L’un
des questionnements les plus bouleversés par les progrès des technologies de la
communication est celui de l’identité. Nous sommes tellement connectés les uns
aux autres que la question de savoir ce qui constitue notre identité propre est
plus que relancée par toutes les possibilités interactives qu’internet rend
aujourd’hui effectives. Si ce que je perçois est identique à ce qu’un autre
perçoit ailleurs mais en même temps, vivons-nous autre chose qu’une même
séquence d’impressions ? Et si nous vivons les mêmes choses, ne
finissons-nous pas nous-mêmes par composer une même chose, par devenir un même
être ?
Nous
avions, jusqu’ici, l’habitude de nous
définir par notre caractère, par notre histoire, par notre nom, voire par nos
faits et gestes anciens plus ou moins glorieux (j’ai fait ceci, j’ai fait cela)
mais nous comprenons bien que toutes ces réponses à la question « qui
suis-je ? » sont nécessairement décalées (on se définit moins par ce
que l’on est que par ce que l’on a été). En vérité, je ne suis que ce que je
vis ici et maintenant. Cela signifie qu’exister revient en réalité à composer
des blocs d’espace-temps avec tous les autres éléments qui participent à cette
contraction évènementielle.
Quiconque
a déjà vécu l’expérience « aboutie » d’un concert au sein duquel les
effets sonores, visuels, affectifs parviennent à donner au public le sentiment
de ne plus composer qu’un seul corps, c’est-à-dire de dépasser du cadre
habituel et figé de son organisme personnel pour se rallier à « autre
chose », à un ensemble saisit parfaitement à quel dépassement de
l’identité nominative il est ici question.
Nous
retrouvons ici, dans une situation totalement nouvelle et évidemment
anachronique, l’une des interprétations possibles de l’affirmation de Spinoza
selon laquelle « on ne sait pas ce que peut un corps ». L’idée de
Spinoza consiste à poser qu’un corps se conçoit davantage dans les termes d’un
flux d’intensités que dans celui d’un assemblage d’organes. Nous ne cessons de
composer avec les éléments et les personnes environnantes des arrangements qui
sont plus ou moins heureux. Ceux qui nous sont les plus bénéfiques nous
permettent de libérer le plus généreusement la puissance dans laquelle nous
consistons. Ce que nous sommes, c’est le flux d’intensité de vie que nous pouvons
libérer. Nous nous sentons exister davantage dans un concert que dans une
réunion de travail ennuyeuse et protocolaire parce que quelque chose des
affects que nous éprouvons dans un concert nous permet d’y libérer davantage la
juste énergie dans laquelle nous consistons authentiquement. Il va de soi que
Spinoza ne pensait pas à des concerts de musique, encore moins à toutes les
possibilités offertes par les connexions internet, mais sa conception
philosophique de l’identité entre parfaitement en résonance avec ce que nous
avons aujourd’hui la possibilité de vivre effectivement.
Dans
le cinéma, Andy et Lana Wachovski sont probablement les réalisateurs qui sont
allés le plus loin dans cette exploration des implications induites par cette
nouvelle conception de l’identité, notamment dans la série « Sense
8 » (8 personnes qui ne se sont jamais rencontrées éprouvent dans des
lieux spatialement très éloignés ce que les autres ressentent).
Il
est question ici de concevoir une installation rendant effective cette
composition interactive d’affects au gré de laquelle des personnes différentes,
isolées spatialement les unes des autres, pourraient devenir, le temps d’un
concert, un seul et même être, dans le ressenti commun d’un seul et même bloc
d’espace-temps.
La
base de cette installation est la notion d’affect. De quoi s’agit-il ? Un
affect est la rencontre entre une sensibilité et une ou plusieurs forces comme
la lumière, la chaleur, le son, la pesanteur, la densité, etc. Pour Spinoza,
l’affect est une modification du milieu qui agit sur un corps en diminuant ou
en augmentant sa puissance d’agir (toute la philosophie de Spinoza tend à nous
permettre de tirer le meilleur parti de nos affects (augmenter notre puissance
d’agir) en connaissant les rapports de causalité reliant les affects à notre
esprit). On pourrait dire qu’un corps n’est plus caractérisé par cette image
que nous voyons se dessiner devant nous quand nous nous trouvons devant un
miroir. Nous ne sommes plus ce que limite la surface de notre épiderme, nous
consistons dans la puissance d’agir que nous permettent de libérer les affects
que nous éprouvons.
La danse, la musique, la peinture, le cinéma,
bref tous les arts doivent se concevoir dans la perspective de cette refonte de
la notion d’identité dés lors que nous abandonnons la notion d’identité
personnelle. Vivre, c’est être pris dans
une continuelle procédure de composition, de décomposition et de recomposition
de « corps » qui, comme les nuages, ne cessent de composer de
nouvelles configurations climatiques, de créer de nouveaux « cieux ».
Ces compositions se constituent au gré des affects. La toile d’un peintre crée le
bloc d’espace temps du corps composé de toutes les attentions touchées par les
affects qu’elle libère (et cela n’a vraiment aucun rapport avec le fait d’aimer
ou pas la toile. Il s’agit plutôt d’un phénomène de captation). Il en va donc
de même, a fortiori, d’un évènement musical, d’un concert.
Ce
que les technologies de la communication rendent aujourd’hui possible par
rapport à ce jeu incessant et variable de composition de « publics »,
c’est-à-dire de corps, c’est de le faire advenir, via la transmission
d’affects, par des phénomènes de proximité qui ne valent plus au sein d’un
espace réel mais virtuel. Cela n’a plus rien à voir avec les réseaux sociaux au
sein desquels toutes les rencontres s’effectuent sur la base du langage dont le
moins que l’on puisse dire est qu’il constitue une interface trompeuse,
falsificatrice et dangereuse. Ce qu’il s’agit de faire advenir ici c’est la
trame commune d’une libération authentique et synchronisée d’affects au sein de
laquelle la musique, les musiciens et le public font « corps » dans
un seul et même événement dont le lieu est en sens proprement insituable (ou
alors sur ce qu’il faut bien appeler « la toile ») :
-
« Le concert d’un tel ?
-
J’y étais !
-
Où ?
-
Chez moi »
Puisque
un affect se définit par le choc produit par des forces sur des sensibilités,
ce qu’il convient de déterminer, ce sont précisément les forces autour desquels
le corps virtuel d’un public pourrait se composer interactivement, par le biais
de la connexion, le temps d’un concert. Il est possible sommairement d’en
relever, pour le moins trois :
-
Le son
-
La lumière
- La compacité (ce que l’on pourrait appeler l’affect de masse ou de
foule)
Autant
les deux premiers sont relativement faciles à mettre en œuvre par les acquis
respectifs de l’effet Surround (sonore) et du principe hologrammatique
(visuel), autant le troisième est beaucoup moins évident. Mais qu’est-ce que
« faire corps avec » ? Quels sont les affects susceptibles de
nous donner l’impression de communier avec une foule, une masse, un ensemble de
personnes animées par un désir, une jouissance partagée ? Aussi étrange
que cela puisse sembler, c’est peut-être dans un certain registre
« guerrier » des scènes filmées qu’il convient d’aller chercher la
réponse. Quel est, en effet, le point commun des épisodes les plus célèbres de
films aussi différents que « le retour du roi » de Peter Jackson, ou
« Braveheart » de Mel Gibson, « Gladiator » de Ridley
Scott, ou encore la charge héroïque de John Ford ? Indépendamment de
l’effet que libère dans l’action précise de chacun de ces films respectifs le
moment de « la charge des combattants », le corps du spectateur
est touché par un affect de masse au gré duquel un flux important de soldats se
déplace en mode accéléré vers le moment du choc entre les deux armées. Ce qui
nous trouble n’est pas tant l’importance quantitative de la foule de soldats
que leur aptitude à « tenir la ligne », c’est-à-dire à suivre une
mesure commune. Ils ne foncent pas contre l’ennemi « n’importe
comment » mais dans la justesse harmonique d’une même cadence, comme si
l’unité de l’armée révélait enfin « là », dans l’imminence de la
confrontation, la fibre la plus exacerbée et la plus effective de cette texture
physique qui fait d’elle « un » corps, à savoir le rythme.
Cette
possibilité de concevoir le rythme comme le principe de la régulation d’affects
au sein du corps d’un public virtuel nous renvoie à la notion de pulsation.
Pour faire naître l’affect de la compacité, il convient sans nul doute de
travailler la possibilité d’un rythme suivi par tout le monde et donné par
personne, rythme capable de se greffer aux flux des autres forces :
lumière et son. Si l’on veut explorer cette dimension interactive jusqu’à ses
implications les plus profondes, il n’est pas totalement absurde de
s’interroger sur les significations que peut revêtir la notion de connexion.
Mesurer la portée d’un événement, cela peut vouloir dire prendre le pouls de sa
réalisation, de son incarnation physique dans la chair de l’espace et du temps,
mais si l’on veut maintenir la dimension interactive de cette participation,
alors peut-être faudrait-il envisager concrètement la possibilité d’un
appareillage grâce auquel chaque internaute serait connecté à tous les autres
acteurs de l’événement par le rythme physique de ses propres pulsations
cardiaques.
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