"Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur: la vertu sans laquelle la terreur est funeste; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une émanation de la vertu; elle est moins un principe particulier, qu'une conséquence du principal général de la démocratie, appliqué aux plus pressants besoins de la patrie.
On a dit que la terreur
était le ressort du gouvernement despotique. Le votre ressemble-t-il donc au
despotisme ? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains du héros de la
liberté ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés. Que le
despote gouverne par la terreur ses sujets abrutis, il a raison comme
despote : domptez par la terreur les ennemis de la liberté, et vous aurez
raison comme fondateurs de la république. Le gouvernement de la révolution est
le despotisme de la liberté contre la tyrannie. La force n’est-elle faite que
pour protéger le crime, et n’est-ce pas pour frapper les têtes orgueilleuses
que la foudre est destinée ?
Maximilien Robespierre - Discours et
rapports à la Convention
Pour aborder ce texte, il
convient d’avoir bien présent à l’esprit qu’il a été écrit pour être lu,
« porté » dans le contexte politique de la Révolution Française.
Au-delà de tout ce qui a été dit de cette période, c’est l’intensité, la
puissance de persuasion et les conséquences directes d’un discours à la tribune
qu’il importe de mesurer afin de saisir l’impact oratoire des formules
utilisées. Robespierre ne se contente pas ici de défendre une affirmation, il
essaie de se faire approuver, voire acclamer en l’énonçant. Il ne suffit pas
qu’une proposition soit exacte, ou du moins argumentée pour être ici admise,
encore faut-il qu’elle soit belle, édifiante et séduisante aux oreilles de la
foule. La violence contenue dans ce discours nous dit bien quelque chose de
cette distorsion au fil de laquelle les idées de la Révolution française dont
l’esprit imprègne encore aujourd’hui notre constitution et les principes
fondateurs de nos lois, devînt, pendant un temps limité, l’instrument d’une
terreur sans pitié.
Robespierre justifie
d’emblée le recours à la terreur par le contexte révolutionnaire, lequel est
assimilé à la guerre. Il ne suffit pas d’être juste dans une période
d’instabilité politique, encore faut-il que l’on soit terrible, c’est-à-dire
que l’on applique sans faillir les principes mêmes de la révolution. Dans la
bouche du tribun, Terreur signifie finalement Exactitude, Application, Rigueur
morale. A quoi servirait-il d’être vertueux si on ne l’est que
faiblement ? Cette nuance est absolument cruciale. Il y a bien dans
l’esprit de Robespierre le despotisme d’un côté et la République de l’autre
mais comment la seconde pourrait-elle écraser la première en mettant en
application dans sa lutte les valeurs qu’elle entend promouvoir comme
l’égalité, la liberté, le droit ? Si le Droit ne s’impose pas violemment,
il ne s’imposera pas du tout. Les idéaux de la Révolution reviennent tous comme
à leur source originelle à la Raison : si la Monarchie ne peut perdurer, c’est
parce qu’elle repose sur une domination « de fait » arbitrairement
fondée sur un droit Divin, c’est-à-dire irrationnel, religieux, imposé au
peuple comme la légitimation d’une inégalité de traitement creusée dans le roc
du Droit du sang. Un roturier ne peut prétendre aux mêmes droits qu’un noble,
c’est comme ça.
Robespierre soutient
finalement que le renversement de cette situation injuste ne peut se concevoir
que dans l’inflexible application de principes justes qui doivent abattre
l’ordre ancien au profit de l’ordre nouveau, et cette application ne peut
traiter d’égal à égal avec les anciens bénéficiaires de la monarchie. En
d’autres termes, la terreur, c’est-à-dire concrètement la mise à mort de
personnes désignées par simple décret, est une méthode, pas un aboutissement.
Il faut à la vertu ce mode d’écriture là. Soyons justes, imposons la justice en
faisant preuve de sévérité et de persécution arbitraire à l’égard des injustes.
Il n’y a dans l’esprit de Robespierre pas de contradiction. C’est même le
contraire et son discours s’appuie sur un chiasme qu’il a emprunté au
Philosophe Pascal : « La justice sans la force est
impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. » Appliquée à la
terminologie de Robespierre, cela donne : « la vertu, sans
laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est
impuissante. » Il y a une terreur funeste, c’est celle qui est vicieuse et
monarchiste, et une terreur juste qui est révolutionnaire. Ce qui compte n’est
donc pas la terreur mais l’esprit dans lequel elle est « pratiquée ».
La Révolution aussi met à mort mais pas au nom des mêmes valeurs que les
exécutions ordonnées au nom du Roi.
L’esprit même de ce chiasme entre justice
et force, entre vertu et puissance, est la clé de voûte de l’argumentation de Robespierre
(on pourrait dire également de Pascal mais la pensée du philosophe est de
moindre impact historique que celle de l’orateur). Il est immoral et pervers
d’exercer sa force sans justice mais parfaitement inefficace de vouloir la
justice sans l’imposer par la force. Le problème n’est pas tant qu’il y ait,
d’un côté, la réalité des faits (dans laquelle s’exerce la force) et de l’autre
les exigences du Droit, de la conscience (où prévaut la justice), le problème
vient de ce que l’action accomplie, pleine, aboutie, ne peut se concevoir que
dans la complémentarité des deux tableaux. Il ne s’agit pas d’une lutte dans
laquelle nous aurions à choisir entre deux territoires, mais plutôt d’une
difficile compatibilité, requise par la nature même de notre être : « Corps
et âme », un 2 en 1. Et cette complémentarité est si ardue que nous sommes
finalement confrontés à ce choix entre deux mauvaises solutions :
devenir une belle âme enfermée dans ses
principes vertueux ou au contraire, ou vouloir des résultats quels que soient
les moyens utilisés pour y parvenir : un parfait salaud.
C’est sur ce point que la différence entre Pascal et
Robespierre est particulièrement nette car autant le philosophe estimait que la
sortie de ce problème était impossible, autant l’orateur de la Révolution nous
propose « malheureusement » une solution qui n’est autre que
« la terreur juste ». Pour que la vertu triomphe aussi dans
les faits, dans les pays, il faut abattre despotiquement le despotisme,
détruire arbitrairement l’arbitraire, terrifier la terreur. Nous ne sommes plus
ici devant les principes d’une nouvelle conception de l’Etat qui tenterait de
convaincre par des arguments mais bel et bien broyés par les rouages d’une
Machine qui ne justifie d’aucun autre fondement que celui de son
autolégitimation. Il faut que la République s’autoproclame parce qu’elle ne
saurait reconnaître en elle le principe de contestation de sa fondation sans
immédiatement faillir à l’exigence pure, absolue de sa tâche qui réside dans la
Justice. Il s’agit d’abattre l’absolutisme de la Monarchie en établissant un
régime parlementaire, mais on ne saurait l’installer par la paix et la
concertation dans une période pleine de troubles et de turbulences. La seule
solution est d’abattre absolument
l’absolutisme et d’imposer par une terreur aveugle et « pure » la
démocratie parlementaire.
Mais alors, peut-on avoir raison contre la machine étatique
Révolutionnaire ? Non, on ne peut avoir raison qu’à partir de son
instauration mais pas avant, parce qu’il n’est pas envisageable d’avoir raison
dans un régime où la Raison n’est pas efficiente, n’est pas reconnue en tant
que valeur fondatrice des institutions, et c’est cela que la République
révolutionnaire a pour vocation d’installer. L’état est une machine de guerre institutionnelle
qui justifie l’instauration provisoire d’un régime de terreur. La différence,
selon Robespierre, entre le despotisme et la république vient de ce que, pour
le premier, la terreur est un principe de base, alors que, pour le second, elle
est « une conséquence du principe général de la Démocratie, appliquée aux
besoins les plus pressants de la Patrie ». La terreur est une mesure
d’urgence, parfaitement légitimée par les principes fondamentaux de la
république, en tant que moyen, et assurément pas à titre de principes ou de
finalité. C’est justement en ce sens que l’utilisation du terme de machine de
guerre pour qualifier l’Etat se justifie. La machine doit se comprendre comme
un dispositif qui n’est ni organisme ni mécanisme. Elle se distingue évidemment
du premier puisqu’elle n’est pas naturelle, innée et du second parce qu’elle
désigne un montage plus approximatif, un appareillage mettant en liaison des
éléments hétéroclites alors que le mécanisme désigne un système
« clos », planifié à l’avance. Il y a une part d’improvisation dans
la machine qui fait ce qu’elle peut avec ce que son bricoleur a à portée de
mains. Peut-être pouvons-nous ranger la terreur parmi ses éléments là :
justifiée par l’urgence de la « réparation », de la tâche à mener à
bien « maintenant ». En même temps, ce caractère momentané, presque
hasardeux du recours à la violence aveugle pose question car nous ne
connaissons pas dans l’histoire d’exemple de révolution pacifique, sans bain de
sang ni mise à mort rapide des opposants ni déportation dans des camps de
« rééducation ».
Si la terreur n’était motivée que par l’urgence de
la situation, comment ne pas voir que cette urgence revenant toujours, elle
fait bel et bien partie intégrante du processus révolutionnaire ? Ce qu’il
s’agit de bien comprendre ici, c’est tout simplement que la révolution est
structurellement le contraire de l’Etat, comme son nom l’indique : Etat :« stare,
se tenir debout », la révolution consistant elle à déstabiliser, à
renverser, à faire tomber. Que penser dés lors d’une révolution visant à
installer l’Etat, si ce n’est qu’il faut bien qu’elle se contredise, en tant
que révolution, voire qu’elle reprenne exactement, dans leur forme, les
appareils, les réseaux et les cadres de l’autorité qu’elle renverse afin de les
remettre à l’œuvre mais sous le vernis d’une autre idéologie, d’une autre
terminologie, d’une autre autorité. De la Monarchie de Louis XVI au Comité de
Salut Public de Robespierre, on passe d’une forme de répression arbitraire à
une autre, de l’enfermement à la
Bastille à celui de la conciergerie. Si les modalités changent, c’est la même
nécessité de supprimer la contestation qui s’impose, parce que l’on a toujours
l’impression que vient le moment d’arrêter de discuter, fût-ce pour instaurer un
régime de libre parole autorisant la discussion. Le problème, ce n’est pas tant
l’Etat que le pouvoir (peut-on concevoir un Etat sans pouvoir ? ).
On
pourrait ici avoir l’impression que l’utilisation d’un registre et d’images
plus poétiques que strictement argumentatifs fait perdre toute rigueur au
propos mais ce serait passer à côté d’une procédure essentielle et déterminante
pour notre sujet : la mise sous
tutelle politique de la notion de Raison. « Avoir raison » dépend
du régime que l’on installe. Il y a « avoir raison » pour un despote
et « avoir raison » pour la République. Ce n’est donc pas la peine
que les deux conceptions opposent des arguments pour savoir laquelle de ces
deux façons différentes d’avoir raison « a vraiment raison ». Il
suffit que l’une triomphe de l’autre, par la force, pour seulement
ensuite installer le critère de la Raison à l’aune de laquelle elle
s’autoproclamera la meilleure et la seule. Evidemment, quand on lit la Prose de
Robespierre, on se doute bien qu’entre « sujets abrutis » et
« dompteur des ennemis de la liberté », le choix s’impose, mais c’est
exactement de cette façon que le Révolutionnaire justifie son discours. Il faut
que le droit s’impose à la force par la force, parce qu’aucun droit ne s’impose
« de plein droit ». Il faut qu’une fois instauré, nous acceptions un
régime de droit « dans les
faits », et que nous arrêtions de considérer notre contestation comme
un droit car nous ne réalisons pas alors que nous sommes en train de nous
contredire en portant atteinte à cela même qui rend possible, effective, la
notion de contestation légitime, à savoir un état Républicain. Que nous
puissions contester légitimement la notion de domination par droit divin, c’est
ce que l’instauration de la République a rendu non seulement possible mais
aussi effectif, réel, « à l’œuvre », dans une constitution de Droit.
Se révolter n’est dés lors plus légitime, puisque c’est précisément au sein
d’un régime de droit devenu factuel que nous ferions entendre cette révolte,
laquelle ne pourrait se concevoir que comme la contestation du droit par le
droit lui-même.
« Il n’en demeure pas moins, dit Kant, qu’il n’est absolument pas permis au sujet de
résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : c’est
que dans une constitution civile déjà existante le peuple n’a plus le droit de
continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée.
Car, supposé qu’il en ait le droit, et justement le droit de s’opposer à la
décision du chef réel de l’Etat, qui
doit décider de quel côté est le droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car
il serait juge dans sa propre cause. Il faudrait donc qu’il y eût un chef
au-dessus du chef pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se
contredit. »
Que le Droit est une
notion relative, c’est ce que le Révolutionnaire a prouvé, d’une part, en
trouvant en lui la source de la légitimité de son action en renversant la monarchie (ce qui signifie bien que le
droit divin n’était pas la seule légitimité possible) et d’autre part en
instaurant un régime conforme à sa conception universelle, égalitaire du Droit,
mais, une fois la République « posée », appliquée, solidifiée dans
l’édification d’un Etat et les principes d’une Constitution, le Droit cesse
d’être relatif. Il est absolu. Si l’on se donne arbitrairement le droit de
contester un Etat de droit, alors deux conceptions de ce que doit être le droit
vont s’affronter, chacune se défendant par elle-même d’être légitime dans sa
contestation de l’autre, de telle sorte que deux processus d’autolégitimation
ne feront que s’affronter, se ruiner, se fragiliser mutuellement et surtout
inutilement. Il n’existe pas ici de transcendance possible. Les hommes sont
seuls et puisque le chef de l’Etat a été choisi au terme d’un processus légal,
toute tentative visant à le destituer sera nécessairement illégale.
Il ne fait aucun doute que
si Kant approuve les Idéaux et la constitution instaurée à partir de la
Révolution française, il ne légitime d’aucune façon la terreur et se
désolidarise totalement de la thèse défendue ici par Robespierre, mais en même
temps, il est pareillement indiscutable que nous retrouvons dans la réfutation
fondamentale par Kant de ce droit à l’insurrection contre un Etat de Droit, le
principe même de l’inconditionnalité de la République (si on se lance dans un
processus de légitimation du légitime, on entre dans un cercle vicieux au sein
duquel la notion même de Droit perdra tout sens). C’est à cette
inconditionnalité que Robespierre donne ici le visage hideux de la Terreur.
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