Nous parlons parfois d’un
maître d’œuvre mais nous désignons alors un artisan qui sait ce qu’il doit
construire, qui accomplit son travail en ayant une idée qui préexiste au
« produit fini ». Nous maîtrisons notre ouvrage lorsque chacune de
ses phases s’accomplit conformément à nos plans. L’exécution suit donc un
schème rationnel, conscient, préalable. Il n’est pas une de ces
caractéristiques qui semble pouvoir s’appliquer à l’œuvre réalisée par
l’artiste, laquelle, en tant que création, ne suit aucune règles ni aucun
modèle prédéfinis. L’artiste ne sait pas ce qu’il fait en le faisant, et cela à
tel point qu’il n’est pas certain que ce soit lui qui le fasse.
Comme le dit
Alain Cugno : « Qu’il le sache ou non, l’artiste ne produit
pas un objet qu’il sait faire, mais justement ce qu’il ne sait pas faire, ce
qui n’appartient pas à son habitus. Plus précisément, il apprend, pour une
prochaine fois qui n’aura jamais lieu, à faire l’œuvre qu’il n’a pas encore
créée par des gestes qui lui donnent naissance. Il est en train d’apprendre à
faire une œuvre qu’il ne connaît pas autrement que par cet apprentissage. » C’est exactement comme si, contrairement à
un ouvrage technique, l’œuvre anticipait sur ses propres règles de « fabrication »
étant entendu que ces règles ne sauraient convenir à aucune autre œuvre. C’est
ce qui est en train de se faire qui détermine, dans le moment même de
l’exécution, le « comment faire », de telle sorte que la notion même
de « savoir faire », celle qui précisément définit la compétence du
« maître » est absolument inadéquate à rendre compte de la
participation de l’artiste.
On
pourrait ainsi accréditer l’idée d’une « transe », d’une inspiration,
voire d’un égarement de l’artiste qui assisterait, plus ou moins conscient
(mais plutôt moins), à l’émergence de l’œuvre. Mais comment rendre compte, dans
cette perspective, du caractère « abouti » de l’œuvre ? Lorsque
l’on pense, par exemple, à l’intensité du labeur de Gustave Flaubert,
progressant difficilement dans la prose de ces romans, à une « vitesse de
croisière » de quinze lignes par jour, il semble difficile d’évoquer le
génie de l’inspiration. Il y a dans toute œuvre d’art la manifestation d’une
justesse : c’est ainsi que « cela doit être », même si font
défaut les critères préalables au regard desquels la création « remplit
son contrat ». C’est cette phrase, cette sonorité qu’il
« fallait » à la suite de celle-là et Flaubert, seul, a saisi le fil
de la genèse de cette suite, rejoignant étrangement le flux d’une évidence qui
saisira nécessairement son lecteur. C’est sans conteste, son « style
d’écriture », unique, inimitable, fruit d’un lent et patient travail de
défrichement. Cette unicité fait signe, pour le moins, d’une aptitude, d’un
« potentiel », d’une puissance qui se libère dans l’écriture, comme
si Flaubert était le dépositaire exclusif d’une capacité mais d’une capacité
qui n’accomplirait rien d‘autre pour lui que le fait d’être lui : l’auteur
de « L’éducation sentimentale ». A quoi bon puisque il l’est
déjà ?
Se pourrait-il que nous ayons à faire avec l’Art à une pratique rendant purement indissociable le jeu des forces naturelles et des affects humains ? Peut-être l’artiste n’est-il ni libre ni contraint mais simplement placé par l’œuvre en situation de libérer sa puissance d’existant. Il ne serait donc pas davantage maître de son œuvre qu’il ne l’est du fait d’exister, (l’œuvre c’est l’efficience littérale du fait d’exister) mais, en même temps, il lui serait donné par l’œuvre de libérer toute l’énergie dans laquelle il consiste, considération par laquelle il se produit pleinement et librement tel qu’il est, « maître de soi » en un sens qui ne désigne pas l’exercice d’un pouvoir mais l’effectuation de sa puissance.
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