La demande concerne bien ici un casque audio
mais l’innovation réside dans l’exploration d’une modalité de transmission qui
n’est pas purement auditive, ou qui, du moins ne consiste pas dans le pur et
simple enregistrement d’un contenu sonore. Comment faire en sorte que la
sensibilité à la séquence sonore ne se limite pas à la réception de données via
le canal auditif ? Le simple fait de concevoir la boîte crânienne comme
une caisse de résonance impose une certaine considération du corps. Le principe
même de la conduction osseuse induit qu’on n’écoute pas la musique sans en
faire partie intégrante, sans convertir ces ondes sonores qui nous atteignent
en ondes tactiles que cette fois ci nous émettons. Nous libérons un son,
celui-là même que nous faisons vibrer par l’os occipital. Je vibre sous l’effet
du son et cette onde vibratoire devient émettrice. En d’autres termes, je
n’écoute pas la musique sans devenir dans l’instant même de mon écoute le
déclencheur de son onde propagatrice, le convertisseur d’ondes sonores en ondes
vibratiles ou sismiques.
Nous ne sommes plus dans une relation
d’objet : le son à sujet, l’auditeur. Ce n’est même plus le compositeur
qui me transmettrait à moi l’auditeur une information, une séquence codée de
sons. C’est beaucoup plus confus que cela et moins assignable. On ne sait plus
exactement qui fait quoi et d’où par quoi ? De fait nous sommes toujours
déjà dans le son et le silence lui-même n’est qu’une certaine fréquence sonore.
Il est plein de son. Le bruit, c’est toujours du silence amplifié. Par
conséquent, plutôt que de parler de silence, nous devrions évoquer un fond
sonore. De nombreux films de David Lynch, notamment Lost Highway, utilisent une
certaine fréquence particulièrement grave pour nous plonger presque
inconsciemment dans une atmosphère tendue au cordeau. Nous ne savons pas
pourquoi nous sommes si complètement immergés dans une action, dans un climat,
mais si l’image visuelle est devant moi, sur l’écran, l’image sonore s’est
glissée en moi et c’est en moi qu’elle déploie la gamme d’intensités
suffisamment graves, sourdes, comme émises par un caisson de basse, pour
impliquer mon corps dans un jeu de vibrations dont il est moins le récepteur,
l’observateur distant et « objectif » que la sonde sismique, la boîte
de résonance, cela même qui n’enregistre des séquences sonores qu’en leur
prêtant par la même l’amplitude de son aptitude à leur faire écho.
Je ne suis
plus un auditeur séparé, qui réceptionne un son du monde, distant du bruit
qu’il entend, je suis une sonde qui ne capte rien sans immédiatement l’émettre,
sans faire de ce qu’elle reçoit une transcription impulsive de la séquence
sonore émise par ce que j’ai entendu. La musique s’insinue en moi comme autant
de stimulations qui par l’entremise de mes nerfs capteurs joue sur la gamme de
ma complexion nerveuse, laquelle va transcrire, une fois transmise à mon
cerveau les informations transmises en impulsions émises, de telle sorte qu’il
n’est pas plus souhaitable que possible de distinguer ce que je reçois et ce
que j’interprète.
Pour le dire autrement, il n’est plus question
d’écouter mais de restituer. On ne reçoit rien, on est l’élément conducteur
d’une force qui nous traverse de part en part. On n’assiste pas à un concert,
on est criblés de séquences de détonations subtiles qui ne s’adressent pas à un
sens en particulier.
Nulle part cette image du crible que nous
sommes et au travers duquel quelque chose du monde s’émet de lui-même à
lui-même n’est plus parlante que dans Matrix et l’aiguille qui s’insinue
directement dans le cerveau via le trou à la base de l’os occipital. Il faut
bien noter ici la distinction entre l’humanité trompée, enfermée dans la matrice
par la multitude câbles qui suivent tous les centre nerveux de la moelle
épinière jusqu’au cerveau (séquence de l’Eveil de Mr Anderson dans son caisson)
et le recours volontaire des rebelles à cette unique aiguille transperçant la
masse cérébrale jusqu’à son point le plus « névralgique ».
Dans l’enfer du musicien de Jérôme Bosch, une
autre modélisation de cette conduction sensible de la musique nous est proposée
par l’image de cet homme transpercé par les cordes d’une harpe, comme si ces
nerfs ne faisaient plus qu’un avec les fils de l’instrument. La référence
explicite à la torture nous oriente une fois encore vers le rejet de toute
écoute attentiste, passive. Il n’est pas question d’enregistrer mais d’être
affecté, transpercé, criblé, modulé par le son même, lequel ne saurait
simplement se transmettre à nous par l’oreille.
C’est sur ce point que le
principe même de la conduction osseuse est intéressant et pas seulement d’un
point de vue métaphorique : « jusqu’à la moelle de ses os ». Cet
appareillage nous met sur la piste (très riche pour le design) de ce que Gilles
Deleuze, reprenant l’expression d’Antonin Artaud appelle le corps sans
organes : « Est-ce si triste et dangereux de ne plus
supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, la bouche pour avaler,
la langue pour parler, le cerveau pour penser, la tête et les jambes ? Pourquoi
ne pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose
simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie ? Vision cutanée, Love,
Expérimentation
(…) Là où la psychanalyse dit : Arrêtez,
retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons
pas encore trouvé notre Corps sans Organes, pas assez défait notre moi.
Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation.
Trouvez votre Corps sans Organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de
mort, de jeunesse ou de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est là que
tout se joue … C’est là que tout se joue pourtant : enjeu éthique,
enjeu de liberté, assurément. Quand bien même le Corps sans organes ne serait
qu’une hypothèse, elle vaut bien l’hypothèse des corps biologiques,
psychiatriques… » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux)
Un casque auditif qui
ne se connecte qu’aux oreilles de l’utilisateur repose sur la conception d’un
corps organique, c’est-à-dire organisé. Que celui qui a des oreilles entende,
que celui qui a des yeux voit, etc. Si cette conception était vraiment
pertinente, aucun aveugle ne pourrait se faire une représentation mentale d’un
espace clos. Or, lorsqu’il marche dans un hangar un non-voyant peut parfaitement
visualiser les distances entre les murs par l’effet de résonance de ses pas. Il
crée ce que l’on peut dés lors appeler littéralement une image sonore. Il voit
avec ses oreilles. Il faut donc en finir avec cette conception fausse de la
perception. Nous ne sommes pas un ensemble de fonctions dont chacune serait
centralisée par un seul organe. Ce n’est pas seulement qu’il existe des
phénomènes de compensation entre différents éléments du corps c’est que le
corps ne se réduit pas à cela : « Il n’y a rien de plus inutile
qu’un organe » dit Antonin Artaud. Si nous n’étions qu’un assemblage
d’organes, nous ne ferions que survivre, mettre en œuvre des fonctions vitales
mais la vérité est que nous existons, c’est-à-dire que nous brouillons
continuellement les codes fonctionnalistes d’une médecine de spécialistes du
foie, du cœur, des os, etc. (c’est là l’une des limites dramatiques de la
médecine occidentale (ainsi que l'une des causes du déficit chronique de la sécurité sociale)).
Il convient de
remonter à l’étymologie grecque pour saisir pleinement les implications de ces
deux conceptions opposées du corps. Organe vient du grec « organon »
qui signifie instrument. On parle ainsi de corps organique, quand on définit le
corps mécaniquement comme une voiture dont le fonctionnement repose sur
l’ordonnancement des pièces. On pourrait dire de la greffe, ou de la chirurgie
qu’elles reposent sur cette conception mécaniste du corps humain.
Le problème vient de
ce que ce corps organique rend parfaitement compte de la vie, voire de la
survie. Il explique comment le corps fonctionne mais se révèle incapable de
rendre compte de ce simple fait qu’il « existe », c’est-à-dire qu’il
s’affirme, qu’il manifeste une présence, une signature, une stylisation de
l’existence. On peut expliquer l’écoute en détectant en nous un appareil à
enregistrer du son mais alors on passera complètement à côté du fait que nous
n’entendons aucun bruit sans l’émettre. Pour parvenir à cette compréhension là,
peut-être convient-il de miser sur l’efficience en nous d’un autre corps moins
organisé, moins discipliné, plus « flottant », plus
« créateur ». Un corps artiste, un corps plus dionysiaque
qu’Apollinien, un corps « Orgiaque ». Ce terme n’est pas seulement
érotiquement connoté (même si évidemment il a donné les
mots : « orgasme » et « orgie ») car
« Orgia » en grec vient de Ergon qui signifie « action, œuvre,
travail, énergie ».
On pourrait
concevoir que le corps orgiaque s’oppose au corps organique de la même façon
que la médecine orientale s’oppose à la médecine occidentale, c’est-à-dire que
le corps humain est vu ici comme un pur conducteur de flux et là comme un
assemblage de pièces. Autant le corps organique est divisible en autant de
fonctions que d’organes autant le corps orgiaque est aussi indivisible qu’une
multitude de carrefours labyrinthiques au sein desquels ne cessent de se
libérer et d’émettre des courants de
conductions. Ce n’est plus un corps d’organes, c’est un corps d’intensités et
de modulations. Est-ce vraiment un corps d’ailleurs ? Est-il possible de
le délimiter dans l’espace ? Rien n’est moins certain. Dans le corps
orgiaque, la question médicale n’est pas de savoir ce qui flanche, encore moins
d’établir un diagnostic (connaître en divisant) du mal dont on souffre mais
d’être simplement attentif à ce qui fait qu’un patient, et non un cœur, une
rate ou un système nerveux, émet telles intensités (basses) de vie.
Le médecin occidental
confronté à deux patients souffrant du même cancer, développant les mêmes
métastases ne pourra pas expliquer que celui-ci meurt et que l’autre ne meurt
pas au même moment et si nous le sommons de répondre, il évoquera "ce sur
quoi la médecine ne peut opérer", c’est-à-dire le moral du patient, la puissance
de son investissement dans le fait d’exister (ce que Spinoza appelle le
conatus). Mais cela ne revient-il pas à dire que le médecin occidental soigne
non pas des patients mais des organes ? Le médecin oriental en percevant
le corps comme la libération de flux d’énergie, littéralement comme « un
chœur à l’intérieur duquel s’interpénètrent une multitude voix » ne
s’intéresse qu’au corps orgiaque, émetteur de séquences, de sons, de signes. Un
corps c’est d’abord un émetteur de signes, un conducteur de séquences d’affects,
c’est le chiffre de l’énergie que vous libérez en la brûlant. Exister c’est un
feu et ce n’est pas « vivre » (vivre c’est fonctionner). L’analyse
que font Deleuze et Guattari de l’anorexique est particulièrement éclairante.
L’anorexie n’est pas un dysfonctionnement du corps organique, une dépression,
un traumatisme de la part de l’adolescente par rapport à un drame survenu dans
l’étroitesse du milieu familial, c’est l’affirmation d’un corps orgiaque
cherchant à se débarrasser de la contrainte du corps organique, à flotter dans
son corps, à l’exercer comme une puissance conductrice et émettrice de flux et
de signes. Il semble donc difficile de concevoir le dispositif de conduction
osseuse d’un casque audio sur le présupposé d’un corps organique, car la notion
même de conduction induit cette force d’affirmation du corps orgiaque, corps
présent et non passé, corps efficient et non projeté, corps senti et non
simplement reflété :
«
Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes alors vous l’aurez délivré de
tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui
réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet
envers sera son véritable endroit. »
« Pour en finir avec le jugement de
Dieu » - Antonin Artaud
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