4) Traitement de la
question
a) Partie 1 : il y a
« une » vérité de type
scientifique (Aristote)
Il convient d’abord de s’interroger sur le style
même de cette discipline : pourquoi et comment sont apparues à une
certaine époque (5e siècle avant JC) un type de discours
entreprenant d’abord de poser ce « postulat » en vertu duquel les
évènements, ou les faits ne se produisent jamais sans avoir été causés par
quelque chose. Pourquoi ne nous sommes nous pas contentés des mythes ou des
cosmogonies (récits des origines) ? C’est à Athènes que nous observons ce
mouvement très progressif au gré duquel les explications ou les solutions par
les rites, les récits, les prières vont peu à peu laisser la place à des
travaux, à des observations, à une intelligence des rapports dans les domaines
de la médecine, de l’histoire, de la biologie, etc, au sein desquels la
mythologie va peu à peu perdre en crédibilité.
Dans les différences de conception de la
connaissance entre Platon et son disciple Aristote se manifestent des distinctions suffisamment
notables pour nous faire comprendre l’esprit dans lequel la science va apparaître.
En effet, pour Platon, d’où nous viennent l’envie de connaître et
l’investissement dans cette activité ? De deux mouvements qui participent
l’un à l’autre : la dialectique ascendante et la réminiscence. Je suis
touché par la beauté d’un visage que je croise dans la rue, ce qui suscite en
moi l’envie de connaître ce qui fait la beauté de tous les visages puis la
beauté de tous les corps, la beauté des âmes, laquelle me guide vers la beauté
même et ainsi de suite jusqu’à ce que mon esprit parvienne à l’Un, c’est-à-dire
jusqu’à la généralisation ultime où se résorbe l’essence pure et unique de la
connaissance. Mais comment mon âme va-t-elle parvenir à passer ainsi d’un
niveau à un autre sans s’égarer ? Comment sait-elle que c’est en ce sens
qu’il faut progresser ? Parce qu’elle en a le souvenir. Nous avons tous en
nous la mémoire de cette expérience originelle des essences que notre âme a
vécu lorsqu’elle n’était pas encore entichée d’un corps. Finalement connaître
pour Platon, c’est toujours d’abord et fondamentalement
« reconnaître », se rappeler d’une intuition qui est « en
nous ». Nos expériences ne sont que des incitations à rentrer à nous-mêmes
pour y gravir les échelons de la dialectique ascendante et élever notre âme à
la connaissance de l’Un.
Cette connaissance ne peut en aucune façon être
considérée comme « scientifique », ne serait-ce que parce qu’elle
s’appuie sur une considération de l’âme qui tient davantage de la spiritualité
que d’un discours rationnel. Dans « les seconds Analytiques »,
Aristote développe une théorie qui est très éloignée de celle de son
maître : connaître une chose, c’est « connaître la cause par laquelle
cette chose est, savoir que c’est bien la cause de la chose et que cette chose
ne peut être autrement qu’elle n’est. » En d’autres termes, nous avons la
connaissance d’une chose quand nous pouvons expliquer 1) qu’elle soit, 2)
qu’elle soit ce qu’elle soit, 3) qu’elle n’aurait pas pu être autrement.
Finalement c’est par la connaissance de sa
cause, sa nature et sa nécessité que nous pouvons revendiquer un savoir (science)
sur une chose. On peut affirmer que l’esprit de la science est né et qu’il
est lié à la notion de « démonstration ». Platon avait bien fait
graver à l’entrée de l’Académie : « que nul n’entre ici s’il
n’est géomètre », mais sa conception du savoir, aussi empreinte soit-elle
de mathématiques demeurait fondée sur des postulats ou des principes qui ne
relevaient à aucun titre de l’expérience ou du raisonnement (immortalité de
l’âme, réminiscence etc.). Avec Aristote, nous entrons au contraire, dans une exigence
de démonstration tout-à-fait nouvelle : celle du syllogisme : « Le
syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une
autre chose différente d’elles résulte nécessairement, par les choses mêmes qui
sont posées. C’est une démonstration quand le syllogisme part de prémisses
vraies et premières. » Nous ne pouvons accéder à des vérités qu’à la
condition de déduire rigoureusement certaines propositions de propositions de
départ indiscutablement fondées par elles-mêmes. La vérité scientifique
d’Aristote s’oppose à la vérité dialectique de Platon, laquelle ne peut
prétendre à la même puissance de démonstration. Autant pour Platon, c’est par
le mouvement d’un cheminement qui nous est intérieur que nous parvenons à la
connaissance, autant pour Aristote, la pensée s’impose à elle-même une
discipline syllogistique ardue au fil rigoureux de laquelle elle ne peut pas se
tromper. On ne pense pas par soi-même, on pense ce qu’on ne peut pas ne pas
penser.
Qu’est-ce qui voit donc le jour avec Aristote ?
Pas du tout l’idée selon laquelle, seule, la science nous dirait la vérité,
mais plutôt l’émergence d’un autre style de recherche du vrai qui repose à la
fois sur l’expérience, sur la causalité et sur le syllogisme : la science.
Celle-ci n’est pas le discours qui prend sur lui de dire la vérité mais qui
assume une forme de curiosité, d’étonnement en décidant de cesser de lui
répondre par le surnaturel et l’irrationnel. Attendons-nous de la science
qu’elle nous dise la vérité ou bien qu’elle nous permette de retirer des
conclusions universelles, assimilables et démontrables par tout esprit faisant
preuve de logique et de rationalité ? Existe-t-il vraiment une vérité ou
bien cette notion ne recouvre-t-elle qu’un idéal régulateur dont le but réel
est de donner occasion à certains styles de discours et de pratiques de voir le
jour ?
b) Partie 2 : Vérité
et expérience : peut-il exister une vérité scientifique sans un réel
proprement scientifique ?
Des
cinq critères qui constituent la science, nous retrouvons dans la conception
Aristotélicienne de la connaissance trois d’entre eux, à savoir la
correspondance avec le réel (importance de l’observation des données
sensibles), la prédiction (importance de la causalité) et surtout la cohérence
interne avec le syllogisme, mais d’aucune façon la falsifiabilité. Comment cela
serait-il possible puisque la notion même d’expérimentation scientifique
n’existait pas encore ? Mais sur quoi repose cette procédure, à savoir
cette idée selon laquelle on n’apprend rien de la réalité sans la questionner
préalablement ?
En
premier lieu de la constatation que l’on ne peut rien comprendre de la nature
en s’en tenant simplement aux données qui nous sont transmises par nos sens. Si
nous voulons connaître la vérité des éléments qui nous entourent avec lesquels
nous entrons en contact par la perception, il convient d’abord de dépasser les
apparences non seulement parce qu’elle sont trompeuses mais aussi parce
qu’elles sont fuyantes.
C’est
exactement le sens de la référence que fait Descartes dans les secondes
méditations à un morceau de cire :
“Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de
la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il
retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli, sa
figure, sa couleur, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il est froid, on
le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les
choses qui peuvent faire distinctement connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, pendant que je parle, on l’approche du feu ce qui y restait de
saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd,
sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on
toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire
demeure-t-elle après ce changement ? Il
faut avouer qu’elle demeure et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que
l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne
peut être rien de ce que j’ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes
les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement
ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Mais (...)
éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui
reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de
muable. Or qu’est-ce que cela, flexible et muable ? N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant
ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure
triangulaire? Puisque je la conçois
capable de recevoir une infinité de semblables changements et ne saurais
néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination ; il faut donc que
je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce
que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le
conçoive (...).
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par
l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la même que je vois, que je touche,
que j’imagine, et la même que je connaissais dés le commencement. Mais ce qui
est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit
n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a
jamais été, quoiqu’il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut
être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et
distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou
moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée (...). Je juge et
ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit,
ce que je croyais voir de mes yeux.”
René
Descartes – Méditations métaphysiques
Il
est impossible de comprendre ce passage sans connaître la différence que fait
Descartes, à la suite de Galilée, entre les qualités secondes et les qualités
premières d’une réalité. Les qualités premières sont celles qui la constituent
en propre, qui la font être ce qu’elle est ; les qualités secondes sont
celles que nos sens perçoivent de sa manifestation sensible. Devant un bloc de
cire, je perçois d’abord son odeur, sa solidité, sa couleur, sa consistance, sa
température, c’est-à-dire ce que j’en saisis par mes sens. Or une flamme
s’approche de ce bloc et le fait fondre transformant ainsi toutes les qualités
sensibles de l’objet qui devient une flaque et ne conserve aucune des qualités
secondes dont j’avais fait l’expérience sensible auparavant.
Je
suis confronté à un problème : soit je considère que les qualités secondes
définissent bien l’identité de la cire auquel cas il me faut soutenir que je ne
suis plus confronté à de la cire, soit j’affirme que toujours de la cire mais
que son identité, sa substance « vraie » ne se situe pas dans ses
qualités secondes qui ne constituent que son apparence. Mais dans cette
deuxième solution qui semble la plus raisonnable car on voit mal comment la
cire, par pure magie, aurait pu disparaître sous la seule intervention de la
flamme (ce serait comme affirmer que la vapeur n’est plus de l’eau, ce qui
serait absurde puisque le même atome H2O demeure au-delà des variations d’état
qu’on peut lui imposer), il nous partir à la recherche des qualités premières
de la cire, celles qui échappent à nos sens, puisque ils se laissent abuser par
les changements provoqués par le feu.
C’est
bien là le point essentiel de la démonstration de Descartes : l’évidence
de ce qui se manifeste à nos sens est contrariée par une autre forme
d’évidence, plus puissante encore, qui nous impose de concevoir que la vraie
cire est ce qui demeure, au-delà des variations d’apparences, du bloc à la
flaque. Puisque mes sens sont dépassés par cette considération, il faut bien
qu’en nous une faculté soit à même de saisir cette cire authentique mais
laquelle ? Nous disposons de trois facultés de connaissance : a) nos
sens b) notre imagination c) notre entendement. Notre imagination peut-elle se
représenter la cire même ?
Descartes
évoque les qualités premières de la cire : quelque chose d‘étendu, de
flexible et de muable. Ce qui la définit en propre, c’est sa capacité à occuper
l’espace et à revêtir une infinité de formes possibles. Or l’imagination ne
peut explorer l’infini, comme le prouve notre incapacité à nous représenter
mentalement et avec précision un chiliogone (figure à 1000 côtés).
L’imagination dont la fonction est de composer des images mentales peut nous permettre
de nous représenter les angles cachés d’un volume (j’imagine d’un cube les
côtés que je ne vois pas directement en déplaçant mentalement le cube dans
l’espace) mais elle s’épuise vite dés que la figure est un peu compliquée. Si
je ne peux pas imaginer un chiliogone, je peux le concevoir, c’est-à-dire que
je le conceptualise comme une figure possédant 1000 côtés et rien ne s’y
oppose, mais qu’est-ce qui conceptualise en moi ? Mon entendement. De le
même façon, mon entendement conçoit parfaitement une étendue susceptible de
revêtir une infinité de figures.
Ce que je perçois par mes
sens est bien « la cire » vraie mais ce n’est pas par mes sens que
j’en fais l’expérience « vraie ». Ce qu’elle a de propre n’est pas ce qu’en
vois ou ce que j’en touche mais ce que je peux en concevoir clairement
distinctement, ce qui s’impose à mon entendement comme la constituant vraiment
à savoir cette capacité à occuper l’espace en revêtant une infinité de formes.
De la cire, mon entendement conçoit qu’elle est une substance « protéiforme »,
et nous pouvons reprendre littéralement l’origine étymologique et mythologique
de ce terme pour rendre compte de la puissance de mon entendement.
Dans
l’Odyssée, Protée est un titan marin qui peut se métamorphoser. Ménélas échoue
sur un rivage inconnu parce qu’il a offensé un Dieu et la fille de Protée lui
révèle comment obtenir de son père la réponse à la question de savoir lequel.
Ménélas se saisit donc de Protée qui se transforme en lion, en serpent, en
léopard, en cochon et même en eau et en arbre pour échapper à son assaillant
mais Ménélas ne desserre jamais sa prise et finit par apprendre que c’est à
Poséidon qu’il doit adresser ses sacrifices et ses prières.
Notre
entendement est en nous cette faculté qui, comme Ménélas, tient assez fermement
et distinctement sa prise pour lui imposer de se révéler à « nos
yeux » comme Protée, telle qu’elle est vraiment. Je peux concevoir que la cire est une étendue
susceptible d’une infinité de figures mais mes yeux physiques ne peuvent la voir ni mon imagination se la représenter. Ce que Descartes appelle
l’inspection de l’esprit, c’est cette expérience que mon entendement fait d’une
cire identique et vraie là où me sens ne perçoivent qu’une apparence fuyante.
Par
conséquent, il existe, selon Descartes, une modalité d’expérience qui nous met
directement en phase avec ce qui, de la chose que nous percevons, constitue son
identité véritable. La vérité scientifique est une démarche qui ne peut se
concevoir qu’à partir de cette décision de voir avec ce que nous pourrions
appeler « les yeux de l’entendement ». Il faut une intention
préalable: celle de ne pas se laisser abuser par ce que nos sens nous révèlent
comme définissant la chose. Ce n’est pas que le bloc de cire soit de la cire
« fausse », mais il n’est qu’une apparence possible parmi une
infinité d’autres. De la même façon il faut bien qu’une identité demeure du
bloc de glace à la vapeur : l’eau. La recherche d’un savoir
(science : scio) sur la cire ou sur l’eau suppose une résolution :
celle de se servir de son entendement et de dépasser les apparences variables
qui se manifestent à mes sens et ne permettent pas de statuer sur la nature
véritable de la chose. Il y a une vérité de la cire que nous pouvons savoir en
décidant de voir d’une certaine façon. On ne peut se mettre en quête d’une
vérité scientifique qu’à la condition de voir « scientifiquement »
les choses qui nous entourent. Par « voir scientifiquement », il faut
entendre ne pas voir avec les yeux du corps mais avec ceux de l’entendement.
Ce
statut de la cire identique pose néanmoins question : est-il autre chose
qu’un postulat dont on part et dont on décide arbitrairement de poser
l’existence ? Non, la cire est bien « même » du bloc à la
flaque, mais cette pérennité d’une cire vraie au-delà des variations causées
par la flamme définit en même temps la notion de « chose à
connaître », l’idée selon laquelle on ne comprend pas ce qui nous entoure
sans l’avoir divisé dans ses composantes essentielles, méthode qui correspond
exactement à ce quel l’on appelle en médecine un « diagnostic » (dia
gnose : connaître en divisant).
Prenons l’exemple d’un cocktail :
est-ce la même chose d’apprécier sa saveur en le buvant et de comprendre sa
fabrication en sachant de quoi il est composé ? Evidemment non : il y
a la vérité « qu’il est » dans l’instant même pendant lequel je le
bois, vérité brute, instante, existentielle (et savoureuse), et la vérité de ce
qu’il est, vérité médiate, décalée (et savante) dans laquelle il devient un
objet d’étude et dont je peux énumérer les ingrédients. Il y a bien ici une
vérité scientifique que l’on retrouve parfaitement dans les deux premières
règles posées par Descartes dans le discours de la méthode : « le premier (principe) était de ne
recevoir jamais aucune chose pour vraie que je la connusse évidemment être
telle, c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la
prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce
qui se présenterait si clairement et si distinctement que je n’eusse aucune
occasion de le mettre en doute. Le second de diviser chacune des difficultés
que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait
requis pour les mieux résoudre. »
Finalement
le présupposé de toute démarche scientifique consiste à partir du principe
qu’il y a toujours une vérité à chercher dans les mutations de la réalité, à
poser l’idée de l’identique au-delà du multiple, de l’invariable derrière le
variable, du général au-delà du particulier, de la loi au-delà du chaos
apparent. Et il faut bien reconnaître que nous nous sommes alors confrontés à
ce que nous pourrions appeler le « credo » (je crois) de la science
(scio : je sais), la base croyante d’une entreprise qui consiste à savoir.
Il est vrai que la même cire demeure du
bloc à la flaque, mais il n’en est pas mois vrai également que cette
cire identique est d’abord un postulat sans lequel rien ne serait à
connaître. Toutes les sciences partent de postulats différents mais le désir
pur de connaître tel qu’il se manifeste dans toutes les sciences ne peut se
concevoir sans l’idée même d’une vérité « Une » et universelle à
chercher derrière des apparences multiples, fuyantes, confuses et fragmentées.
A la question de savoir s’il y a une vérité scientifique, nous pourrions donc
répondre qu’aucune démarche scientifique ne saurait se concevoir sans partir du
principe qu’il y en a une, indépendamment de la question de savoir si
effectivement elle la trouvera.
C’est
finalement dans la prise de conscience de cette méthode et de ce qu’elle
implique pour le rôle essentiel de l’expérience dans ce qu’il convient
d’appeler un « processus » que consiste selon Kant la révolution
imposée par l’avènement de la Science moderne en 1632 avec Galilée, Bacon, Descartes,
Torricelli, etc :
« Quand Galilée fit
rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la
pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un
poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à
lui connue,... ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils
comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses
propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui
déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la
nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire
en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé
d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire,
chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison
se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent
donner aux phénomènes concordants entre eux l'autorité de lois, et de l'autre
l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite
par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce
qu'il plaît au maître, mais au contraire comme un juge en fonctions qui force
les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose.
»
Kant
évoque une « révolution Copernicienne » pour décrire le bouleversement provoqué selon lui par Galilée dans
l’histoire de la science. De la même façon que le savant polonais a inversé le
rapport de la terre au soleil, la science moderne renverse la relation entre la
connaissance et les éléments étudiés. Ce n’est plus à la connaissance de se
régler sur les objets mais c’est aux objets de se régler sur la connaissance.
Savoir ne consiste plus à observer et à découvrir mais à supposer et à essayer
(Galilée se décrit lui-même comme saggiatore : « l’essayeur », c’est le titre d’un
de ses livres). Un savant « essaye », c’est-à-dire qu’il expérimente,
il n’attend pas que la vérité vienne, il la provoque en fonction des idées
préalables qu’il conçoit. Si Galilée n’avait pas « essayé », nous
croirions encore qu’un corps tombe plus vite parce qu’il est plus lourd. La
science n’apprend rien si elle ne part pas du principe qu’il y a des choses à
connaître et, plus encore, si elle ne prend pas les devants en formulant
d’abord à titre d’hypothèse des lois, des rapports de causalité et en éprouvant
leur pertinence par des expériences. La science ne consiste pas dans un compte
rendu des phénomènes qui se produisent mais d’abord dans la formulation à titre
d’hypothèses des lois au gré duquel ils se produisent. Aristote déjà concevait
bien qu’on ne comprenait une chose qu’en en trouvant la cause mais il n’allait
pas jusqu’à envisager que la cause soit à provoquer (expérience), il pensait
qu’il suffisait de la découvrir (observation).
Il
est vain, selon Kant, de demander à la raison humaine, de concevoir ce qui de
la nature serait inconcevable par notre esprit. De ce qui est à l’extérieur de
nous nous ne pouvons comprendre que ce qui peut être appréhendable par une pensée humaine. Par conséquent, c’est
à notre entendement de formuler d’abord des lois et de concevoir ensuite des
expériences de telle façon que nous puissions aboutir à des résultats fiables
et progresser ainsi dans une connaissance qui sera tout autant celle de notre
esprit que celle de la réalité extérieure, ou plutôt qui correspondra
exactement à ce que notre esprit peut comprendre de la réalité extérieure. Le
savant questionne et force la nature à répondre à la question : c’est cela
qui définit une expérience. Si la science devait se limiter à constater et à
collecter les faits, elle ne pourrait jamais unifier tout cela c’est-à-dire
saisir les lois qui prévalent dans la nature.
La
référence à l’écolier et au juge est assez parlante : le savant n’est plus
l’écolier d’une nature qui serait le maître et dont il aurait tout à apprendre,
à recueillir. Il est un juge qui
« force » les témoins (la nature) à répondre aux questions
qu’il a d’abord formulées. La science est active, voire activiste. Elle
n’attend rien elle provoque. Il n’y a donc pas de vérité à découvrir dans la
nature pour le scientifique mais des hypothèses scientifiques à essayer en
questionnant la nature. Comme le dit Bachelard : « rien n’est donné
tout est construit ». il n’y a pas de vérité toute faite à découvrir dans
la nature mais des hypothèses à construire qui nous donneront des éléments de
réponse.
Mais
alors que dire de ce que l’expérience va nous révéler ? Quel statut
accorder à la réponse que la nature va donner à une question posée à partir
d’une hypothèse scientifique ? Comment considérer le vaccin de Pasteur par
exemple ? Est-ce ce que la nature fait ou ce que le savant provoque ?
S’il ne fait évidemment aucun doute que les défenses immunitaires de
l’organisme sont naturelles, il est également évident que la notion de vaccin
est une idée humaine née dans l’esprit d’un scientifique. Comme le dit
Canguilhem : « le fait
scientifique, c’est ce que fait la science en se faisant. » La science
ne consiste pas ou plus à comprendre la nature mais à déterminer ce que
l’esprit humain peut concevoir et surtout construire à partir d’elle.
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