« On soutient communément que
c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans
aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique.
Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses,
et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est
cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort
loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus il est assez
clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé
cubique et dur est en même temps blanc de partout, et marqué de points noirs.
Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne
sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois
égales en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales,
et toutes également blanches. […] Revenons à ce dé. Je reconnais six taches
noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une
opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est
clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de
chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles
sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la
ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par
laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour
l'œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la
perception est déjà une fonction d'entendement […] et que l'esprit le plus
raisonnable y met de lui-même bien plus qu'il ne croit. »
Alain entreprend ici de détruire un lieu commun.
Certains diraient peut-être qu’il « ergote » ou qu’il
« pinaille » : « Oui, on sait bien qu’on ne touche jamais
complètement les objets, mais si on va par là, on ne peut plus rien
dire ! C’est comme si nous ne répondions jamais à notre nom sous le
prétexte que nous ne sommes pas exactement le même que celui qu’on était le
jour où on nous l’a donné ! » Approfondir et expliquer ce texte
revient, en effet, à remettre en question certaines de nos certitudes les plus
avérées, mais, à cause de cela, les plus riches à déstabiliser. Nous verrons à
cette occasion que jamais les opinions courantes ne se révèlent davantage à
nous comme ce qu’elles sont à savoir des présupposés parfaitement contestables
que lorsque nous réalisons à quel point la vérité est proche de la folie, ou du
moins du scandale.
Derrière ce qui peut donc apparaître à certains comme
un excès de zèle, se cache une question philosophique vraiment
essentielle : « d’où viennent nos idées ? » Est-ce
parce que je touche un dé que je sais qu’il y a là un dé ou est-ce parce que
j’ai déjà en moi la notion de cube que je peux appliquer l’idée de dé à ma
perception ? En d’autres termes,
que touchons-nous vraiment quand nous sommes en contact avec le dé ? Un
objet ou un fragment dont nous faisons mentalement un objet ? Et si la
plupart des objets dont nous faisons l’expérience continuelle étaient des
constructions mentales ? Entre voir un dé et imaginer un Nazgul y’aurait-il
moins de différence que nous ne le pensions préalablement ?
Il est indiscutable que nous ne touchons jamais le
dé, en tant que tel. Pour s’en convaincre, il suffit de faire référence aux
illusions sensibles. Si nous touchions ce cube, nous ne ferions jamais
d’erreurs. Nous aurions toujours au moindre contact tangible ou visible ou
olfactif, etc, avec une substance une intuition parfaite de son identité. Nos
sens seraient infaillibles. Or, ce n’est pas le cas. Que se passe-t-il lorsque
nous apercevons au loin une tâche blanche ? Nos sens sont affaiblis du
fait de la distance. L’imagination construit plusieurs scenarii possibles à
partir de cette donnée d’une faible empreinte sensitive. Elle soumet plusieurs
modélisations à partir des sensations à l’entendement jusqu’à ce que ce dernier
énonce la sentence : « c’est une tâche de soleil ». Mais
nous nous approchons et c’est une pierre plate qui peu à peu se précise à nos
yeux. L’affirmation : « je touche ce cube », aussi rapide
soit-elle, est le résultat d’un processus ayant mobilisé pas moins de trois
facultés de connaissance : nos sens, notre imagination, notre entendement.
Je touche des surfaces plus ou moins lisses, étendues, je vois des couleurs,
des angles, des formes, des points, j’entends le bruit mat du dé chutant sur la
table, etc. Qu’est-ce que je recueille de cette prise de contact ?
Qu’est-ce qui s’imprime d’elle ?
Des séquences d’impressions multiples,
souterraines, infiniment plus importantes que je n’en ai conscience (Leibniz
parlerait ici de « petites perceptions »). A partir de ces
informations premières, brutes, physiques, mon imagination va produire un
premier effort de connaissance (c’est-à-dire de généralisation) en détachant ce
fond brut d’impressions multiples, bigarrées, sonores de leur ancrage dans un
« ici-maintenant ». Nous allons mentalement envisager toutes ces
données dans ce qu’elles seraient au sein d’un autre espace, dans un autre
temps. Une image construite va ainsi se substituer aux données perçues, et cela
jusqu’à ce que l’entendement fasse tomber la sentence : « je
touche un dé », alors même qu’au sens strict ce n’est sûrement pas en tant
que dé que je l’ai touché.
« Exercez-vous sur d’autres exemples nous
conseille Alain car cette analyse conduit fort loin » mais où
exactement ? En premier lieu à cette conclusion : si je reçois les
données les données du dé, je construis, je participe, j’interprète ces données
comme constituant un dé.
Mais une question se pose alors : si je les
interprète, comment se fait-il que nous voyions tous un dé ? Il faut bien
poser ici comme un fait avéré l’universalité des modalités de généralisation,
de déduction, de conception des idées, à partir des données sensibles qui, elles, sont nécessairement subjectives.
Ce n’est pas parce qu’elles sont les mêmes que nous touchons tous les mêmes
choses, mais c’est parce que nous les concevons de la même façon que nous
touchons les mêmes objets. Les lois de conception des idées de notre
entendement sont les mêmes, et c’est pour cela qu’il y a des cubes, des
sphères, des triangles. C’est pour cela que nous vivons dans le même monde dans
lequel existent les mêmes objets. Le dé est bel et bien le fruit d’une
extrapolation mais cette extrapolation est conforme à celle de mes semblables,
par quoi elle est bien plus qu’une extrapolation, elle devient la vérité qui
pointe à l’horizon de nos perceptions sensibles. Le dé est la ligne de mire
mentale de nos sensations.
En un sens, on pourrait dire, dans un premier temps,
que le dé est un effet de croyance mais cette croyance est le résultat de
l’activation de facultés de généralisation qui sont communes aux hommes, et, de
ce biais, qui sortent du domaine hypothétique de la croyance pure. Nous sommes
bel et bien tous convaincus que « c’est un dé ». Pourquoi ?
Parce que nous savons que c’est ce qui apparaît à tout homme, en tout lieu et
en tout temps, et c’est la définition même de la vérité. Nous pourrions même
dire que c’est la définition la plus communément admise de ce qui est vrai, en
exprimant par là même cette inquiétude : « Mais n’est-ce pas
justement le critère de l’universellement admissible qui fonde la notion de
vérité ? »
L’affirmation de Nietzsche résonne alors à nos
oreilles avec un écho particulier : « la vérité est une illusion
dont on a oublié qu’elle en est une. » Se pourrait-il que ce que nous
appelons « Vérité » : par exemple l’affirmation suivante :
« je touche un dé » soit une illusion (parce que de fait ce n’est pas
en tant que « dé » que je touche ce que je touche) dont on a oublié
qu’elle en est une (parce que nous avons universellement choisi d’interpréter
ces données brutes dans cette perspective commune, pour ne pas dire
communautaire : « c’est un dé ». Nous avons bien vu que,
pour Robinson sur son île, le dé peu à peu s’effaçait au profit de cette
réalité « méchante », brute, immédiate et fragmentée, sans
profondeur, ni marge, ni avenir prévisible. Mais Robinson devient fou, comme il
le reconnaît lui-même, parce qu’il est privé du contact avec son semblable. Se
pourrait-il pourtant que ce soit le contraire qui soit « vrai » ?
Et si Robinson, du fait de sa solitude, accédait à la réalité pure, à ce qui
« est vraiment » dans l’évidence scandaleuse de ce que notre
« fausse conception de la vérité comme accord universel »
dissimulait ? Répondre par l’affirmative à cette question, c’est à la fois
prendre le risque de se mettre à dos la communauté des hommes mais, en même
temps, se rendre capable de percevoir autre chose que cette réalité fade,
banale et bien rangée, être à l’écoute d’une rumeur aussi insistante que
terrible ou miraculeuse : « la vérité est qu’il n’y a pas de
dé. »
Bonjour monsieur, je ne savais pas où vous joindre pour savoir quand il faut vous le rendre.
RépondreSupprimerMélissa TS4
Bonjour Mélissa,
SupprimerVous pouvez le rendre juste à la rentrée des vacances de février (le 7 mars, en fait). Nous allons en parler toute la semaine prochaine.
A bientôt
Merci de votre réponse, j'ai eu peur que ça soit déjà à rendre la semaine prochaine étant donné qu'on ne l'a pas approfondi.
RépondreSupprimerBon week-end