La démarche des directives anticipées est une procédure légale qui nous permet, si nous ne sommes plus en état d’exprimer nos vœux concernant les limites de l’intervention médicale lors de nos derniers moments, de les transmettre par voie écrite à l’équipe de soignants. Nous pouvons ainsi demander la limitation ou la fin des traitements en cours, de ne pas être transféré en réanimation, de ne plus être placé sous respiration artificielle, de ne pas subir une intervention chirurgicale, d’être soulagé de nos souffrances, même si cela favorise notre décès. Voici la formulation décrivant ces directives dans La loi Leonetti et le Code de la santé publique (2005) : «Toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Ces directives anticipées indiquent les souhaits de la personne relatifs à sa fin de vie concernant les conditions de limitation ou d’arrêt de traitement. Elles sont révocables à tout moment.»
Jusqu’ici l’équipe médicale n’était pas tenue de respecter ces
directives mais la loi adoptée le 27 janvier 2016 a fait changer cette donne en les
investissant d’une dimension « contraignante et non opposable ». Le
recours à une sédation profonde et
continue est donc accordé au patient en fin de vie qui en fait la demande
légale via ces directives. La distinction entre faire mourir (euthanasie) et
laisser mourir (sédation continue) est ici fondamentale. A partir du moment où
l’état de santé du patient ne laisse plus espérer d’amélioration, il est placé
dans un état d’inconscience au gré duquel les forces du patient vont décliner
jusqu’à sa mort.
Avant d’être un document légal, les directives anticipées
constituent un certain type d’écriture
que l’on pourrait qualifier de « testimoniale », c’est-à-dire ayant
valeur de témoignage, d’attestation, de la même façon qu’un testament prolonge
au-delà de la limite de notre mort physique nos volontés concernant notamment
les biens que nous souhaitons céder aux membres de notre famille. Parce qu’il
est doté de la faculté de langage, l’être humain peut se dédoubler en sujet de
l’énonciation (le « je » qui écrit les directives) et
« je » de l’énoncé (le « Je » dont il est question dans ces
directives et auxquels seront appliquées les consignes exprimées). Lorsque
Descartes affirme : « je pense, donc je suis », cette
distinction prend tout son sens. Il se peut bien qu’un malin génie s’amuse à me
tromper en me faisant croire que je suis tel ou tel alors que je suis autre, il
ne pourra pas me tromper sur le fait que j’existe : « Il ne saurait
faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. » Nous
sommes ici en présence d’une efficience pensive existentiale première, irrécusable
selon Descartes. Mais la distinction entre le sujet de l’énoncé et le sujet de
l’énonciation impose un nouvel emboîtement dans ce qui devient un jeu de
perspectives puisque Descartes fait moins acte de pensée que de déclaration de pensée. Il dit qu’il pense, donc il est. Il y a bel et bien le sujet de
l’énonciation qui dit qu’il pense donc qu’il est et le sujet de l’énoncé dont
il nous dit qu’en pensant il existe nécessairement. L’insinuation de cette
dimension énonciative dans le cogito en change évidemment profondément la
nature puisque ce n’est plus à proprement parler en tant que sujet pensant que
je suis mais en tant que sujet disant qu’il pense.
Nietzsche s’engouffre d’ailleurs dans cette brèche pour s’interroger
dés lors sur la pertinence du « Je pense ». Quand je dis que je
pense, je fais avec la grammaire de ma langue qui m’impose de considérer qu’un
sujet fait l’action, mais nous savons bien qu’en réalité c’est la pensée qui
vient au sujet plus que le sujet qui suscite la pensée. Si nous appliquons le
même raisonnement aux directives anticipées, surgit dés lors le problème de
savoir dans quelle mesure l’écriture se soumettant aux règles grammaticales de
la langue pourrait exprimer autre chose qu’une volonté superficielle,
responsable, transparente, « kantienne ». C’est comme si ce travail
de sape, de falsification à l’œuvre dans la langue sous l’influence duquel nous
nous prenons pour les maîtres de nos actes se prolongeait jusqu’à ces instants
ultimes pendant lesquels nous aspirons à demeurer ce que finalement nous
n’avons jamais été : maître de soi. Il y a notre corps qui fait ce qu’il
peut (mais il peut beaucoup) et cette volonté consciente qui, à cause de la
langue, pense qu’elle est le moteur de nos actes, de notre pensée, de notre vie
mais, en réalité, ne dispose d’aucun pouvoir. Loin de résoudre le problème de
l’absence de conscience du patient, les directives anticipées ne consisteraient
alors qu’à prolonger « la farce », qu’à s’épuiser à maintenir la
mythologie d’un « je » maître de soi et de ses décisions.
Le psychanalyste Jacques Lacan, plus récemment, insinuera lui aussi
dans cette brèche l’affirmation d’un sujet fondamentalement divisé, fendu. De
façon paradoxale, c’est l’intégralité d’un inconscient linguistique que Lacan
situe dans son analyse du Cogito (inutile de préciser que cette analyse faisant
du sujet du Cogito le sujet de l’inconscient par excellence ne peut que
choquer, voire révolter les défenseurs de Descartes). Mais cette
conception est plus que pertinente. Si nous prêtons attention à certaines
figures de notre utilisation de la langue, nous constatons à quel point le vrai
sujet s’y dérobe en permanence. « Ce n’est pas pour être désagréable….Mais
vous êtes vraiment la pire des ordures. » Nous disons que nous évitons une
finalité : « être désagréable » pour la réaliser avec une force
redoublée par la dénégation. C’est justement parce que je dis que je ne suis
pas désagréable que je le suis d’autant plus que le langage s’est trahi, s’est
montré tel qu’il est dans ma parole, à savoir menteur, truqueur. Je dis que je
ne fais pas ce que je fais parce que c’est ça le langage, c’est truquer,
mentir, trahir, duper fondamentalement. Nous retrouvons le même processus dans
certaines formulations négatives : « je ne vous dirai pas que…. »,
et, en réalité, on le dit. Certains journalistes sont passés maîtres dans la
duplicité de cette capacité propre au langage de faire mention d’une
information fausse mais suspecte dés lors que le principal intéressé est mis en
situation d’avoir à démentir :
-
« On dit que vous avez suivi une cure de Botox
-
Mais c’est faux
-
Alors je peux écrire que vous niez ? »
Ce que Lacan soutient, c’est que l’inconscient consiste dans cette
division par le biais de laquelle aucun sujet de langage ne peut coïncider avec
lui-même. Quoi que je dise, quoi que je pense, s’ouvre ce gouffre entre celui
qui pense (sujet de l’énonciation) et celui auquel je pense quand je pense
« je » (sujet de l’énoncé). Nous ne cessons de consister dans ces
procédures de renvois incessants d’un signifiant à un autre. Le drame de
l’humain se situe exactement là : nous ne pouvons exister autrement qu’en
disant « je », mais dire « je », c’est n’avoir pas
davantage de poids que celui de ces échos que se renvoient les forêts de symboles
de Baudelaire. Nous ne maîtrisons pas nos mots, nous sommes joués par eux.
Gérard Miller explique ainsi la position du sujet chez Jacques Lacan :
« La distinction entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation ruine
l’idée d’un sujet substantiel et identique à lui-même dans tous ses énoncés. Il
n’en est que plus évanouissant. Ponctuel, illocalisable, le sujet se dérobe à
tout épinglage par un signifiant dernier qui permettrait de
dire : « le sujet, c’est celui-là. » C’est sa division même
qui le définit. En ce sens le sujet n’est jamais présence immédiate, il est au
contraire représenté (…) Le sujet qui ne précède pas le discours, mais qui ne
peut en quelque sorte que se déduire de celui-ci est toujours un sujet
supposé. »
Cela signifie que cette adéquation du sujet entre l’activation de sa
pensée (comme doute) et la certitude d’exister, c’est précisément ce que le
langage rend impossible en insinuant en lui ce vide, cet écart entre le
« je » qui pense et le « je » qui est pensé. A peine suis-je en train de
penser : « Je… » (sujet de l’énoncé) que déjà le
« je » qui pense s’éloigne, se met à distance, comme une sorte de
point de fuite institué par la langue, il disparaît. Là où Descartes
souhaitait la transparence à soi d’un sujet conscient et sûr d’exister se
dresse l’opacité, le « dispars » de cette distance, le trouble de
cette tension entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. S’il y a
bien une chose certaine quand je dis ou que je
pense : « je… », c’est que ce n’est pas « moi ».
Là où Descartes pointait vers un sujet auto-fondateur qui revenait
triomphant de la terrible épreuve du doute, Lacan situe le sujet évanescent,
structurellement « raté » au sens de « se ratant », se définissant dans l’acte même de la plus
fondamentale « non-coïncidence ». « Je pense où je ne suis pas,
je suis où je ne pense pas ». Je ne peux pas dire que je pense sans que
s’effectue immédiatement une déperdition d’être de mon être. Etre un sujet
c’est forcément être un sujet pris dans la langue et cela impose que je ne sois
pas « là où je pense » et que je ne pense pas « là où je
suis ».
Appliquées aux directives anticipées, les thèses de Lacan posent de
graves problèmes, dans la mesure où précisément ces consignes de fin de vie se
donnent pour but de permettre au patient d’exprimer ce qu’il veut le plus intimement,
le plus définitivement, le plus fermement. Ce qu’on pense lui donner la
possibilité de libérer par l’écriture, c’est ce lieu protégé des influences
extérieures à l’intérieur duquel il pourrait enfin laisser parler un
« je » qui ne serait plus grevé par les pressions familiales,
sociales, alors qu’en réalité ce lieu est celui-là même où s’exerce l’aliénation
première, incontournable, fondatrice d’un mode d’être typiquement
« humain » consistant à s’éviter, à se dérober, à se fuir. Il est
possible de rendre compte de cette difficulté en utilisant la notion
d’identité, car c’est bien elle finalement que les directives anticipées
s’efforcent de circonscrire et c’est bien l’origine du malentendu. Le patient
n’est plus conscient. Comment savoir ce qu’il veut ? En lui demandant de
rédiger avant ses dernières volontés, mais l’instrument (ou supposé instrument)
dont on se sert pour lui permettre d’exprimer ses voeux conscients est en
réalité celui-là même par l’entremise duquel s’effectue cet échappement par lequel
il se manque. C’est en voulant remédier à ce défaut qu’est l’inconscience du
patient qu’on met en œuvre une procédure au sein de laquelle rien ne se
libèrera davantage que l’inconscient, l’opacité à soi générée par la
distinction du sujet de l’énoncé et du sujet de l’énonciation. Ce qu’il convient toutefois de réaliser,
c’est que le sujet ne se rate pas davantage dans les directives anticipées que partout
ailleurs : nous ne coïncidons jamais avec nous-mêmes, c’est cela qui fait
que nous sommes humains, pour Jacques Lacan. L’être humain, en tant qu’il
parle, pratique ce sport fascinant et étrange qu’est « l’existence
désynchronisée ». Le « malaise » vient de ceci qu’à cet
instant ultime, nous avons vraiment besoin d’envisager des « retrouvailles »,
une récupération, un recueillement au sein duquel enfin quelque chose de nous
pointerait à la surface d’une expression "véridique".
Le philosophe Paul Ricoeur a développé une conception de l’identité qui
peut se révéler d’une grande importance par rapport à cette impasse dans
laquelle nous nous trouvons. Puisque il est, en effet impossible d’adhérer à la
notion d’identité stricte, substantielle d’un sujet qui serait identique à
lui-même (idem) on peut concevoir un autre modèle d’identité (soi-même :
ipse), identité qui prendrait en compte la division en sujet de l’énoncé et
sujet de l’énonciation. L’identité dont il est alors question n’est plus
formelle ; il ne s’agit plus d’être même que soi mais, au contraire, de
rapporter à soi-même les histoires dont on serait le « héros » (au
sens de sujet, pas au sens de super-héros) :
"Sans le secours de la narration, le problème de
l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou
bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou
bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique
n’est qu’une illusion substantialiste […] Le dilemme disparaît si, à l’identité
comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un
soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la
différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité
narrative. […] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité
narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la
mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la
fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le vœu de Proust.
Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie
ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un
sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un
tissu d’histoires racontées. […] L’identité narrative n’est pas une identité
stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs
intrigues au sujet des mêmes incidents […] de même il est toujours possible de
tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. […] En ce
sens, l’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire."
Ce qui est fondamental dans cette
perspective de l’identité narrative, c’est précisément que l’on n’y parte pas
du présupposé d’un sujet « un », identique à lui-même en chacune de
ses actions (comme Ulysse capable de lancer une flèche dans douze anneaux de
haches fichées dans le mur qu’il ait 20, 40 ou 70 ans), mais que l’identité s’y
constitue par le sens que l’on donne
à des épisodes de notre vie au sein d’un récit. Il ne s’agit pas d’être
« un » dans sa vie, mais plutôt d’interpréter éventuellement
différemment les évènements de nos vies afin de les subsumer dans l’assomption
d’un « sens ». Ce qui importe vraiment, ici comme ailleurs, c’est de
conjurer l’horreur de l’assimilation de nos vies à un chaos absurde (c’est là le
dernier mot du Colonel Kurtz dans « apocalypse Now » de Francis Ford
Coppola : « L’horreur » - On assiste à la fin d’un homme plus
détruit que Job parce qu’incapable de donner du sens à ce qu’il a été contraint
de voir et de faire dans la guerre). On voit bien comment Job confronté à
l’épreuve d’une existence désertée par Dieu tisse dans les échos de sa plainte
un nouveau sens. Il est donc envisageable de considérer les directives
anticipées comme l’occasion légale offerte au patient d’exprimer les vœux de cette
identité narrative dans laquelle il consiste plus et mieux que toute autre dans
la mesure où elle active, dans l’efficience même de cette plasticité souple,
ductile et « littéraire », la quête heureuse d’un sens. Il ne fait aucun doute
que notre plus grande terreur, identique à celle qui a terrassé le colonel
Kurtz, c’est d’être la victime de protocoles absurdes, déshumanisés,
systématiques au sein desquels ne s’exprimerait que l’application bête et
méchante des « consignes ». Une
médecine qui ne serait pratiquée que par des « techniciens de la
guérison » n’aurait aucun sens, et, plus grave encore, se révèlerait
fondamentalement inapte à donner à ses patients le droit et la liberté de
composer et de recomposer à chaque instant le sens nouveau de leur histoire.
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