« Quand on se plaint de la méchanceté d’autrui, on
oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu’auraient les
choses s’il n’y avait pas d’autrui. Il relativise le non-su, le
non-perçu ; car autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce
que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme
perceptible pour autrui. En tous ces sens, c’est toujours par autrui que passe
mon désir, et que mon désir reçoit un objet. Je ne désire rien qui ne soit vu,
pensé, possédé par un autrui possible. C’est là le fondement de mon désir.
C’est toujours autrui qui rabat mon désir sur l’objet. »
« Autrui pour moi
introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir
ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui »….et,
pourrions-nous rajouter, ce qu’autrui
saisit maintenant comme perceptible plus tard pour moi. Quand je vois en
face de moi le visage effrayé de mon amie qui, elle, voit la tuile se détacher
d’un toit et s’approcher dangereusement de ma tête. elle ne me ment pas (comme je
le saurai plus tard en sentant la tuile s’écraser sur mon crâne) mais elle me
fait signe d’un monde qui n’est pas le mien à « ce moment là ».
De la
même façon, cette vision d’un premier plan et d’un deuxième, et d’un troisième,
dessinant déjà la perspective par le biais de laquelle je pourrai entrer dans
cette 3e dimension n’est pas vraiment encore mon monde, bien que je
l’aperçoive comme tel. Il y a bien ici quelque chose que je construis, que je
structure déjà comme si j’étais « un corps se déplaçant », ce que pourtant
je ne suis pas encore. A parler strict, je ne vois que deux dimensions, et j’interprète la petitesse de tel motif
comme signe de son éloignement et la
grandeur de tel autre motif comme signe
de sa proximité. La troisième dimension n’est pas fausse comme le serait la
perspective d’un tableau me donnant l’illusion que je pourrai littéralement
entrer dedans, mais elle n’est pas pour autant effective maintenant, pas davantage que n’est effective, pour moi
maintenant, l’accident dont le visage de mon amie me fait signe. Je suis menacé
directement par un monde à venir que son visage enveloppe maintenant. Aussi imminente
que soit réellement la chute de la tuile sur ma tête, ce monde enveloppé par le
visage d’Autrui reste un « possible »,
et il le demeurera tant que la tuile n’aura pas heurté le sommet de mon crâne.
Que serait dés lors un monde sans Autrui ? Un monde dans
lequel ma tête, mon corps et l’intégralité de ma personne seraient exposés, menacés
en permanence, un monde dans lequel tout pourrait arriver à chaque instant,
surgissant d’un futur littéralement imprédictible, un monde dans lequel ne
s’activerait pas la moindre transition entre ce que je vis maintenant et ce qui
va se produire dans une microseconde, un monde, donc, dans lequel l’idée de me
déplacer « dans » ce que j’aperçois maintenant littéralement en deux
dimensions ne me viendrait pas à l’esprit, monde en 2D, par conséquent, car un
monde sans autrui serait aussi un monde à l’intérieur duquel l’idée de me
projeter maintenant vers cet autrui que je serai moi-même à moi-même dans une
seconde ne me viendrait pas, et chacun de nous perçoit bien ce que cette
perspective a à la fois d’implacable, de consternant, d’irreprésentable, de
« fou », et en même temps, pour la même raison, de rigoureusement
« réel ». Il est incontestable, en effet, que ce « moi plus
vieux d’une seconde », je ne le suis pas encore. La méchanceté du monde
sans autrui ne serait pas aussi terrifiante si elle était fausse, mais, bien au
contraire, elle porte en elle la réalité la plus instante, et peut-être la vérité
la plus irrécusable, la plus paradoxalement distante tant elle est proche (plus
encore que cela puisque elle est ce qui est maintenant).
On peut toujours se moquer de la hauteur de bras du jeune homme au
gilet rouge de Cézanne ou de la chaise de Van Gogh, ou de tant d’autres toiles
de ces deux peintres et de bien d‘autres (notamment les impressionnistes). La
vérité est qu’ils peignent cette méchanceté même, c’est-à-dire la crudité du
monde de Robinson isolé sur son île, parce qu’ils savent bien que ce qui se
donne à voir dans leurs toiles, c’est la vérité que nous avons tous aperçue au
présent, mais que nous avons dissimulée, comme un corps scandaleusement nu
qu’il faut se dépêcher de recouvrir du voile de la profondeur. « Ils n’ont
donc pas appris les lois de la perspective ? », sommes-nous parfois
tentés de penser devant des motifs aussi « tordus », mais qu’on y
réfléchisse un minimum et nous réaliserons à quel point le simple fait que ces
lois « s’apprennent » manifestent le conditionnement dont elles sont
les « exécutrices » et la totale distorsion de leurs motifs par
rapport à la vérité nue d’un instant présent du monde réel.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire