Introduction : la distinction entre le désir, le
besoin et la volonté
Passant devant une
boulangerie, j’aperçois une pâtisserie de l’autre côté de la vitrine. Si
j’affirme « désirer » ce gâteau, et si c’est, en effet, le terme qui
correspond exactement à l’envie que j’éprouve, je signifie alors un type
d’attraction très particulier et surtout extrêmement problématique. Si j’avais
plutôt exprimé le « besoin » de le manger, j’aurais alors simplement
évoqué la nécessité vitale de m’en nourrir. Pourquoi ? Parce que j’ai
faim, mais alors n’importe quel autre gâteau aurait pu faire l’affaire, voire
un simple morceau de pain, ou bien quelque chose de sucré parce que mon estomac
en a besoin pour se satisfaire. Le besoin désigne un impératif vital, premier,
viscéral. Je sais quand mon corps a besoin de sommeil parce que la fatigue me
le fait comprendre, sans confusion.
Si mes paroles avaient
été : « je veux ce gâteau », qu’aurais-je voulu dire ?
Une résolution, un projet ferme, clair, défini. Il y a « moi »,
« ce gâteau » et « ma volonté » entre les deux qui va se
mettre en quête de tous les moyens pour l’obtenir. Toute prise de parole qui
commence par « je veux » pourrait se poursuivre de façon presque
automatique par « et je l’aurai ». Quelle différence avec le
besoin ? la prise d’initiative d’un « je », d’une conscience,
d’un sujet qui est actif dans ce projet, alors que le besoin exprimait une
passivité. Mon corps en a besoin pour vivre, ma conscience le veut pour
s’affirmer. Quelque chose de l’obtention de ce gâteau, aussi dérisoire que
puisse sembler l’acquisition de cette gourmandise, marque l’inscription de mon
statut de sujet dans le monde. Vouloir ce gâteau et l’avoir, c’est mener à bien
l’entreprise d’une liberté, c’est le modèle même de l’action aboutie menée par
une personne morale. Si je volais ce gâteau parce que je n’ai pas d’argent et
que je le voulais, j’en assumerai la responsabilité du fait même de cette
volonté libre qui s’est déterminée pour ce gâteau et pour le moyen illégal
choisi pour le posséder. Dans le besoin, mon corps exprime une nécessité, dans
la volonté, mon âme exprime sa liberté.
Mais le terme que j’ai
utilisé est : « je désire ce gâteau ». Une première chose doit
ici retenir notre attention : c’est le type de temporalité qui s’instaure
à partir de cet énoncé. Ce n’est plus l’urgence du besoin, laquelle induit une
imminence. Ce n’est pas non plus cet horizon dégagé sachant clairement ce qu’il
lui reste à faire, cette projection d’un avenir dont on pose sereinement la
ligne de mire, quel que soit le temps que cela nous prendra. Le langage courant
a tellement tendance à confondre « Je veux » et « Je
désire » qu’on ne perçoit pas toujours à quel point celui qui veut exprime
seulement cette tension vers un avenir proche ou lointain alors que celui qui
désire qualifie très exactement la nature de cet attachement, indépendamment de
la question de savoir si la chose visée sera obtenue ou pas. Il y a quelque
chose que le désirant affirme et que ni le besoin du gâteau ni sa volonté n’envisageaient :
c’est la possibilité de passer des heures là devant la vitrine à fixer le
gâteau.
Aussi étrange que cela
puisse sembler, surtout pour un gâteau, exprimer un désir, aussi futile,
soit-il, sous-entend qu’il y a quelque chose de cette attraction qui n’est pas
de ce monde, comme si, dans ce rapport entre soi et cet objet ou cette
personne, le temps n’existait plus. Ce qui est en train de se passer, en ce
moment, entre moi et ce gâteau est une
sorte de travail, de « cristallisation », comme dirait Stendhal, ou
plus simplement de fixation qui décontextualise le magnétisme de cette
fascination, lequel n’est plus du tout une affaire d’acquisition, de
possession. Si je souhaitais l’obtenir, j’aurais dit : « je
veux » mais j’ai dit : « je désire ce gâteau »,
faisant par là même signe de cette étrange et obscure dynamique intérieure
frayant en moi un chemin labyrinthique au gré duquel je n’aspire qu’à me perdre
pour être surtout certain d’une chose : « je n’obtiendrai jamais
ce gâteau », mais je le chercherai toujours, et par « toujours »
il s’agit bel et bien d’entendre ici : « Eternellement ».
Imaginons qu’un ami,
m’entendant exprimer ce désir, saisisse immédiatement son portefeuille et
propose d’aller me l’acheter :
-
« Je t’en
prie, ne sois pas vulgaire ! »
M’offrir ce gâteau sur un
plateau, ici, juste à l’instant, ce serait en effet couper court à ce travail,
à cette dynamique dans le feu de laquelle je suis en train de m’abstraire
littéralement, d’être « ailleurs ». Mais où exactement ? Dans un
travail d’idéalisation. Je suis en train de « fantasmer » sur ce
gâteau, d’en faire autre chose que ce mélange de farine, d’œufs et de sucre et
lui, il me le « donne » platement, absurdement, sans réaliser que ce
que j’apprécie le plus finalement dans ce désir du gâteau, c’est la vitrine qui
m’en sépare et qui rend possible cet ouvrage de déréalisation, de
transformation fantasmatique, de brouillage.
Il convient ici d’être
particulièrement précis et nuancé : ce n’est pas du tout que je me moque
de ce gâteau. Je ne pense qu’à lui, au contraire, mais ce que je désire de lui
n’est pas « lui », c’est plutôt ce labyrinthe, cette zone
d’attractivité étrange qui s’instaure entre lui et moi et dans laquelle quelque
chose de proprement « moi » » et quelque chose de proprement
« lui » se mélangent, se confondent, s’agencent sans urgence, ni
avenir, ni chose à faire. C’est exactement comme un « no man’s land »
entre deux frontières dans lequel on ne serait ni dans l’un des pays ni dans
l’autre et précisément, à cause de cela, dans les deux.
Le besoin et la volonté
sont « efficaces » si, par ce terme, on entend l’accomplissement du
projet, la réalisation de l’objectif fixé soit par le corps, soit par la
volonté de la personne concernée. Mais, en même temps, ils ne s’intéressent à leur
objet que pour faire cesser cette mise en relation. Le besoin souffre de n’être
pas satisfait et la volonté est exclusivement tendue vers la finalité qu’elle
s’est fixée pour en finir avec elle, c’est-à-dire sans aimer la poursuivre. Le
désir, au contraire, se nourrit et se constitue dans le fil même de cette
insatisfaction. Il souffre comme le besoin mais, fondamentalement « masochiste »,
il apprécie cette souffrance. « Le désir désire désirer » alors que
vouloir n’aspire qu’à ne plus vouloir en se procurant réellement son objet et
que le besoin ne vise qu’à combler le manque dont il souffre. Désirer c’est
s’éterniser, au sens littéral de cette expression, c’est-à-dire s’extraire de
cette considération du temps qui le réduit à une optimisation de nos moyens en
vue d’une fin qui est « la réussite », l’accomplissement, la
réalisation pour s’installer et s’épanouir, générer du fantasme dans la seule
proximité à son objet, lequel n’est pas visé réellement. Le désir ne peut se
concevoir autrement que dans l’efficience de cette distorsion du temps, dans
cette aptitude à faire durer le plaisir de l’attente peut-être jusqu’à remettre
en cause qu’il y ait quoi que ce soit à obtenir en cette vie. Si c’est vraiment
et exclusivement du désir que j’éprouve à l’égard de ce gâteau, alors je ne
veux pas le manger, je n’aspire qu’à demeurer dans cette proximité
« électrisante », exactement comme une planète suffisamment attirée
par une autre pour lui tourner autour selon les lois de la gravitation sans
jamais la heurter de plein fouet.
Mais alors que désirons
vraiment quand nous désirons ? Le désir a-t-il un objet ? A-t-il un
sujet ? Décrit-il vraiment autre chose qu’un refus aigri, désabusé,
dangereux, de la réalité, une sorte de peur, voire de panique à la seule idée
d’affronter le réel ? Et surtout quelle place convient-il d’accorder à ce
détachement à l’égard du temps, à cette dilatation de l’instant par un désir
qui s’éternise ? Est-ce là la marque de son inefficacité, de sa stérilité
structurelle, fondamentale, ou bien au contraire, de son extrême lucidité, de
l’attention qu’il porte avec justesse et rigueur à une réalité plus
subtile ? Mais de quelle réalité s’agirait-il ? Désirer : est-ce
vraiment factice, irréaliste et absurde ou bien cela désigne-t-il, au contraire,
la seule activité judicieuse et productrice de sens que nous puissions
exercer ?
(Finalement toutes ces questions peuvent se ramener à
trois interrogations essentielles : 1) Existe-t-il vraiment un objet du
désir ? Désigne-t-il une attraction que l’on puisse revendiquer comme
étant vraiment « la notre » d’une part, et comme ayant un objectif
défini, déterminé, d’autre part ?
2) Désirer induit-il nécessairement un refus de la
réalité?
3) Le désir est-il totalement absurde, chaotique, ou
au contraire producteur de sens ? Nous traiterons ces questions au fil des
trois parties du cours)
1) « l’objet » en question
a)
L’attente
Que
désirons-nous ? Qu’est-ce qui désire en nous ? L’enfant serait
sûrement surpris d’apprendre qu’à Noël, il n’attend pas vraiment les jouets
qu’il a commandés, mais finalement ceux qu’il n’a pas commandés, c’est-à-dire
ceux qu’il a imaginés pendant tout le temps de l’attente du 25 décembre, le
paradoxe résidant précisément dans le fait que ces jouets là, il n’a pas à les
attendre puisque il les construit, qu’il en constitue lui-même la substance,
avec toute la puissance libérée par sa capacité à fantasmer la réalité (la
réalisation de ce processus signerait la fin de ce que l’on appelle les
économies d’abondance par opposition aux économies dites de subsistance,
l’extinction de l’industrie du jouet).
Si nous
reprenons l’exemple envisagé dans l’introduction, nous avons vu que
contrairement au besoin ou à la volonté du gâteau, son désir ne se satisfaisait
de l’acquisition du gâteau. Il n’est pas question de le manger mais de
construire quelque chose dans l’intervalle de temps (un futur idéalisé, un
conditionnel plutôt) et d’espace (la vitrine) qui nous en sépare, un champ
d’attraction dans lequel, comme une planète on pourrait dire que nous allons
tourner autour. Ici encore, le vocabulaire courant de la langue française
touche juste : d’une personne dont nous pensons qu’elle nous désire, nous
disons qu’elle nous « tourne autour » ( « se pourrait-il que
l’orbite des planètes suive une mécanique amoureuse ? »).
Pourtant,
j’ai clairement désigné ce gâteau là et pas un autre. Cela signifie que
celui-là, et celui-là seulement, convient à la fonction que je lui ai
inconsciemment assignée, laquelle consiste finalement à servir d’horizon, de
prétexte à un travail bien effectif que l’on pourrait qualifier de
« cristallisation », certains diraient de « fixation
pathogène » durant lequel je vais faire de ce gâteau « autre
chose », de la même façon qu’une publicité va transformer la simple
effluve d’un parfum en une séquence d’images où se profilera un certain
« type d’homme » capable de séduire un certain type de femmes dans un
certain « type » de décor. Cette « typologie » est
fondamentale (agencement) . Elle insistera dans mon esprit, elle me
viendra en tête à chaque fois que je m’aspergerai de ce parfum. Elle pointera
vers la ligne de fuite de cette vie « possible » (mais fort peu
probable) et justifiera que je l’achète alors même que le produit consiste en
réalité dans une combinaison plus ou moins heureuse de phéromones de synthèse
fabriquée artificiellement dans un laboratoire.
La
publicité ne fait cependant que suggérer des substituts payants, voire onéreux
sur le fond d’une démarche qui se déclenche sans elle et qui constitue la
mécanique même du désir. Pour qu’elle se déploie, il importe que l’objet pointé
ne soit pas disponible, offert, à portée de main. Il faut disposer de temps
(réel) pour secréter dans la suspension de cette attente la dimension fantasmée
d’une autre réalité (ce que l’on appelle : « se faire un
film ») dans laquelle le temps ne passe pas.
-
« On ne va
pas s’éterniser dit l’homme pressé d’agir
-
Si ! répond
le désirant, on n’a rien d‘autre à faire. »
Deux modalités d’action ici
interfèrent, chacune dans sa dimension propre : autant, pour le premier
(le voulant), il importe d’agir sans attendre, autant pour le second (le
désirant), l’action est « dans » l’attente. Dans son livre
« Fragments d’un discours amoureux », Roland Barthes (1915 – 1980)
raconte l’histoire suivante : « Un mandarin était amoureux d’une
courtisane : « je serai à vous, dit-elle, lorsque vous aurez
passé cent nuits à m’attendre assis sur un tabouret, dans mon jardin, sous ma
fenêtre. » Mais, à la quatre-vingt-dix-neuvième nuit, le mandarin se leva,
prit son tabouret, et s’en alla. »
La courtisane a lancé un défi à son
prétendant sans s’apercevoir que le caractère insoutenable de l’épreuve
consistait moins dans ce temps distendu, étiré à l’excès, de l’attente que dans
le présent de la récompense. Elle a probablement raisonné dans le temps, comme
s’il ne s’agissait à l’instant où le défi fut lancé que d’attendre un futur
alors que le mandarin, lui, a conçu un conditionnel de 99 nuits d’amour. Par
rapport à la construction fantasmatique d’une telle densité émotionnelle, les
quelques moments alloués à la satisfaction réelle de cette inclination
amoureuse ne saurait pas tenir la comparaison. L’objet poursuivi n’était pas la
relation amoureuse avec la courtisane. On pourrait dire que l’objet poursuivi
n’était pas « poursuivi » mais qu’il est construit, dans le temps
faussement dit « de l’attente », comme un chasseur aux aguets qui
finalement ne ferait que « s’inventer » son gibier, en laissant
courir devant lui les lapins bien vivants, trop réels.
Le désir du mandarin semble bien avoir
un objet : la 100e nuit avec la courtisane, mais cet objet
s’avère, en réalité, être simplement le prétexte à la constitution
fantasmatique de cette nuit, laquelle occupera les 99 nuits antérieures. Le
désir fait semblant d’avoir un objet pour pouvoir générer du fantasme dans
l’intervalle ainsi tracé. C’est dans le « hors champ » du réel qu’il
crée sa terre d’élection, son laboratoire de fantasmes. Une question s’impose
alors : « à quoi ça rime ? » S’il ne vit que dans l’attente
que quelque chose se passe, afin de pouvoir librement halluciner tout son
comptant de délires imaginaires, où va-t-il ? Vers quoi progresse-t-il, si
tant est qu’il progresse ? Faut-il concevoir que cette attente est vaine,
stérile ou qu’au contraire, ce qui s’y forge dans le secret de cet atelier
clandestin qu’est notre imagination est bien « quelque chose ». Le
désir fait semblant mais devons-nous considérer qu’il produit quelque chose
pour faire semblant dans la réalité ou qu’il fait semblant pour produire ?
Faire du semblant, est-ce vraiment ne rien faire ? Nous serions tentés de
répondre qu’il perd « son » temps, mais en réalité, c’est bien plus
que cela : il perd « le » temps, il le perd de vue littéralement
pour pointer à la chaîne de montage d’une autre machine que celle de notre
temporalité. Dans cette nouvelle dimension, l’objet devient flou, indistinct,
abstrait. Maître Gims n’a plus tout-à-fait tort : « est-ce que je
t’aime ? Je sais pas si je t’aime », parce que je ne sais pas si le
fait d’aimer peut se résoudre, se complaire et se satisfaire de toi, même si je
fais semblant de le croire en vivant avec toi. Autrement dit, du désir rien ne
peut s’énoncer qu’en suspension, en attente parce que toute désignation,
affirmation, conviction est fausse.
Jean-Jacques Rousseau énonce ici (de
façon autrement plus convaincante que Maître Gims) le trouble et la confusion
entre réalité et fiction dans laquelle nous plonge le désir. Si nous n’avons
plus rien à désirer, nous n’avons plus rien mais, en même temps, le désir ne
tend jamais vers « quelque chose ». Nous n’avons rien d’autre çà
faire que du désirer du rêve, c’est-à-dire du « rien » (puisque cela
n’existe pas réellement), mais ce rien créé par l’imagination est « tout »
ce que l’on peut avoir, de telle sorte que c’est une seule et même chose
d’affirmer que le désir est la seule puissance qui puisse nous faire jouir
d’une forme authentique de satisfaction et qu’en même temps, cette satisfaction
ne s’effectue jamais. Tout ce que l’homme « a » c’est la capacité de
pouvoir jouir à l’avance de tout mais cette jouissance
n’ « est » rien.
"Malheur à qui n'a plus rien à
désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce
qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être
heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu
obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il
désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible,
qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire
propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige
disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du
possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus
rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays
des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant
des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de
beau que ce qui n'est pas."
b) Le jeu
b-1) Le calcul (Epicure)
Qui pourrait n’avoir « plus rien à désirer » ? Qui serait assez blasé de l’existence pour pouvoir honnêtement affirmer qu’il n’éprouve plus l’envie de fantasmer à toute occasion ? Qui pourrait faire suffisamment taire son désir pour que vivre en lui ne soit plus que ce paisible murmure du besoin satisfait, de la faim replète et de la soif assouvie ? Epicure peut-être, et la sélection qu’il préconise entre les désirs naturels et les désirs vains :
Désirs vains Désirs naturels
(Richesse, luxure, etc.)
↙ ↘
Naturels seulement Nécessaires
(désir sexuel, bien manger)
↙ ↓ ↘
Au bonheur Au calme du corps A la vie
Il n’est aucunement question, pour Epicure de réprimer tous nos désirs, mais de les « choisir », de savoir discerner dans l’impression quasi constante de manquer de quelque chose qui est la notre en cette vie, ce qui, d’un côté, tient à nos « caprices », à des désirs irraisonnés et surtout dynamiques, c’est-à-dire dont la satisfaction se transforme rapidement en nouveaux manques, lesquels imposent de nouveaux désirs, et ainsi de suite et, d’un autre côté, ce qui pointe vers des plaisirs dont l’assouvissement crée une forme de stabilité. Il ne s’agit donc aucunement d’être blasé de l’existence, au contraire, mais de la saisir dans la simplicité de ce jeu de stimulations simples et de réponses minimales : quiconque peut se satisfaire d’une poignée d’orge et d’un peu d’eau est à même de rivaliser d’indépendance avec les Dieux. Boire, c’est « se désaltérer ». L’étymologie de ce verbe exprime finalement au mieux la philosophie d’Epicure : se désaltérer : se désaliéner, c’est-à-dire se défaire le plus que nous pouvons de l’aliénation envers ce qui ne dépend de nous. Il est simplement question de distinguer deux formes de plaisir : celui de la satisfaction que nous éprouvons parce qu’un désir nécessaire est satisfait et celui qui n’assouvit en manque qu’en y insinuant déjà le germe d’une nouvelle dépendance dont la satisfaction pointera à nouveau vers un autre désir, et ainsi de suite. Pour s’extraire de la dynamique aliénante de cette surenchère, il faut sélectionner et pour cela faire confiance à notre corps dont les sensations sont suffisamment nettes pour nous faire intuitivement et directement saisir d’une part ce qui me rend esclave d’objets de plus en plus difficiles à atteindre et d’autre part ce qui, au contraire, me procure une satisfaction simple au sein de laquelle quelque chose de mon corps se (re)constitue, trouve un état d’équilibre. Le plaisir physique est un guide qu’il convient de comprendre, non pas dans le sens d’une recherche effrénée de plaisirs de plus en plus sophistiqués mais comme le retour à soi d’un corps qui ne se ment pas à lui-même, qui se « récupère ».
Il ne s’agit donc pas ici d’un ascétisme, comme c’est le cas pour les Stoïciens, mais d’un calcul des plaisirs, d’un travail de discernement qui donne à la sensation un rôle essentiel. Ce travail ne consiste pas à distinguer les besoins des désirs, car, par exemple, l’amitié, et le plaisir de faire de la philosophie ne sont pas des besoins vitaux et ils font partie des désirs qu’il convient absolument de satisfaire selon Epicure.
On retrouve étrangement sous la plume de Rousseau (un Rousseau plus âgé que l’écrivain de « Julie ou la nouvelle Héloïse ») une description assez fidèle aux thèses d’Epicure dans cet extrait de « Rêverie d’un promeneur solitaire ». Il évoque une sorte d’ataraxie, d’absence de troubles, seul prés d’un lac, il jouit paisiblement et exclusivement du seul fait d’exister, sans être attiré par quoi que ce soit d’autre que la perspective instante, effective de jouir du présent :
« De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. »
Se satisfaire d’exister et n’assouvir que les désirs simples visant à maintenir exclusivement cette condition de simple existant : tel est le conseil d’Epicure. En d’autres termes, nous sommes impliqués dans l’existence mais cette implication est assez souple pour que nous y insinuons du « jeu », à la fois au sens de « marge » et au sens de « calcul ». Ce calcul n’est pas cynique mais il est intéressé car ce que nous y gagnons n’est ni plus ni moins que la jouissance du bonheur, laquelle consiste en réalité dans le plaisir éprouvé par un corps suffisamment attentif à soi pour reconnaître les stimulations naturelles et nécessaires des autres qu’il convient de laisser en plan.
Freud remarque d’abord que l’enfant jette ses jouets en criant la syllabe : « o-o-o-o ». Cette consonance préfigure l’acquisition du mot « Fort » qui en allemand signifie « loin ». C’est un point acquis de l’apprentissage de la langue maternelle : tout enfant saisit d’abord du langage la capacité à rendre compte des oppositions de la vie réelle par des oppositions de consonance. A la dialectique de l’absence et de la présence du jouet correspond donc l’opposition entre le O-o-o et le A-a-a-a, laquelle pointe déjà vers l’antonymie entre le « fort » (loin) et le « da » (voici ou voilà en allemand). Toutefois le jeu avec la bobine introduit une variable nouvelle dans cet agencement : l’activité grâce à la ficelle qui permet à l’enfant de faire revenir la bobine quand il le souhaite. Il existe donc trois niveaux de symbolisation manifestant déjà, à partir du désir de l’enfant d’être avec sa mère, sa considérable capacité d’abstraction : 1- la représentation de la mère par la bobine, 2- Le A-a-a- de sa réapparition 3 – le « da » qui marquera l’acquisition définitive d’un mot dans la langue « maternelle ». Nous percevons ainsi à quel point la condamnation de la stérilité du désir peut être remise en question lorsque nous réalisons à quel point quelque chose du langage s’accomplit dans et par le désir qu’éprouve l’enfant d’être avec sa Mère.
b) Le jeu
b-1) Le calcul (Epicure)
Qui pourrait n’avoir « plus rien à désirer » ? Qui serait assez blasé de l’existence pour pouvoir honnêtement affirmer qu’il n’éprouve plus l’envie de fantasmer à toute occasion ? Qui pourrait faire suffisamment taire son désir pour que vivre en lui ne soit plus que ce paisible murmure du besoin satisfait, de la faim replète et de la soif assouvie ? Epicure peut-être, et la sélection qu’il préconise entre les désirs naturels et les désirs vains :
Désirs vains Désirs naturels
(Richesse, luxure, etc.)
↙ ↘
Naturels seulement Nécessaires
(désir sexuel, bien manger)
↙ ↓ ↘
Au bonheur Au calme du corps A la vie
Il ne s’agit donc pas ici d’un ascétisme, comme c’est le cas pour les Stoïciens, mais d’un calcul des plaisirs, d’un travail de discernement qui donne à la sensation un rôle essentiel. Ce travail ne consiste pas à distinguer les besoins des désirs, car, par exemple, l’amitié, et le plaisir de faire de la philosophie ne sont pas des besoins vitaux et ils font partie des désirs qu’il convient absolument de satisfaire selon Epicure.
On retrouve étrangement sous la plume de Rousseau (un Rousseau plus âgé que l’écrivain de « Julie ou la nouvelle Héloïse ») une description assez fidèle aux thèses d’Epicure dans cet extrait de « Rêverie d’un promeneur solitaire ». Il évoque une sorte d’ataraxie, d’absence de troubles, seul prés d’un lac, il jouit paisiblement et exclusivement du seul fait d’exister, sans être attiré par quoi que ce soit d’autre que la perspective instante, effective de jouir du présent :
« De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. »
Se satisfaire d’exister et n’assouvir que les désirs simples visant à maintenir exclusivement cette condition de simple existant : tel est le conseil d’Epicure. En d’autres termes, nous sommes impliqués dans l’existence mais cette implication est assez souple pour que nous y insinuons du « jeu », à la fois au sens de « marge » et au sens de « calcul ». Ce calcul n’est pas cynique mais il est intéressé car ce que nous y gagnons n’est ni plus ni moins que la jouissance du bonheur, laquelle consiste en réalité dans le plaisir éprouvé par un corps suffisamment attentif à soi pour reconnaître les stimulations naturelles et nécessaires des autres qu’il convient de laisser en plan.
b 2 – Le
symbole (Freud)
Il va cependant de soi que ce calcul des plaisirs
concerne l’homme accompli : « le sage » et qu’il décrit
l’attitude à adopter face au désir tel qu’il était perçu pendant l’antiquité.
Or, il existe un autre type de manque auquel cette distinction ne semble pas
vraiment s’appliquer, c’est l’absence maternelle pour le tout jeune enfant.
Pour Epicure, la mise à distance que nous devons pratiquer à l’égard de nos
désirs afin de les sélectionner est finalement opérée et rendue effective par
le corps dont la sensation nous guide judicieusement. Mais en observant un
enfant d’un an et demi, Freud relève l’activation d’une autre aptitude
suffisamment décisive pour nous interroger sur la nature même de cette
distanciation que l’être humain est capable très vite de rendre
opérationnelle : cette faculté est le jeu symbolique.
Il convient de se rappeler de ce que nous sommes
« d’abord » selon Freud : des pulsions de plaisir exigeant leur
satisfaction. La façon dont nous allons gérer l’expérience de l’impossibilité de
satisfaire ces désirs est décisive toute à la fois pour notre développement
personnel mais aussi pour assumer la condition humaine qui est la notre (et qui
contrairement à des dons naturels est à acquérir, fruit d’un dressage, d’une
domestication, d’une rationalisation de nos désirs).
La notion de jeu est, d’une part, à prendre au pied
de la lettre puisque c’est avec ses jouets que l’enfant observé par Freud va
manifester cette aptitude et, d’autre part, à appliquer à la notion même de
symbole, lequel désigne notre capacité à investir un objet (présent) du pouvoir
de représenter un autre objet (absent) et d’exprimer de la sorte une certaine
maîtrise à l’égard d’une situation qui, de prime abord, nous situe plutôt dans
une position passive, voire de victime. Le jeu de substitution du symbole (la
bobine représente la mère) articulé à l’acquisition progressive de la langue
(Fort / Da) va pointer au cœur même
d’une activité que l’on pourrait à tort considérer comme seulement ludique le
pouvoir d’agir réellement sur les choses par les mots. Le désir, dans tout ce
que cette dynamique recèle d’abstraction, d’idéal, de tension vers de
l’impossible (présence de la mère) se révèle donc ici pleinement, en tant
qu’énergie mobilisatrice et instigatrice du Jeu (et du « je » de
l’enfant) comme l’élément porteur de cette dimension symbolique qui fait déjà
de l’enfant humain un être de langage capable d’agir sur les choses, sur le
réel, par des « signes ».
Freud remarque d’abord que l’enfant jette ses jouets en criant la syllabe : « o-o-o-o ». Cette consonance préfigure l’acquisition du mot « Fort » qui en allemand signifie « loin ». C’est un point acquis de l’apprentissage de la langue maternelle : tout enfant saisit d’abord du langage la capacité à rendre compte des oppositions de la vie réelle par des oppositions de consonance. A la dialectique de l’absence et de la présence du jouet correspond donc l’opposition entre le O-o-o et le A-a-a-a, laquelle pointe déjà vers l’antonymie entre le « fort » (loin) et le « da » (voici ou voilà en allemand). Toutefois le jeu avec la bobine introduit une variable nouvelle dans cet agencement : l’activité grâce à la ficelle qui permet à l’enfant de faire revenir la bobine quand il le souhaite. Il existe donc trois niveaux de symbolisation manifestant déjà, à partir du désir de l’enfant d’être avec sa mère, sa considérable capacité d’abstraction : 1- la représentation de la mère par la bobine, 2- Le A-a-a- de sa réapparition 3 – le « da » qui marquera l’acquisition définitive d’un mot dans la langue « maternelle ». Nous percevons ainsi à quel point la condamnation de la stérilité du désir peut être remise en question lorsque nous réalisons à quel point quelque chose du langage s’accomplit dans et par le désir qu’éprouve l’enfant d’être avec sa Mère.
Nous sommes maintenant en mesure d’interpréter la
totalité du jeu. L’enfant subit dans la réalité les absences prolongées de sa
mère. C’est une situation dans laquelle il est la victime. Il reproduit avec la
bobine cet éloignement en la jetant dans la pièce (O-o-o-o-o) puis il tire sur
le fil pour faire réapparaître « l’objet », substitut maternel
(A-a-a-a-a). Non seulement il accède ainsi à cette aptitude à la symbolisation
permettant à l’homme de rendre compte des actions de la réalité par des signes
mais il manifeste également le pouvoir de s’inscrire dans cette réalité en
faisant par les symboles apparaître une nouvelle situation qui cette fois
correspond point par point à son désir: le retour de la mère. Ce n’est donc pas
seulement à l’éclosion du pouvoir de dire Je que nous assistons mais également
à l’accession au « Je » par le « Dire ». La nature
proprement symbolique de l’identité revêt ainsi son caractère le plus évident
et le plus opérationnel car ce qui déjà pointe en filigrane de ce jeu, c’est la
capacité à faire surgir dans la réalité des actions effectives que l’on a
d’abord conçues par le symbole. Finalement nous pourrions dire à la lumière de
ce jeu, que l’homme n’est pas seulement un « animal symbolique »,
mais aussi qu’il acquiert son statut de sujet, de déclencheur d’actions par le
symbole. Or cette acquisition tient toute entière initialement dans l’absence
de la mère, dans ce manque à l’intérieur duquel va s’intercaler la machine
productive du désir. Nous pouvons finalement affirmer qu’il n’existe de symbole
que de désir et réciproquement que tout désir est symbolique (usant de
substituts pour pointer vers des idéaux et des perfections absentes). La force
consolante de Rousseau nous apparaît donc ici sous un visage autrement plus fondamental.
Il ne s’agit pas seulement pour le désir de nous « consoler », mais
aussi de nous constituer, d’assurer l’efficience et l’amplitude de notre
puissance d’action réelle sur le monde : celle des signes et de la langue.
c) Le signe
Nous avons maintenant une idée plus précise de
ce qui s’accomplit dans la suspension que crée le désir vis-à-vis de son objet.
Nous pensions que l’enfant ne faisait que se morfondre de l’absence de la mère
mais nous réalisons que c’est précisément dans ce prétendu vide de l’attente
que s’accomplit le plein du symbole, c’est-à-dire l’acquisition par l’enfant de
la dynamique et du sens des mots, de son statut de sujet actif. L’enfant joue
en donnant du sens à des objets inertes en les disposant au gré d’un jeu de
disparition / apparition à l’intérieur duquel quelque chose de son désir se
dit. Il faut que nous soyons déçus par la réalité pour nous consoler dans les
jeux de déplacements d’une dimension symbolique dans lequel les substituts des
choses ou des êtres sont plus malléables que ce qu’il représente. Mais cette
dimension nous entraîne alors dans la constante d’un travail d’interprétation.
Plus rien ne saurait être insignifiant. Les choses ne seront plus jamais
perçues comme n’étant que ce qu’elles sont, et l’amoureux se tient aux aguets
de toute manifestation de l’être aimé susceptible d’être décryptée comme
voulant dire autre chose que ce qu’elle a été. Jouer à la bobine c’est dire
adieu à l’instance d’un monde littéral, qui ne serait que « là ».
Regarder telle personne avec insistance ne désigne plus le fait de la voir mais
de lui « signifier » qu’elle nous intéresse.
Dans
« Les souffrances du jeune Werther » de Johann Goethe (1749 – 1832),
le héros commente ainsi les instants rares durant lesquels, par hasard, il
effleure le corps de la personne aimée : Charlotte. « Dans toutes mes
veines, quel frisson, quand ma main, par
mégarde, touche la sienne, quand nos pieds sous la table se
rencontrent ! Je me retire comme d’un brasier, et une force secrète ma
ramène en avant. Tout un vertige s’empare de mes sens. » Roland Barthes
revient sur ce passage dans fragments d’un discours
amoureux : « Werther pourrait s’abstraire du sens de ces hasards,
il pourrait se concentrer corporellement sur ces faibles zones de contact et
profiter de ce morceau de pied ou de main, d’une façon fétichiste, sans
s’inquiéter de la réponse (comme Dieu, le fétiche ne répond pas). Mais Werther
n’est pas pervers, il est amoureux. Il crée du sens, partout et de rien, et
c’est le sens qui le fait frissonner. Il est dans le brasier du sens. Tout
contact pour l’amoureux pose la question de la réponse : il est demandé à
la peau de répondre…c’est la région paradisiaque des signes clandestins :
comme une fête non pas des sens mais du sens. »
Finalement,
l’expression la plus importante du discours amoureux de Werther, c’est
« par mégarde », parce qu’il n’y aurait aucun « charme »,
c’est-à-dire aucun « travail de sens » à faire sur un geste qui
serait trop apparemment voulu, sciemment et presque vulgairement souligné par
la personne aimée. Il importe que l’interrogation sur le « vouloir dire »
puisse se poser et elle ne le pourrait pas sur un geste qui serait directement,
littéralement une invitation, une offre. Leurs mains se touchent par
inadvertance mais dés lors la question se pose de savoir pourquoi ce contact a
eu lieu, pourquoi il a duré aussi longtemps, pourquoi la main de l’autre ne
s’est pas immédiatement retirée ? Qu’est-ce qui se dit exactement dans
cette temporisation ? Il n’est pas possible que cette peau restée là si
longtemps soit simplement de « l’épiderme », il faut qu’elle soit
investie par la conscience, ou par l’âme qui l’habite d’ « une
réponse », peu importe d’ailleurs en quoi elle consiste. L’essentiel est
que ce frôlement soit bel et bien un jeu de sens, de questions / réponses, de
« vouloir dire et de vouloir comprendre », c’est-à-dire
fondamentalement un jeu d’interprétations, ce que l’on pourrait appeler un
« entretien amoureux », non pas que l’aveu d’une inclination y sera
jamais explicitement proféré mais il « planera » dans la multiplicité
fourmillante et infime de ces micro-gestes, de ces déplacements furtifs et
presque indécelables de regards, de corps et d’objets.
Dans le film de Wong
Kar-Waï : « In the mood for love », nous voyons tous ces jeux de
déplacement et d’interprétation de signes s’effectuer entre un homme et une
femme dont les conjoints entretiennent
une relation amoureuse. Après s’en être rendu compte, ils vont décider de comprendre
cette relation qui s’est nouée à la fois sous leurs yeux, dans la mesure où ils
vivent quotidiennement avec les deux protagonistes mais évidemment sans qu’il
la réalise tout de suite. Ils décident donc de « jouer » cette
relation, de la simuler mais aucunement dans l’efficience charnelle d’un
rapport, plutôt dans les détails de ce qu’il l’a déclenché, dans le décryptage
assidu de tous ces signes au fil desquels l’amour s’est concrétisé (et
peut-être perdu). Au gré de ce « jeu », il ne fait aucun doute que
l’amour qui pourtant n’a été joué que par imitation de leurs conjoints va
naître entre les deux personnages (en tout cas pour lui), mais il ne sera
jamais consommé, comme si quelque chose de l’authenticité du désir
amoureux se situait davantage dans
l’attention portée à ces frôlements de gestes revêtant toujours un
« sens » que dans l’aboutissement sexuel de la relation.
Il n’est précisément jamais
question de rendre la monnaie de leur pièce à un couple adultère en les
trompant de la même façon. Dans la réalisation du mensonge et de la duperie
dont ils sont victimes, ils vont
simplement créer l’espace d’un jeu : « c’est peut-être dans le détail
de tel geste, de tel regard, de tel objet oublié, que l’idée de s’aimer leur
est venue ». Qu’y gagnent-ils en fait ? Une objectivation des
ressorts du désir amoureux, une compréhension plus fine de « ce brasier de
sens » dans lequel se déclenche cette hyperesthésie des sens décrite et
éprouvée par le jeune Werther. L’utilisation très fréquente par le réalisateur
du ralenti pour filmer l’héroïne, dans une toilette impeccable, allant chercher
son repas dans une échoppe de Hong-Kong, illustre cette démarche mais il fait
plus que cela, il la caractérise dans l’efficience de sa justesse temporelle.
Le ralenti fait s’éterniser le trajet court de son appartement à l’échoppe et
nous nous faisons ainsi une idée concrète, matérielle de cette densification
d’atmosphère, de cette hyperesthésie, de cette fine auscultation du réel opérée
par l’attention aux signes du désir amoureux. Pour donner idée de l’épaisseur
émotionnelle d’un temps (ou pourrait dire d’un suspens amoureux : in the
mood for love »), le réalisateur utilise la lenteur du mouvement de l’espace.
2) Désir, sens et dynamisme
a) le désir, créateur de sens
Loin d’être l’énergie
ne visant qu’à combler un manque originel, nous réalisons que le désir ne cesse
de créer et d’interpréter des signes. Platon donne au désir un statut fondamental,
mais à partir de la conception d’une existence terrestre insuffisante ou du
moins marquée préalablement par le souvenir de l’expérience des Idées. Avec
Spinoza, nous passons à une toute autre considération du Désir. Celui-ci me
définit plus entièrement en tant qu’il n’est rien de ce que suis qui soit autre
chose qu’un pur désir d’être et de persévérer dans cet être (le conatus).
Exister n’est pas manquer du principe par lequel on existe mais c’est bien, au
contraire, l’exercer précisément parce que l’on existe. Tout ce qui est, dans
une optique chrétienne, l’occasion de se lamenter de n’être pas assez, d’être
moins ou pas encore constitue pour Spinoza autant de raisons de se réjouir de
ce que l’on est, parce que l’on ne peut être mieux ni plus de ce que l’on est.
Le désir est le moteur de l’être, non pas ce
par quoi l’individu s’éprouve comme
privé du principe par lequel tout est mais ce par quoi toute chose est et
s’efforce de persévérer dans ce qu’elle est. Eprouver du désir pour une femme
belle, ce n’est pas rajeunir sa vision du souvenir de la beauté pure objective,
ce n’est pas se souvenir et l’évaluer à l’aune de la souffrance que l’on
éprouve à ne plus jouir de ce dont on a joui mais simplement désirer éprouver
la perfection d’une beauté qu’aucune valeur antécédente ne consacre, ni ne
sacralise, c’est jouir de la perfection d’un désir qui fait être cela même
qu’il désire. Exister n’est pas moins qu’être, mais c’est participer à la
perfection de l’être. Le désir n’est pas le regret d’une ancienne plénitude, il
est l’accomplissement d’une plénitude. L’homme n’est pas un sujet qui se
structure autour d’une absence dont le désir serait la tentative
d’assouvissement.
Il n’est pas un
sujet, il est puissance, mouvement visant à perpétrer son être. C’est la nature
de tout être vivant que d’être ainsi animé de cet instinct qui veut la
perpétuation de soi. En un sens, Diotime parlait aussi de cette volonté en
évoquant la participation de ce qui est mortel à ce qui est immortel mais alors
que la prêtresse de Mantinée (Le Banquet - Platon) décrivait l’exercice de
cette volonté dans l’ascension vers les idées, vers une autre dimension que
celle de la vie terrestre, bref vers une transcendance, Spinoza reste sur
terre, dans la nature telle qu’elle est et voit dans le simple instinct de
conservation de soi, dans cette puissance par la force de laquelle nous ne
visons qu’à exercer et accroître notre être tout ce qui suffit à définir le
désir comme un dynamisme premier et auto-suffisant. Ce n’est pas le moindre être qui définit le
désir, c’est le désir qui définit l’être. Ce que je suis ne se situe nulle part
ailleurs que dans cette force. Désirer n’est pas manquer d’être mais participer
de cet être en tant qu’être qu’est Dieu. Autrement dit cet appétit m’incitant toujours
désirant à désirer encore n’est pas distinct de cette force par l’action de
laquelle être maintenant est un désir qui ne s’épuise jamais. « Le désir
de vivre, en cherchant l’être, nous dit Plotin, c’est du présent qu’il est
désir, si l’être est dans le présent. Même si l’on admettait qu’il veut le
futur et ce qui va venir à sa suite, il ne veut que ce qu’il a et ce qu’il est,
et non pas ce qui est passé et ce qui est sur le point d’être, mais ce qui est
à présent il veut que cela soit, ne recherchant pas le pour toujours mais que
ce qui est là à présent soit à présent. » Le désir veut ce qu’il est et
non ce dont il manque, la valeur se révélant toujours seconde par rapport à la
puissance originaire du désir.
Toute chose animée
est traversée par le désir de persévérer dans son être, c’est le conatus. Etre
est un mouvement vers l’existence. Existant je n’ai de cesse que d’exister
encore. Cet effort peut se rapporter à l’esprit, il désigne alors la volonté ou
à l’esprit et au corps il désigne alors l’appétit. En tant que doté d’âme et de
corps, l’homme est donc doué d’appétit. Vivre se décline humainement dans les
termes de l’effort qui produit pour vivre. Etre homme c’est tendre vers
l’existence et favoriser tout ce qui entretient, accroît cet effort pour
exister. Ce n’est pas de choses que nous manquons, ni même de ne pas être
assez. Désirer n’est pas manquer, c’est agir, créer, inventer, produire,
accroître, multiplier les prises qui nous relient à l’existence.
En fait, la différence entre Platon et Spinoza
est radicale parce qu’elle oppose deux conceptions de l’existence. Pour Platon
exister est moins qu’être. Nous sommes d’emblée marqués, taraudés, par le
moindre-être. Nous tenons notre être d’un autre être que nous parce que nous ne
possédons pas suffisamment de puissance pour nous faire advenir par nous-mêmes
à l’existence. Pour Spinoza, exister est le mouvement même par lequel
s’accomplit la perfection de l’être, c’est-à-dire de Dieu. Je ne suis pas
essentiellement en manque de Dieu, je participe à sa perfection en étant
intégré à ce mouvement de déploiement de l’existence. Exister n’est qu’une
certaine manière de jouir de la plénitude de Dieu, c’est-à-dire de la nature
(Deus sive natura). Il n’est plus question de changer ses désirs plutôt que l’ordre
du monde puisque le désir est ce par quoi il y a monde. Ce n‘est pas à l’homme
de régler ses désirs pour être vraiment, authentiquement et dignement homme
mais c’est au désir de se régler sur l’homme comme un courant d’ondes se
décline au fil d’une certaine fréquence. C’est le désir qui règle. Il est donc
finalement ainsi indifférent de distinguer différentes sortes de tensions
puisque tout cela participe finalement du conatus. Le désir n’est pas en notre
pouvoir puisqu’il est notre pouvoir. Je suis finalement moins un sujet affecté
par un désir qu’un désir prenant la forme d’un sujet, de plusieurs sujets,
suivant sous son impulsion le trajet de certaines combinaisons, compositions.
Il n’y plus besoin de poser une liberté d’action du sujet dés lors qu’action et
sujet se confondent.
Spinoza décrit dans
les termes d’une énergie, d’une puissance ce que Platon substantialise dans les
termes de l’objet et du sujet. Il n’existe pas « une vérité » vers
laquelle nous tendons, il y a un conatus, une force qui m’incite à exister et
existant à demeurer. C’est cette force qui trace le sillon d’une vérité, qui la
crée, qui l’invente en s’inventant elle-même. Le désir est une puissance
productrice qu’aucune norme ou référence ne hante préalablement. On comprend
tout du désir dit Deleuze quand on abandonne la question :
« Qu’est-ce que cela veut dire ? » par celle-ci :
« Comment ça marche ? ».
Il n’est pas de
manque initial que le désir traduirait en s’activant. L’illusion ne réside pas
dans le désir en tant qu’il tromperait le sujet en l’incitant à idéaliser son
objet, l’illusion, c’est de croire que le désir n’est que la modalité de
rapport entre un sujet et un objet. Ce que « je » suis c’est d’abord
un effort pour exister, pour perdurer existant. Cet effort ne renvoie à aucune
absence, aucune faillibilité, aucune blessure premières. Je ne suis rien que
cet effort même qui peut prendre une multiplicité de formes, s’accomplir au
travers d’une pluralité d’activités, toutes ayant ce point commun de n’être que
les infinies manières de participer à cet effort par lequel le monde, la nature
c’est-à-dire Dieu est. Je ne suis que l’une des infinies façons que Dieu
déploient pour « être » tout court et pour être Dieu (car c’est une
même chose pour Dieu que d’être et d’exister). L’idée selon laquelle nous
aurions des désirs différents selon les objets vers lesquels nous tendons est
donc doublement fausse d’abord parce qu’il n’y a pas de désirs fondamentalement
différents en ce qu’ils participent tous fondamentalement du conatus, ensuite
parce qu’il n’y a pas d’objets dont l’obtention marquerait la fin du désir (ce
serait comme dire qu’il n’y a pas de présent, qu’il n’y a pas d’ « il
y a », qu’il n’y a pas Dieu).
Les termes utilisés
par Spinoza sont une forme de concession à notre vocabulaire :
« lorsqu’il a rapport à… ». Nous baptisons cette force de noms
différents selon qu’elle se rapporte à notre âme, à notre corps et à notre âme,
à la conscience que nous en avons. Désirer la bière et la justice n’est qu’une
façon différente de tendre à l’existence et de perdurer dans son être. Celui
qui préférera la justice n’a pas une âme meilleure que l’autre, ce n’est pas sa
liberté qui s’exprimera au travers de ce choix mais sa compréhension de la
nécessité. Je n’ai pas le choix de désirer ou pas, c’est en moi, plus encore,
c’est moi. Ce n’est pas un pouvoir à l’exercice duquel je pourrai me dérober.
Etre « je », c’est pouvoir. Mais désirer la bière, c’est tomber dans
l’illusion de l’objet et du finalisme, c’est croire que le désir est intéressé,
suspendu à l’acquisition alors que le désir de justice est pure énergie
gratuite. Le désir de justice est plus vrai que celui de la bière parce qu’il
est plus réel, parce qu’il est authentiquement un désir qui se fait, s’invente,
se produit, et se renouvelle sans cesse. J’aurai nécessairement plus de joie à
désirer la justice qu’à désirer la bière parce que mon désir pourra se
renouveler, s’inventer, se relancer, se transformer à chaque instant dans
l’espace infini de ce dépassement alors que la bière constitue (de prime
abord) un idéal moins
« renouvelable », moins fécond.
Exister n’est pas
pour l’homme l’occasion de se rendre compte qu’il manque de la perfection de
l’acte par lequel il existe (Dieu) ; c’est en cela que réside
l’illusion : celle de l’insuffisance, de la finitude, de la culpabilité,
de la repentance (pêché originel, etc) mais plutôt qu’il y participe. Exister
est pour l’homme l’occasion d’exister. Me taxer d’imperfection au regard de la
perfection manifestée par l’existence, c’est encore un moyen de
« m’inventer » insuffisant, de « me croire », de me
désengager de l’appel du présent, de me nier désirant, vivant, existant. Vivre
n’est pas souffrir d’un manque, c’est jouir d’un plein, celui-là même qui fait
que j’existe que je désire et, désirant, que j’invente en existant toutes les
infinies manières d’exister. C’est toujours une illusion que de s’inventer des
raisons pour vivre moins, économiser, épargner, regretter, se culpabiliser,
déplorer que le temps passe, que je vieillisse, que je meure. C’est aussi et
surtout du temps perdu, du temps pendant
lequel mon désir inutilement se nie, se dénie, se fourvoie dans la fausse
assurance que la mort donnent aux cyniques et aux libertins. (la réalité étant
que la mort elle-même est peut-être une façon d’être de la vie)
La vérité est que nous ne manquons de rien,
jamais. Nous ne manquons qu’au regard de valeurs prétendument transcendantes
dont la vérité réside non pas dans le fait qu’elles le sont mais dans le fait
que nous les désirons. Qu’un aveugle manque de la vue n’est valable qu’au
regard de cette idée selon laquelle un homme normal voit, mais cet homme normal
n’existe pas, il est un idéal, une norme, une possibilité. Vivre en déplorant
la perte de ses yeux ne serait pour lui qu’une façon de s’interdire de
« voir » qu’il y a dans cette existence sans vue qu’il vit
l’accomplissement d’une perfection tout aussi incontournable et prégnante que
la perfection de l’instant vécu par celui qui voit. Désirer que ce qui est soit
comme il est n’est pas une façon de se résigner, c’est tout le contraire car ce
qui est, c’est l’incessante production de cette vie, de cette réalité qui est
jouissance et perfection, naissance et renaissance, inventivité.
Dés lors que le désir
(comme conatus) est enfin perçu, ressenti et consenti pour ce qu’il est, soit
ce mouvement divin par lequel ce qui est est comme il est, au moment présent
dans lequel il l’est (Dieu est finalement le présent de ce monde et comme ce
présent est le tout instant du temps, Dieu est le tout du monde, ce par quoi
tout est tout), je ne peux que me réjouir d’être parce que le désir est
l’accomplissement d’une plénitude, d’une perfection et qu’il ne tient qu’à moi
de réaliser enfin à quel point cet instant de ponctuation du moi qu’est le
présent ne fait qu’un avec celui par lequel Dieu est Dieu.
Lorsque je trouve une
femme belle et que je désire sa beauté, je n’aspire qu’à ce que je construis.
Nous ne ressentons et ne découvrons que ce que nous inventons et créons. Mais
d’où vient alors que nous nous rejoignons souvent dans l’évaluation des choses
et des êtres beaux ? De ce qu’il y a unité de la valeur du Beau ?
Comment cela se pourrait-il puisque c’est moi qui crée la beauté de cette
femme ? Spinoza répondrait peut-être par le biais de l’universalité du
conatus. Il n’y pas des objets universels du désir mais il y a universalité du
mouvement du désir et ce dans la beauté, comme dans la vérité, la justice, etc.
Pas plus qu’il
n’existe de beauté hors des conditions dans lesquels se constituent nos critères
d’appréciation et de constitution du
Beau, il n’existe de vérité hors des conditions technologiques de construction
des instruments avec lesquels l’univers va être examiné, structuré, et, en un
sens, créé. Ces instruments constituent eux-mêmes les cadres à l’intérieur
desquels ne peuvent se révéler que certaines vérités (celles qui lui
correspondent). Kant, dans un texte célèbre a montré à quel point la science
n’a véritablement progressé, n’est devenue moderne qu’à compter du jour où
Galilée, Torricelli, etc ont cessé de croire qu’il suffisait d’observer pour
découvrir mais qu’il fallait forcer la nature à répondre aux questions qu’on
lui pose. Elle ne peut insérer sa réponse que dans le cadre strict des
protocoles expérimentaux que le scientifique lui impose. La vérité des anneaux
de Saturne est aussi fluctuante, construite que les instruments qui sondent
leur réalité et leur composition dans l’espace. Le désir de savoir ne manque
pas des vérités qu’il croit poursuivre. A la vérité il ne poursuit aucune vérité
préalable, il les crée, les invente. Quand on résout une équation mathématique,
on croit qu’il existe une vérité « nichée en elle » qu’il importe
seulement de découvrir mais le bon résultat est moins ce que le bon
raisonnement découvre que ce que le bon raisonnement suivant d’ailleurs les
figures imposées des axiomes, des théorèmes produit. Il n’y a pas de bon
résultat avant que vous le fassiez vous-mêmes émerger de vos calculs et vous
conviendrez avec le professeur du même résultat non pas parce qu’il existe
préalablement une vérité une et transcendante mais parce que vous utilisez les
mêmes méthode de production du vrai.
Nous pouvons utiliser
le même renversement pour qualifier les décisions de justice. Nous devons
inventer sans cesse les critères au nom desquels les lois sont édictées non pas
seulement parce que les choses changent mais aussi parce que la justice est
moins une valeur que nous respectons qu’une valeur que nous inventons. La
justice s’impose moins à nous comme un manque qu’il faut combler que comme ce
qui s’impose du réel de toute nécessité. La justice est une inépuisable
réalité. Il est faux de dire qu’elle ne tient pas compte des situations
concrètes car elle ne fait que surgir de la situation même du monde qui est.
Elle fait partie intégrante de sa production.
b) Le désir en mouvement
Nous voyons bien où
nous conduit une telle direction. Il n’y a plus deux mondes qui s’opposent, il
n’ y a qu’un seul plan de consistance ou d’immanence où tout se fait. Plutôt
que de ramener le désir au besoin, Spinoza ramène le besoin au désir en parlant
d’un seul et même effort : « le conatus ». Vivre n’est pas
partir incessamment en quête de ce qui nous manque pour vivre. Vivre n’est pas
survivre mais se créer, s’inventer, produire. J’invente en aimant ma façon
d’aimer, je l’initie, je me crée aimant, je produis les mille et une façons
d’aimer. Lorsque Aragon écrit : « il n’y a pas d’amour
heureux. », il se désole de ce dont il n’y a pas lieu de se désoler.
L’amour n’est l’occasion d’un échec qu’aux yeux de celui qui reste prisonnier
du schéma manque désir possession ou encore sujet manquant/Objet impossible.
Aimer n’est pas une quête du Graal, c’est une machine à produire des fantasmes,
des comportements, des poèmes, des procédures de séduction qui n’ont aucun but
aucun projet sinon de créer le sillon de l’être amoureux. L’illusion est de
croire qu’un désir puisse se satisfaire ou se tarir. Le désir est comme un
grand vent qui suit une multiplicité de directions. Aimer c’est persévérer dans
son être amoureux, c’est s’inventer amoureux. Travailler sans cesse à ce que ma
joie d’aimer demeure, tout comme Pénélope ne cesse d’inventer différents motifs
de tissage sur son linceul. Je comprends ce que c’est qu’aimer lorsque j’admets
que je n’aime pas quelqu’un mais que la rencontre avec quelqu’un produit une combinaison heureuse, prolifique
en énergie amoureuse que ce soit d’un point de vue sexuel, poétique,
reproducteur, intellectuel, etc. La beauté de cette femme ne m’inspire pas
comme un idéal céleste aimanterait de l’extérieur mon désir de créer. La beauté
de cette femme est le produit de mon désir de créer de la beauté, d’engendrer
de l’amour. Le désir de Spinoza est un poros sans pénia, une jouissance
perpétuelle, ce qu’il appelle la joie qui ne déplore aucun manque et se déploie
sans fin dans un mouvement d’innovation perpétuelle. Mon âme n’est plus
manquante de rien, elle est un inlassable principe de fécondation. Aucun désir
n’est en lui-même mauvais. Rien n’est objectivement mauvais pour Spinoza. Nous
ne sommes en tant qu’être de désirs que des flux d’énergies en quête
d’agencements, de compositions et toutes les compositions ne sont pas également
productives, certaines peuvent même se révéler destructrices de notre être. La
composition bonne est celle qui accroît notre puissance. Ce n’est pas que boire
trop de bière soit « mal », c’est surtout que c’est improductif,
voire destructeur de la jouissance initiale à la longue. Ce n’est pas le sens
ou la rectitude morale qui m’éloigne de la bière mais la jouissance or la
production de justice, de beauté, de pensée constitue des agencements
prolifiques, heureux, durable. S’il faut privilégier pour Spinoza les joies de
la pensée aux plaisirs de la sensation immédiate ce n’est pas en vertu d’une
illusoire supériorité de la pensée sur le corps en terme de dignité mais tout
simplement en vertu de la durée de jouissance.
Non seulement il est
faux d’affirmer qu’il n’y a pas d’amour heureux mais c’est le contraire qui est
vrai : il n’y a d’amour qu’heureux précisément parce que l’objet n’est pas
la conquête parce que le bonheur n’est pas la fin poursuivie mais participe de
l’énergie déployée dans la production de l’amour. Ce qui me rend heureux n’est
pas l’épreuve que je fais d’un amour que je voue à telle ou telle personne. « L’amour
est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. » Que l’autre
existe et suscite en moi de l’élan, des productions, des déclarations suffit à
me rendre tout à la fois joyeux et amoureux. Il n’est pas d’amour malheureux
excepté celui qui me rendrait improductif mais on tomberait alors dans le
non-sens : comment pourrais-être amoureux d’une beauté qui n’engendre pas
en moi de production, d’élan, d’effort de persévérance de mon être amoureux
puisque c’est le mouvement même de cette production qui crée cette beauté dont
je suis amoureux ? Je ne peux être désolé d’aimer, je ne peux souffrir
d’aimer car cette souffrance est alors l’indice d’un moindre-être c’est-à-dire
aussi d’un moindre être amoureux. Tout acte est pour nous l’occasion d’accomplir,
de jouir de la plénitude d’un inlassable mouvement de production.
Il y a dans la
philosophie spinoziste un traitement sur et garanti contre l’apitoiement sur
soi, le regret, les repentirs, la tristesse, la célébration romantique des
passions tristes (nostalgie, culpabilité, rêverie et réflexion amère sur la
vie). Chaque instant de vie est en lui-même l’accomplissement d’une perfection,
ne serait-ce que parce qu’il y a de la production d’existence. Vivre est donc
en soi, par soi-même, toujours déjà l’occasion pour moi de me réjouir
d’exister. Je ne parviens pas à séduire telle femme que je désire mais plutôt
que de me lamenter de ce qui m’apparaît comme un échec, il conviendrait que je
me réjouisse de l’accroissement de puissance que me procure cet amour en
stimulant mon désir de vivre. Ce désir d’ailleurs ne cesse de se réaliser
puisque je vis. L’existence est un plein dans lequel ne s’insinue aucune pensée
de mort. « je n’ai rien fait aujourd’hui, n’avez-vous pas vécu répond
Montaigne, c’est non seulement la plus fondamentale mais la plus illustre de
vos occupations. » Comment auriez-vous passé l’écueil de cette journée si
ne vous y avez maintenu tout au long des épreuves que vous y avez traversé un
authentique désir d’exister, si ne s‘était manifesté à chacun des moments
présents qui en ont scandé le déroulement ce désir de vivre que nous décrit le
philosophe Plotin : « le désir de vivre en cherchant l’être, c’est du
présent qu’il est désir, si l’être est dans le présent. Même si l’on admettait qu’il
veut le futur et ce qui va venir à sa suite, il ne veut que ce qu’il a et ce
qu’il est, et non pas ce qui est passé et ce qui est sur le point d’être, mais
ce qui est à présent il veut que cela soit, ne recherchant pas le pour toujours
mais que ce qui est là à présent soit à présent. » L’existence est joie
parce qu’elle est production d’être et les raisons que j’ai d’être malheureux
sont toutes à quelques degrés des raisons que je m’invente, que je ne prends
pas du bon côté, c’est-à-dire du point de vue du principe même d’existence en
vertu desquels elles sont.
M’apitoyer sur moi
revient à détourner l’énergie productrice de mon être du côté de la
déperdition, à nier le principe même en vertu duquel je vis. L’éthique de
Spinoza consiste au contraire à en rajouter à la joie plutôt que de s’inventer
souffrant. Rien n’est plus absurde que de vouloir tuer le désir car cela même
est l’expression d’un désir. La joie est consentement, adhésion à la séance
plénière de tout instant d’existence. Plutôt que de se lamenter sans fin de ce
qui est, à comparaison de ce qui, selon nous, devrait être, il convient de
consentir d’abord à l’idée que ce qui est, du fait même qu’il est est
l’expression d’une nécessité, d’une perfection mais aussi d’une puissance, d’un
effort qui ne cesse pas d’être, qui est le mouvement même de l’être. Plutôt
que, comme le disait Descartes, changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde,
il s’agit pour Spinoza de saisir l’essence divine et parfaite de ce désir qui
est le monde c’est-à-dire Dieu. L’homme n’est qu’une façon singulière pour Dieu
d’être Dieu, pour la nature d’être ce qu’elle est. Le mouvement par lequel je
ne cesse de travailler à accroître ma puissance n’est pas distinct de celui par
lequel Dieu accomplit sa perfection. C’est pourquoi le désir est par sa nature
même, qui est la nature même du tout, nomade, non installé, insituable.
Conclusion :
Le désir n’est pas producteur d’illusion mais cela même qui produit
l’existence. La nouvelle de Henry James « la bête dans la jungle »
nous décrit l’histoire d’un homme :John Marcher qui au nom de l’intuition qu’il croit avoir
d’une grande chose à venir, d’un évènement inouï révélant enfin à sa vie
l’effroi pur de la vraie vie passe à côté de sa vie, c’est-à-dire de l’amour
que lui voue son amie Mary Bartram. Il comprendra à la mort ce cette dernière
que cet événement n’était pas l’objet de son attente mais la texture même de
cette attente partagée. Le consentement de cette femme à attendre avec lui
qu’il se passe quelque chose était la manifestation de ce quelque chose se
réalisant et n’étant déjà plus à attendre. On se trompe toujours en croyant que
les choses vont arriver, que le bonheur est pour demain, que l’événement va
venir. Il n’est pas d’autre événement que ce flux par lequel tout passe et rien
« n’est » à proprement parler. Qu’elle consente à attendre avec lui
était tout ce qu’ils avaient à vivre, mais par excès de délicatesse, de
timidité, de faiblesse, de lâcheté et tout simplement de bêtise, John Marcher
est passé à côté de sa vie, de leur vie, de ce que c’est que vivre :
« Il avait vu, hors de sa propre existence, et non appris par le
dedans, la façon dont une femme est pleurée quand elle a été pleurée pour
elle-même : telle était, en sa force suggestive, la leçon que lui imposait
le visage de l’étranger, qui flamboyait encore devant lui comme une torche
fumante. Elle ne lui était point venue, cette révélation, sur les ailes de
l’expérience : elle l’avait frôlé, basculé, renversé, avec l’irrévérence
du hasard, l’insolence de l’accident. Mais maintenant que l’illumination avait
commencé, elle embrasait jusqu’au zénith, et ce qu’à présent il demeurait à
contempler, c’était, sondé d’un coup, le vide de sa vie. »
Les yeux de John Marcher viennent trop tardivement d’être décillés de
l’illusion qu’il n’ a cessé d’alimenter tout au long de sa vie à ce point que
sa vie entière n’est que l’illusion de l’attente, n’ayant pas vu que
l’événement qu’il attendait dans l’avenir était cette présence de Mary à ses côtés à chacun des
instants de cette attente. Le désir de vivre n’est pas constitué d’un autre
élan que celui là même de la vie du désir. La réponse à nos attentes, à nos
questions ne se situe jamais au-delà de nous mais en nous au cœur de l’énergie
même au gré de laquelle nous nous les posons, nous les instituons au cœur même
de nos structures d’existence. Que chacun de nous réfléchisse à ce qu’il
désire, il finira sans nul doute par découvrir dans l’acceptation de ce fait
qu’est à lui-même, pour lui-même, l’acte de son existence, la jouissance du plus
haut bonheur qui se puisse concevoir.
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