L’expression « beau parleur » existe
mais pas celle de beau « diseur », tout simplement parce que nous
concevons parfaitement que la parole puisse être charmeuse, enchanteresse,
dissimulatrice, soporifique alors que dire suppose la transmission d’un
contenu, d’une information. Lorsque l’on nous dit quelque chose, on est
gratifié d’un « plus », d’une donnée que l’on ne détenait pas
« avant », alors que parler est une action parasitée par de
nombreuses fonctions secondaires. Parler pour ne rien dire, c’est utiliser la
parole en vue d’un autre objectif que celui de transmettre une information, de
renseigner quelqu’un. Bref la parole peut être révélatrice ou dissimulatrice
alors que dire revient nécessairement à donner à quelqu’un une information
qu’il n’avait pas avant. La grammaire est ici très
« parlante » : on dit quelque chose (verbe transitif direct), on
parle de quelque chose (verbe transitif indirect). Il y a un objet à l’acte de
dire alors que l’on parle à propos de…C’est parce que l’on a quelque chose à
dire qu’on le dit. Parler, au contraire, peut se concevoir dans l’efficience
d’un certain flou artistique quant à la chose dite. Autrement « dit »,
il existe des fonctions inhérentes à l’acte de parler qui viennent se
surajouter, se greffer, à la fonction plus « pure » de la
transmission d’un dit.
Le problème posé par cette
expression : « parler pour ne rien dire » vient du fait
qu’il est impossible de déterminer un seuil objectif à partir duquel ces
fonctions annexes inhérentes à la prise de parole viendraient définitivement
brouiller et rendre inaudibles, intransmissibles l’expression claire d’un
« dit ». Qu’est-ce qui est véhiculé par un échange de paroles ?
Dans la rue, une personne inconnue me demande l’heure, je la lui donne, mais il
va de soi que mon ton sera plus ou moins affable, selon mon humeur, l’âge de la
personne qui m’interroge, sa façon à elle de m’apostropher, etc. Sous le
prétexte d’une transmission d’information on ne peut plus simple, de multiples
interactions souterraines se seront produites qui veulent bien dire quelque
chose. Un seul contenu a été « dit » au sens de proféré mais une
quantité incroyable de choses non dites ont été signifiées. Elles se sont
effectuées à la surface de notre comportement dans la distance physique de
notre position, de la vitesse de notre débit de parole, du timbre de notre
voix, etc.
Ce qui se manifeste ici, c’est comme le fond
d’écran de tout « vis à vis » humain : la dimension
incontournable et exhaustive du « vouloir-dire ». Pour prendre un
exemple que je connais bien, il est très facile, pour un élève paresseux ou mal
intentionné, d’affirmer qu’un cours de philosophie ne « veut rien
dire » tout simplement parce qu’il n’a pas envie de produire le niveau
d’attention requis par un type de discours consistant à donner un certain poids
au sens des mots. Ne veulent rien dire
les paroles adressées à qui ne veut pas faire l’effort de les entendre.
Mais inversement, se pose la question de savoir ce que veut vraiment dire le
discours du professeur. N’y-a-t-il à comprendre que le sens de son
message ? Le professeur de philosophie qui explique le sens de la phrase
de Descartes : « Je pense donc je suis » est-il simplement
en train de rendre clair un raisonnement c’est-à-dire de mener réellement
jusqu’à son terme un processus d’élucidation du sens ou de marquer sa position,
de justifier qu’il soit en position de parler puisque « il sait »,
auquel cas, sournoisement il fera son maximum pour surtout ne rien dire. Un
professeur peut parler pour que rien ne soit dit de telle sorte que parler
continuera de marquer le territoire de
son occupation, l’aura de son autorité de savant s’adressant à des
non-savants, le pire étant que c’est souvent de ces professeurs là que l’on
affirmera qu’il savent se faire respecter parce qu’ils tétanisent leur
auditoire sous l’impact d’une parole incompréhensible, magistrale, intimidante,
un peu comme le latin du prêtre ou le jargon des médecins dont Molière se moque
dans « le malade imaginaire ». L’élève de ce genre de cours ne comprend
rien si ce n’est qu’il est bien à sa place d’élève : « celui qui
reste à élever » et le restera tout au long de l’année parce que la parole
du professeur s’inscrit dans la continuité de la mise en espace de la classe,
de sa situation d’un certain côté du bureau.
Parler, pour celui qui a la parole, revient
précisément à justifier qu’il l’ait. La
question qui se pose alors est celle de savoir s’il est possible que
« dire » annule la stérilité de tout ce que parler induit en terme de
reconnaissance et de « marquage de pouvoir » :
- "Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty
avec
un certain mépris, il signifie ce
que je veux
qu’il signifie, ni plus ni moins.
- - La question
est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que les mêmes mots
signifient
tant de choses différentes.
- - La
question est de savoir, dit Humpty Dumpty,
qui est le maître, c’est tout."
Alice pose frontalement à Humpty Dumpty la question du langage,
c’est-à-dire d’un système préexistant de mots dont le sens est posé de façon définitive
et préalable à toute intention du locuteur. On ne peut pas faire signifier à un
mot autre chose que son sens. Mais Humpty Dumpty lui répond avec autant d’aplomb
que de profondeur que l’essentiel n’est pas de savoir ce que disent les mots
mais qui parle.
On peut prendre un exemple très simple afin de comprendre Humpty
Dumpty. Nous écoutons le journal de 13 h. A première vue, le journaliste ne
fait que nous transmettre des informations. Il nous dit quelque chose, mais il
le dit sur le fond d’une évidence qui mériterait d’être questionnée, à savoir
qu’il est celui qui parle et qui par conséquent ne dit ce qu’il dit qu’à partir
d’une posture qui est celle d’un « pouvoir parler ». Le pouvoir de
nous informer que tant de voitures ont été incendiées dans telle banlieue n’est
évidemment pas neutre. Il surfe sur le « vouloir dire » d’un fond de
résonance au sein duquel rien n’est insignifiant. Il sait très bien qu’il
expose cette information sur un fond d’écoute qui est celui de ces « bons
entendeurs » que sont les téléspectateurs, lesquels saisiront cette
information « objective » pour confirmer leurs pires préjugés à
l’égard de la banlieue, ce qui d’ailleurs ne manquera pas de produire des
comportements qui iront dans le sens de l’information initiale. Si l’on suit la
chaîne en boucle on aboutit à cette idée qu’il y a d’abord un
« dire » qui s’appuie sur un « pouvoir parler », sur une
prise de parole initiale et non discutée, laquelle véhicule des présupposés sur
le fond premier d’un « vouloir dire ». Tout le problème vient ici du
fait que ce « vouloir-dire » renvoie le téléspectateur exactement à
ce qu’il veut entendre, à savoir puisque il est sur une certaine chaîne
idéologiquement connotée, que les banlieues sont une zone de non droit habitées
par des délinquants assoiffés de destruction. Le contenu de ce qui a été dit
n’a aucunement fait exploser de l’intérieur le cadre extérieur du contexte dans
lequel cela a été dit par quelqu’un qui disposait dés le départ du pouvoir de
parler.
On peut parler tout seul mais l’acte de dire suppose un émetteur et un
récepteur, et c’est probablement l’origine de toute l’ambiguité de cette notion
d’information. Le présentateur dit quelque chose mais il le dit dans un cadre
suffisamment protocolaire, « autorisé », officialisé pour que cela
s’impose au téléspectateur comme étant ce qu’il y a à savoir de l’événement. Ce
qu’il dit, c’est ce qu’il faut qu’on se dise de l’actualité. Le problème vient
de ce que le dire du présentateur s’inscrit sur le fond d’un « vouloir
dire » qui lui-même ne se conçoit qu’en résonance avec un « vouloir
entendre ».
Il est très intéressant, à ce titre, d’écouter les journalistes
célèbres de notre époque évoquer avec amusement l’époque du Général de Gaulle
où les journalistes ne faisaient que « servir la soupe » au Général
sans se rendre compte que l’activation d’un « prêt à penser », si
elle n’est plus le fait du pouvoir politique, n’en est pas moins aussi vivace,
si ce n’est plus, à cause de la perversion du rapport entre les médias et
l’opinion, les premiers demandant à la seconde : que pouvez-vous entendre que nous puissions vous dire ? Alors que
la seconde demande aux premiers : que pouvez-vous nous dire que nous
puissions entendre ?
Dire suppose une collusion entre celui qui parle et celui qui écoute.
Ne peuvent se dire des choses que des êtres liés les uns aux autres par un
code, qui peut être évidemment une langue mais plus profondément l’efficience
d’un « vouloir dire » qui nous prive à jamais du droit d’être
spontané, « vrai », en un sens. Nous surfons continuellement sur une
vague herméneutique (l’acte d’interpréter) qui n’en finit jamais de rouler.
Quoi que nous fassions, nous savons bien que cela sera perçu comme une certaine
prise de position, comme une revendication, l’inscription au sein d’une
corporation, d’une minorité dont on défend les intérêts. Dire est affaire
d’interprétation, et par ce biais nous ne cessons de dire sans nécessairement
le vouloir personnellement. Schopenhauer a inventé la notion de vouloir vivre,
désignant par ce terme cet enchaînement de désir en désir dans lequel nous
sommes pris sans jamais pouvoir agir de notre propre gré. Mais nous pourrions
lui substituer dans une toute autre perspective celle du « vouloir
dire », car de la même façon que le vouloir vivre annule la notion de
personne (ce n’est pas moi qui veut vivre dans le vouloir vivre c’est une force
anonyme, tyrannique, omnipuissante), le vouloir dire n’est pas le fait de
quelqu’un, c’est l’une des efficiences les plus profondes de la vie
humaine : l’interdit originel de la littéralité. Quoi que nous fassions,
il nous est interdit de le faire « en soi », toujours nous sera
renvoyé l’interprétation « idéologique » de notre acte. Il est
impossible d’être homosexuel sans défendre le droit des gays, de souffler sans
que cela puisse signifier autre chose qu’un ras le bol, de regarder sa montre
sans que cela soit un message de lassitude. Vivre en société c’est exister sous
le régime de « l’absolue signifiance ».
Lorsque Marc-Antoine, dans la pièce de Shakespeare, s’adresse à la
foule de Rome après l’assassinat de César, il sait bien que c’est sur le fond
de cette toute signifiance qu’il parle :
« Je viens parler, sur la dépouille de César. Il était mon
ami, fidèle et juste,
Mais Brutus dit qu’il fut
ambitieux. Et Brutus est un homme honorable.
Il a conduit bien des captifs
à Rome. Dont la rançon remplit nos coffres publics :
Cela vous semble-t-il d’un
ambitieux ? Quand les pauvres souffraient, César pleurait.
L’ambition doit être plus
coriace.
Mais Brutus dit qu’il fut
ambitieux. Et Brutus est un homme honorable.
Et tous vous avez vu qu’aux
Lupercales, trois fois je lui offris la couronne royale,
Qu’il refusa, trois fois.
Fut-ce par ambition ?
Mais Brutus dit qu’il fut
ambitieux. Et Brutus est, bien sûr, un homme honorable. »
Marc-Antoine pousse tout un peuple à la révolte
en lui signifiant le contraire de ce qu’il lui dit. Comment faire apparaître
l’énoncé : « Brutus est un homme honorable » parfaitement
dérisoire, ironique ? En faisant surgir un « double sens », en
faisant jouer des procédés de répétition, de comparaison, de dénégation.
Marc-Antoine parle pour dire le contraire de ce qu’il dit. On parle toujours
pour dire quelque chose, même et surtout quand ce qui est dit est propre à la
forme plus qu’au fond.
Nous mesurons ainsi la multitude des variables
et des subtilités qui joue précisément de ceci que l’acte de dire est
l’expression d’un sens, d’une collusion entre un émetteur et un récepteur alors
que la parole conserve quelque chose de physique, de simplement sonore, abrupt
et vertical. Un allemand parle pour ne me rien me dire si je ne comprends pas
la langue. Je suis alors confronté au babil de la langue, à sa
« barbarie » (pour revenir à l’étymologie du mot barbare : le
bégaiement « ba-ba » de ceux qui ne parlaient pas grec – le barbare
c’est le non grec), à sa sonorité. Dire suppose donc un effet de communauté par
quoi il peut se révéler très subtil comme l’appel à la révolte de Marc-Antoine,
mais en même temps, c’est exactement cette efficience du bon entendeur qui pose
la question de l’effectivité du dire. Si ce que je dis repose sur l’effet de
connivence avec un auditeur à même de sous-entendre ce que je « sous
exprime », tout n’est-il pas joué d’avance, dit avant d’être dit ? Ce
qu’on aime chez tel homme politique, ce n’est pas vraiment ce qu’il dit mais
qu’existe entre nous et lui ce régime de la « sous-entente » par le
biais duquel nous possédons le code adéquat pour décrypter telle image, telle
métaphore, telle comparaison. Quoiqu’il dise, on l’interprétera toujours en
fonction de ce qu’il est, de l’image qu’il représente, et si nous aimons ce
qu’il est, nous savons toujours déjà ce qu’il veut dire avant même qu’il l’ait dit.
Cet effet d’enfermement du dire dans la
communauté de ceux qui seuls sont à même de sous-entendre ce qui est
« sous dit » renvoie à de multiples questions notamment dans
l’enseignement de la philosophie. Demandons-nous à nos élèves de « dire
quelque chose » ou d’utiliser les bons mots de passe, les références
« attendues » afin que quelque chose comme des effets de connivence
culturelle puisse manifester l’esprit d’ « une » profession,
d’ « une formation » ?
La question est finalement celle de savoir quand disons-nous vraiment quelque
chose ? Nous avons souvent l’impression que telle ou telle personne ne
dit rien tout en parlant et nous pointons alors la sournoiserie de toutes ces
figures rhétoriques qui cachent l’absence d’engagement, de prise de position
nette, de révélation, d’information authentique. Mais quand nous percevons
clairement que quelque chose nous est « dit », le fait même que cet
énoncé fasse « sens » pour nous peut être très légitimement suspecté
de l’efficience de notre prédisposition à bien l’entendre, par le biais de quoi
ce qui nous est « dit » ne l’est que de seconde main, c’est-à-dire à
partir de notre compétence de bon entendeur, laquelle est sujette à caution. Quand
De Gaulle dit à Alger : « je vous ai compris », c’est très
bien dit, et ça veut dire quelque chose sauf que l’interprétation change du
tout au tout selon que vous soyez partisan de l’Algérie Française ou pas.
Le problème est donc le suivant : quand nous
jugeons qu’une personne parle pour ne rien dire, il est fort possible que nous
ne fassions pas l’effort nécessaire pour percevoir dans ce qui est parlé ce qui
est dit, mais quand nous avons, au contraire, l’impression d’un dit, il
convient de s’interroger sur les présupposés par le biais desquels cela nous
apparaît comme « dit ». Ce que nous disons, parce que nous nous
sentons autorisés à le dire, n’est pas, à proprement parler, « dit »
mais porté, suscité par le flux d’une écoute qui rend possible que cela soit
dit.
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