La première attitude à adopter face à ce sujet
consiste à ne surtout pas le confondre avec cet énoncé : « Nous
arrive-t-il de douter de nous ? » puisque cette formulation n’est pas
du tout ambiguë (la réponse serait « oui » évidemment). Il
importe au contraire de s’orienter d’emblée sur ce qui rend la formulation
problématique. Si le concepteur du sujet a tenu à faire figurer les
termes : « Puis-je » et « moi-même », c’est que
quelque chose d’important est à prendre en compte dans cette personnalisation de
l’énoncé. Le « je » et le « moi » se répondent l’un à
l’autre comme on le dirait d’un écho entre deux parois. Comment pourrais-je
douter de moi sans que le « je » ne soit précisément fondé dans et
par l’action de douter, fût-ce de moi ? Plus je doute de
« moi », plus j’effectue le « je » (peut-être d’ailleurs
n’existe-t-il pas de plus claire affirmation du « je » que dans la
remise en cause consciente du « moi ». C’est l’une des
interprétations possibles du « connais-toi toi-même » de Socrate et,
d’un point de vue plus indiscutable encore, du « je suis, j’existe »
de Descartes dans la 2e méditation, mais il est un peu tôt pour y
faire référence dés l’introduction – il est possible de pointer simplement
cette contradiction dans les termes mêmes, alors que Descartes lui, entreprendra
une démarche « métaphysique » à laquelle il faudra accorder un
développement plus important et plus décisif dans la perspective d’un plan).
Pour douter radicalement de moi-même, il faudrait que
je supprime tout principe d’assimilation identitaire entre le Je et le Moi,
c’est-à-dire que je ne sois pas même que cette chose qui pense qu’elle est un moi.
Mais où et comment pourrais-je trouver l’efficience d’une telle rupture, d’une
telle dissociation ? Que faudrait-il que soit ce « je » pour
douter de ce « moi » ? Serait-ce au prix d’un effort volontaire
tel que l’entreprend Descartes, ou au contraire, dans la réalisation d’une
ligne de démarcation déjà avérée, déjà active et finalement toujours à
l’œuvre (l’inconscient freudien) ?
Autant pour Descartes, douter de soi est l’acte volontaire du Je, autant pour
Freud, c’est la stricte observation du délitement d’un « moi
conscient » qui ne cesse de se fissurer et laisse ainsi entrevoir, au
travers de ses brèches, ce fourmillement de tendances psychiques refoulées
(l’inconscient). Il faudra bien tôt ou tard en venir à cette opposition qui
porte moins en fait sur la question de savoir s’il faut douter de soi que sur
la question de savoir « comment le faire ».
Mais cette question du « comment » est
cruciale, elle est le fond du sujet pour des raisons que la critique
Nietzschéenne du « Je pense, je suis » de Descartes nous font
comprendre. En effet, Descartes, aussi résolu soit-il à douter de tout,
n’implique pas la notion de substance dans l’ensemble des notions douteuses
(lequel comprend pourtant moi, le monde, la réalité, Dieu). Par ce terme de
substance, il convient d’entendre à la fois l’essence d’une chose ou d’un être
par opposition à des états ou des conditions qui ne serait que provisoires,
accidentels (il y a en moi ce que je suis (mon essence) et puis ce que je peux
être momentanément, à cause d’un événement
ou d’une autre personne : joyeux, colérique, triste, content, etc.)
et également le fait de ne dépendre que de soi-même dans son existence, d’être
le sujet de ses actions (il faut bien comprendre ici le principe de détermination
d’une volonté, plus que le principe de génération. Nous sommes nés de nos
parents mais en tant qu’êtres conscients, nous sommes les auteurs de nos
actes).
Si Descartes frôle sans s’y abîmer le précipice de
son inexistence de sujet, c’est parce qu’en réalité, il ne l’a jamais vraiment
considéré. Parti d’une démarche volontaire, il retrouve le sujet d’où il est
parti, ou plutôt le sujet dont il n’a jamais envisagé qu’il pouvait réellement
ne pas exister, en tant que sujet :
« je ». Un être pensant ne pouvant absolument pas être autre
chose que volontaire et auteur de ses actes, selon lui, il est évident que cet
être là ne sera pas compris dans le doute qu’il met en œuvre puisque c’est lui
qui le met en œuvre.
C’est bien là le fond de la critique de Nietzsche :
Descartes croit mener une démarche risquée sans se rendre compte qu’il en
exclue arbitrairement cela-même qui en ferait vraiment un péril, un véritable
danger, à savoir le je du « je pense ». Pour douter de soi, il faut
envisager, voire réaliser à quel point ce « Je » n’est pas une
substance, un être par soi, maître et initiateur de ses décisions (c’est déjà
ce que Spinoza (1632 – 1677), contemporain de Descartes
affirmait : « les hommes sont conscients de leurs actes mais
ignorants des causes qui les déterminent »).
On mesure ainsi l’importance du terme
« même » dans l’expression « moi-même » : Descartes
est un « je » qui doute de son « moi », mais il ne va pas
jusqu’à douter du « moi-même », c’est-à-dire d’un moi qui serait
substance, sujet, seul auteur de ses pensées et de ses actions.
Rétrospectivement, la question prend alors tout son sens : dans la
perspective de Descartes, je ne peux pas douter de moi-même puisqu‘il faut bien
que je sois un moi décisionnaire et substantiel pour lancer volontairement la
démarche de douter, et plus je douterai de moi plus je serai le moi-même,
volontaire (on pourrait presque dire divin en pensant à « l’allant »
de Dieu sur la voûte de la Chapelle Sixtine). Mais comment, dans la perspective
Nietzschéenne, Spinoziste, ou Freudienne, pourrais-je ne pas douter de moi
« même » puisqu’alors c’est précisément ce caractère de substance qui
est inassumable par un « je » ?
Il est même possible d’aller plus loin dans cette
remise en cause de l’adjectif : « même » au sein de l’expression
« moi-même ». Pour être « moi-même », il faudrait que mon
identité soit considérée comme posée, comme une affaire entendue, bouclée. Or
il n’est rien de ce que je suis aujourd’hui voire maintenant qui ne soit
susceptible de changer toute à l’heure : « Moi à cette heure et moi
tantôt sommes deux. » - Montaigne. C’est finalement tout le sens de la
distinction développée par Paul Ricoeur entre la mémeté et l’ipséïté. Etre
soi-même, au sens de mêmeté désigne une identité de fait, déjà enregistrée,
inaltérable. On est soi-même, en ce sens là, parce que quelque chose de nous ne
changera jamais quoi qu’il arrive. Par contre, l’ipséïté désigne la tentative
de se prescrire à soi-même une ligne de conduite « droite », de faire
signe dans ses attitudes, ses projets, ses engagements d’une intégrité, d’une
éthique impliquant une direction, une stabilité. Pour l’ipseïté, le soi-même
n’est jamais fait mais il reste toujours à faire. On peut douter de soi-même,
et c’est la raison pour laquelle il nous revient incessamment de nous impliquer
dans cette identité dont l’achèvement demeure impossible, comme le serait la
dynamique d’un chantier perpétuel.
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