« Nous connaissons la vérité, non seulement par
la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous
connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui
n’y a point de part essaye de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela
pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ;
quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance
ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non point
l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la
connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement,
nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous
donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que
la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y
a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison
démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double
de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le
tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule et
inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes,
pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la
raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir
les recevoir. »
Pensées
– Pascal (1623 – 1662)
Pascal essaie ici, au sein
même de la science, de justifier l’utilisation de deux facultés différentes dont
chacune permet de conclure des propositions certaines, mais selon des modalités
distinctes. Même s’il ne se désigne ici qu’un seul ennemi, il en a deux :
les sceptiques d’un côté, et Descartes de l’autre, dans la volonté de ce
dernier de démontrer des vérités qui en réalité sont des vérités d’intuition,
comme l’existence de Dieu. Pascal veut donc ici contredire les pyrrhoniens pour
lesquels il est impossible de parvenir à une vérité indubitable et les
cartésiens qui donnent trop d’importance à la raison et pas assez au cœur.
Il est aussi vain de
s’épuiser à démontrer une vérité de cœur que d’essayer de ressentir une vérité
de raison. Nous jouissons de deux capacités distinctes dont chacune possède son
domaine réservé : les premiers principes pour le cœur, les chaînes de
démonstration pour la raison. En d’autres termes, il est nécessaire que l’homme
de science croit, c’est-à-dire adhère sans preuve à des vérités qu’il éprouve
bien comme vraies sans les avoir prouvées tout simplement parce qu’elles ne
sont pas démontrables. Personne ne peut faire la preuve qu’il n’est pas en
train de rêver qu’il existe mais il sent bien qu’il existe et qu’il ne rêve pas.
C’est bel et bien une vérité subjective, intérieure qu’il est impossible
d’universaliser puisque personne d’autre que moi ne peut sentir que j’existe.
Il y a ici une épreuve de soi par soi qui ne laisse pas la moindre place à la
démonstration parce que ce sentiment est immédiat alors qu’une démonstration
est, par définition, médiate. Notre raison ne peut fonder toutes les
certitudes. Il existe des vérités qui nous touchent directement,
instinctivement comme telles et il serait totalement absurde de ne pas y
adhérer sous le prétexte que ce n’est pas la raison qui les a prouvées.
Aucune démonstration ne
peut d’ailleurs se fonder sur une autre base que celle d’un indémontrable,
lequel doit être admis sans preuve, sans quoi la démonstration tournerait à
vide en s’épuisant à justifier ses fondements comme un enfant obstiné qui ne
cesserait pas de demander pourquoi il lui faudrait admettre ceci ou cela.
Toutefois, la pensée de Pascal va ici plus loin que cette justification car ce
n’est pas la nécessité de démonter qui légitime qu’il y ait de l’indémontrable.
Il existe de fait des vérités qui s’impose à notre pensée comme telle,
positivement et pas seulement comme une base qu’il nous faudrait admettre pour
ensuite lancer les enchaînements de raison. Je sais que j’existe parce que je
sens que j’existe, et, en effet, j’existe.
Pascal suggère finalement
que certaines évidences sont assez certaines pour ne pas être questionnées et
c’est bien ce que ce texte revêt de plus problématique car, par exemple,
l’affirmation qu’il y a du temps n’est pas du tout certaine dés que nous y
réfléchissons. Qu’est-ce que le temps de nos journées si ce n’est une
convention humaine qui se greffe sur le mouvement dans l’espace (de notre
planète) ? Le temps est-il extérieur ou intérieur ? De la même façon,
qu’il y ait des nombres est loin d’être une certitude. Il ne fait aucun doute
que l’homme a choisi de mesurer des forces avec des nombres mais l’idée selon
laquelle la chaleur en s’augmentant atteindrait des seuils quantifiables reste
une façon d’interpréter une évolution, une mutation qui par elle-même ne s’effectue
pas ainsi. Le caractère mesurable des phénomènes est dans la lecture humaine du
phénomène mais pas dans le phénomène en lui-même. C’est donc une vérité
relative, et pas absolue. Ce n’est pas une vérité qui s’impose d’elle-même. On
ne peut s’empêcher, à la lecture de ce texte de penser à la phrase de Nietzsche : « les
convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les mensonges. »
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