Si nous remontons à l’Antiquité,
nous trouvons cette définition du terme de symbole :
« 1.
Signe, objet matériel ou formule, servant de marque de reconnaissance entre
initiés. On ne peut mieux restituer à son origine le symbole (...) dont il
convient de faire ici le rapprochement (...) avec ce qui désignait chez les
Grecs les paroles auxquelles les initiés aux mystères de Cérès, de Cybèle, de
Mithra se reconnaissaient (Lafon1963). À
l'origine, en son étymologie (σ υ μ-β α ́ λ-λ ε ι ν), le symbole est un
objet coupé en deux dont les parties réunies à la suite d'une quête permettent
aux détenteurs de se reconnaître (Religions1984). »
Si nous déchirons un morceau
de papier en deux parties et donnons le second morceau à une personne en qui
nous avons toute confiance, nous créons un signe fiable de reconnaissance. Nous
pouvons lui exprimer la certitude que nous accueillerons une tierce personne,
l’ami de l’ami, en la créditant d’une loyauté à toute épreuve dés lors qu’elle
se présentera à nous avec le deuxième morceau. Le symbôlon désigne donc, en
premier lieu l’objet qui porte un lien
et ce rapport de confiance absolue repose plastiquement sur l’irrégularité des
dents de la déchirure première, ou sur les crénelures du tesson brisé.
Cela
signifie que le détenteur de ce fragment d’objet donne idée « par ce qu’il
a » de « ce qu’il est » (un peu comme l’anneau de Tolkien qui ne
peut pas être porté par tout le monde parce qu’il faut l’humilité fondamentale,
naturelle du Hobbit, et plus encore celle de Frodon, pour résister à la
tentation du pouvoir qu’il donne). Cela signifie qu’il est tout-à-fait
concevable de concevoir des objets dont la forme, la fonction, l’histoire,
« l’aura » parviennent à confondre ces deux notions philosophiquement
si éloignées que sont l’avoir et l’être.
Il existe en effet, dans la
philosophie et dans la spiritualité, le mouvement d’une défiance profonde,
radicale à l’égard de « l’avoir » qui remonte à Diogène et que l’on
retrouve finalement dans l’avertissement de Tyler Durden dans le film
« Fight Club » : « ce que tu possèdes finit par te
posséder ». Socrate, lui-même, dans de nombreux dialogues de Platon,
avertit ses concitoyens contre les dangers de l’acquisition et les invite à
« se soucier de ce qu’ils sont plutôt que de ce qu’ils ont. »
Mais il s’agit moins ici de
chose que du rapport avide, aveugle aux choses, lesquelles sont globalement, ou
symboliquement réduites au rang de « possessions ». Ne serait-il pas
possible de concevoir un objet dont la modalité de présence serait suffisamment
dense, puissante pour imposer de lui-même un type de relation qui revienne à
l’origine du symbôlon, c’est-à-dire qui excède d’un rapport le réduisant à un
« avoir » pour tisser l’authenticité d’un lien à « l’être ».
Le symbôlon désignait le
signe de reconnaissance permettant de donner aux autres « initiés »
l’assurance de son engagement, c’est-à-dire du fait que l’on était bien
« l’un d’entre eux », comme « un mot de passe » que l’on ne
pourrait connaître qu’en étant déjà intégré au milieu, au
« complot », à la communauté, mais il s’agirait ici de dépasser du
cadre limité de cette reconnaissance de soi aux yeux des autres :
pouvons-nous imaginer la possibilité d’un objet dont le champ de proximité
serait par lui-même expressif, révélateur, partie intégrante et surtout
constructive de notre être ? En d’autres termes, il s’agit d’explorer la
possibilité qu’un objet puisse libérer à l’égard de son détenteur la même
capacité « fondatrice », constructive de notre personnalité que celle
que l’on assigne habituellement à notre entourage « humain ». Nous ne
nous faisons pas moins au milieu des choses qu’au milieu des autres, et nous ne
pouvons pas exclure, au-delà des lieux communs exprimés sur la relation
simplement affective aux objets, l’efficience d’une modalité de relation plus
complexe et néanmoins plus directe, plus « brute » au fil de laquelle
nous expérimentons l’impossibilité de « venir
au monde » sans faire incessamment bouger les lignes de ce que c’est
qu’ « être toujours chez soi
dans le monde ».
Nous n’avons pas besoin de
demeurer toujours à la même place pour nous sentir exister en tant que personne
« Une , et nous avons tous déjà éprouvé la facilité avec laquelle
nous pouvons nous installer dans différents lieux souvent, voire adopter un
mode de vie nomade en emmenant avec nous quelques objets dont la mise en
présence suffisait à décrire une sorte de territoire dans lequel quelque chose
de nous « faisait le lien », récupérait son histoire, son style et
suivait le fil d’un devenir propre.
Cette puissance des choses à
créer des champs de résonance avec lesquels nous nous trouvons en affinité et à
l’intérieur desquels nous libérons nos propres puissances de captation, de création, d’intuition a été depuis
toujours relevée, utilisée, travaillée dans des cadres différents. C’est ainsi
que nous pouvons évoquer l’objet-totem,
l’objet-témoin, l’objet liturgique, l’objet-fétiche, l’objet transitionnel
(Winnicott). Il est possible d’aborder tous ces domaines par le biais d’une
perspective transversale fondée sur quelques critères : l’universalité, le
nomadisme, le caractère transgénérationnel, transculturel, transhistorique.
On sait par exemple que
parmi les modalités de désignation du prochain Dalaï-lama figure toujours le
test déterminant de la mise en présence de l’enfant avec les objets ayant
appartenu à son prédécesseur, mais il entre dans cette procédure une part de
divination posant de nombreux problèmes. Mais l’idée selon laquelle nous
n’entrons jamais impunément, gratuitement, absurdement en relation avec les
objets demeure et c’est bien sur elle qu’il convient de porter toute notre
attention.
Dans un texte célèbre, le
philosophe Alain sur l’antériorité décisive du rapport humain sur le rapport
objectal : « Tout homme fut enveloppé
d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il
n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son
premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes,
d’où sa frêle existence dépend. » C’est
sur la base de cette pétition de principe qu’il fonde l’importance du signe, du
langage, du sens. Mais précisément, il ne s’agit après tout que d’une pétition
de principe. Car s’il ne fait aucun doute que tout enfant naît d’une femme, en
effet, et qu’il est immédiatement accueilli par des personnes soucieuses de
donner sens à chacune de ses manifestations physiques, il n’est pas davantage
envisageable de remettre en cause dans la venue au monde du nourrisson
l’existence brute et donnée du monde lui-même, et plus encore d’un monde moins
englobant qu’extériorisant. Alain ne cesse pas de mettre l’accent sur les
dynamiques d’inclusion, d’intégration de l’enfant dans des milieux humains,
signifiants, linguistiques mais exister, c’est d’abord « survenir ».
Avant d’être intégré à…, nous effectuons quelque chose, nous persévérons dans
le fait d’exister. Cela signifie qu’être, c’est un dehors avant d’être intégré à un dedans (et finalement il y a de
fortes chances pour que ce mouvement d’intégration à un dedans soit un
conditionnement, un embrigadement, une dénaturation).
Il est hors de doute que notre être ne se
constitue qu’au gré des relations qui se tissent entre notre corps et notre
environnement, mais que cet environnement soit d’emblée et exclusivement
humain, signifiant, cela, par contre est tout-à-fait contestable et c’est dans
cette contestation même que doit se fonder tout travail d’exploration des
relations que nous entretenons avec les objets. Il est même hautement probable
qu’entre certains objets et nous s’instaurent des liens dont le sens n’est pas
celui que véhicule le langage et c’est exactement la possibilité d’une
intentionnalité non linguistique, d’un sens qui ne soit pas celui du
« vouloir-dire » des hommes que doit « creuser » le designer
qui s’intéresse à cette conception objectale du territoire.
Mais qu’est-ce que cela implique
concrètement ? Que nous délaissions la relation psychanalytique ou
psychologique de l’enfant à l’objet affectif ou transitionnel au profit de
cette zone d’affects qui s’installe dans le périmètre de proximité à certains
objets, c’est-à-dire que nous envisagions la possibilité d’un champs de
voisinage, d’un no man’s land, d’une zone indistincte et frontalière entre les
choses et les êtres au sein de laquelle la distance de l’un à l’autre
deviendrait imprécise, fluctuante, proprement insituable. Si nous pouvons
rationnellement et raisonnablement concevoir que nous naissons « chose
dans un monde de choses », alors dans ce grand dehors que nous constituons
avec elles, il semble évident que nous ne pouvons pas perdurer dans cette
existence objectale, donnée, chosique sans entretenir avec d’autres choses des
relations physiques, brutes, de couleur à couleur, de densité à densité, de sonorité à sonorité,
etc. et c’est dans l’efficience de ces affinités là que toutes les autres
s’insinuent sur un mode finalement parasitaire, « ajouté ».
Autrement dit, on pourra toujours affirmer que
l’enfant trouve dans son doudou un substitut au sein maternel (Mélanie Klein),
ce sera vrai dans une certaine mesure mais dans une certaine mesure seulement
parce que la vérité dernière de ce rapport se situe dans une relation brute de
texture à texture, d’épiderme à tissu, de succion à fibres, de faculté de
préhension à élasticité, etc. Ce qui s’offre dés lors au designer comme
territoire infini d’explorations plastiques multiples, c’est le champ ouvert de
tous les « devenir-matière » de l’être humain (Cf. le rapport de
l’homme au silicium selon Gilles Deleuze).
Pouvons-nous concevoir un objet capable de
libérer des intensités de présence, des ondes de choc suffisamment
conséquentes pour provoquer dans la sensibilité de tout être humain la
réalisation de cette dimension brute par le biais de laquelle, en se saisissant enfin et seulement « chose
vivant au milieu des choses » il devient accessible à tout un jeu de
solidarités physiques dans lequel il peut distinguer quelque chose de son
devenir existentiel propre (lequel dépasse largement de son statut de personne
sociale ayant un nom, un sexe, une famille, un métier, etc.) ? La
révélation des dimensions transgénérationnelle, transhistorique,
transculturelle de notre rapport à
l’objet pourrait, à partir de cette base, cesser de valoir idéalement et se
réaliser de façon concrète.
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