptant de victimes expiatoires, de sacrifices absurdes ? Cette idée nous révolte parce qu’elle décrit exactement la réalité d’avant le jeu de l’enfant « humain » : la mère arrive et repart. L’enfant vit cette réalité et c’est tout. De nombreux témoignages d’anciens combattants décrivent exactement la même conception en l’appliquant à des circonstances autrement plus graves. Tel tir d’obus de l’ennemi, lors d’un assaut, tue le soldat qui se trouve juste à côté, quelques mètres à droite, c’est-à-dire quelques centimètres pour le canon, et c’est nous qui serions morts. « C’est comme ça », ça ne tient qu’à ça. Le sens commun pourrait même dire, à très juste raison peut-être : « c’est la vie ». Il n’y a rien à en dire. Nous n’imaginons pas vraiment d’histoires qui puissent se structurer autour de ça, parce que cela n’a aucun sens.

Meursault vit le procès, le défilement des témoignages qui l’accusent, pour la plupart d’être insensible, avec une sorte de passivité. C’est seulement à l’extrême fin du roman, lorsqu’il rencontre l’aumônier qu’il s’énerve : « Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier…Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de ma mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle manière et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait telle autre. Et après ? Rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant tout cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. » 
Il veut bien porter sur ses épaules le poids du jugement des autres qui l’accable, la perspective de sa mort imminente provoquée par ces mêmes hommes qui condamne son « insensibilité » supposée, mais il ne peut pas accepter qu’un homme lui dise que tout cela se justifie du point de vue de la vie éternelle, de la Justice de Dieu. Il éclate lorsque l’aumônier lui dit : « Je suis avec vous. Mais vous ne pouvez pas le savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai pour vous. » Il fait les frais de l’incapacité des hommes à fixer, les yeux dans les yeux, l’absurdité de l’existence, absurdité que lui perçoit, non pas parce qu’il est plus intelligent mais simplement à cause de sa situation présente qui est absurde puisque, come il le dit lui-même, il va mourir pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Comment peut-on lui dire qu’il a un cœur aveugle ?

Le mode d’existence de Meursault nous fascine parce qu’il ne perd jamais son temps à juger vraiment ce qui lui arrive. Il ne dramatise pas le cours de sa vie : « J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait tel autre. Et après ? (…) Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. » Ce passage est très important : sa sensibilité à l’absurdité de la vie lui permet de ne plus croire au choix, à l’alternative. Il y a ce qui se produit, et c’est tout. Quand nous éprouvons le sentiment qu’il nous arrive un grand malheur, nous laissons entendre que ce qui nous arrive n’est pas ce qui aurait du nous arriver : le veuf est malheureux parce qu’il n’aurait pas du perdre son épouse, mais où est-il allé chercher cette représentation de ce qui devrait advenir ? Meursault lui-même après les coups de feu comprend qu’il s’agit de « quatre coups frappés à la porte du malheur ». Mais il se reprend ici devant l’aumônier : il n’existe nulle part d’autre version de nous-mêmes : le bonheur ne nous est pas dû, pas davantage que le malheur. Il aurait pu ne pas faire ce pas en avant, mais il l’a fait. Du fond de ces années à venir qu’il ne vivra jamais vient cette absolue certitude : rien n’aurait été « mieux » que ce qu’il vit actuellement parce que ce « mieux » ne recoupe pas la moindre réalité. « Mieux » par rapport à quoi ? Un homme peut-il réaliser qu’il ne consiste en rien d’autre que dans ce qui lui arrive ? Il n’y pas davantage lieu dans la vie d’espérer que de désespérer.

Le poète Joë Bousquet, gravement blessé pendant la première guerre mondiale, écrit : « Ma blessure existait moi, je suis né pour l’incarner ». Il nous décrit exactement le contraire de l’attitude habituelle, celle que nous aurions si nous étions dans sa situation et qui consisterait à dire que nous existions avant elle et que nous aurions pu l’éviter. Nous considérons qu’il y a des personnes avant qu’il y ait des évènements, tout simplement parce que nous sommes des « enfants à la bobine », c’est-à-dire que nous avons créé cette bulle de fiction dans laquelle ce sont des sujets qui tirent les ficelles des évènements mais Joë Bousquet se situe à un niveau de perception beaucoup plus fin, beaucoup moins polarisé sur l’action prétendue des « personnes ». Ce ne sont pas les (premières) personnes qui font les évènements, ce sont les évènements qui se produisent et qui, dans cette réalisation, constituent, exactement comme un dommage collatéral des vies, des destins. Pas de quoi faire une histoire de nos vies, elles n’ont pas d’autre choix que de se constituer, tant bien que mal, dans l’enchevêtrement des situations, dans l’inextricabilité des évènements, dans la propension des choses. Le fil des évènements impliquait la blessure de Joë Bousquet comme un jeu de dominos au sein duquel la chute du dernier est déjà comprise dans celle du premier. Si l’on tient à mettre des noms propres sur les situations, Joë Bousquet est blessé, mais la réalité pure, c’est qu’il y a « le fait d’être blessé », lui-même impliqué dans le fait d’être appelé en tant que soldat, lui-même compris dans la succession des faits qui ont abouti à la guerre et ainsi de suite et que c’est dans cette texture évènementielle là que Joë Bousquet « existe ». Voilà peut-être le sens le plus profond des formulations d’Albert Camus : « Et après ? Rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi ».
Il ne s’agit aucunement ici de résignation ou de passivité, la liberté d’un « Je », pour Albert Camus et pour Joë Bousquet, ne saurait être antérieur à sa constitution dans l’enchevêtrement des faits. Nous nous faisons dans l’ordre des choses et cet « ordre » n’est rien d’autre que celui de l’effectuation des évènements tels qu’ils sont. Exister sans faire d’histoires, c’est être à la hauteur de cette vérité là.

Or, il est tout-à-fait troublant de constater que cette absurdité décrite par Camus et cette « acceptation pure de l’événement » de Joë Bousquet correspondent par bien des aspects à ce que Jean-Jacques Rousseau dans « les rêveries du promeneur solitaire » définit comme étant le bonheur, tout simplement parce que ces trois auteurs, aussi différents soient-ils, expriment une seule et même chose, la nature incongrue mais « exacte » d’une existence seulement « présente », d’une lecture littérale de ce que la vie est, sans jugement, sans attente et sans regret:
    « Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

     Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
     De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de
soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conserve qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. »
Meursault évoquait ce souffle venu d’un futur improbable « égalisant » sur son passage tout ce qu’il lui était donné de vivre vraiment et c’est bien aussi à ce type « d’égalisation » que Rousseau fait ici référence : « le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix. » Tout ce que Rousseau décrit comme expérience de la plénitude, Camus le peint sous les couleurs de l’absence et du vide. C’est un peu come si ces deux auteurs se rejoignaient tout en disant l’inverse (l’inverse n’est pas la même chose que le contraire). Camus affirme que ce que nous considérons comme un plein (de vie) est en fait un vide (de sens), alors que Rousseau défend cette idée selon laquelle l’expérience d’un vide (d’occupation) nous donne le sentiment d’un plein (d’existence), mais c’est bien là une seule et même assimilation qui n’est simplement pas parcourue ni abordée dans le même sens.

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