1) Qu’est-ce que la vérité ?
a) Sens commun : on peut définir comme vraie une proposition
dont le contenu est conforme à la réalité. Une vérité est une affirmation dont
le sens est conforme avec une réalité extérieure observable. Je dis la vérité
quand je dis qu’il fait beau et qu’en effet, il y a du soleil. Cela implique
qu’une vérité suppose 1) une proposition 2) un fait ou une situation 3) une
vérification. Toute personne présente sur les lieux ne pourra pas se
désolidariser de ce constat. Le contraire de la vérité ici pourrait être
considéré comme « déni de l’évidence »
b) Sens universel : la vérité est plus
intéressante quand la proposition ne porte pas sur un lieu ou sur une situation
particulière. Affirmer que la terre tourne autour du soleil ou bien que 2+2=4
est vrai indépendamment du temps et de l’espace. Au critère de conformité entre
une proposition et un fait s’ajoute alors celui de l’universalité. Le contraire
de la vérité est ici l’erreur, l’illusion ou encore la croyance.
c) Sens substantiel : on peut également parler
de la vérité d’une chose ou d’un être lorsque l’on veut désigner par ce terme
ce qu’elle est essentiellement et pas seulement en surface. Le contraire de la
vérité est alors l’apparence. (aletheia : dévoilement)
d) Quelques
observations : la vérité suppose toujours un jugement.
Même dans le premier cas qui s’applique à une situation particulière ce
jugement prétend à une forme de « généralisation ».
« Il n’y a dit Aristote de science que du général, d’existence que du
particulier ». Cela signifie qu’un discours qui nourrit la prétention à
dire la vérité ne peut se concevoir comme une pure et simple collection de
faits : « il y a ça et ça et ça ». On prend le risque de la
vérité au second sens du terme lorsqu’on énonce un rapport de causalité voire
une loi rendant compte du rapport entre deux phénomènes. Je peux dire « l’eau
est à 100 degrés » et « elle bout », mais j’énonce
« peut-être » une vérité quand j’affirme : « l’eau
bout quand elle est chauffée à 100° ». Finalement toute la question qui se
pose est celle de savoir si nous en sommes réduits à poser des corrélations (il
y a ceci et il y a cela : vérité au sens 1) ou bien si nous pouvons tenter
des vérités au sens 2, c’est-à-dire des causalités, des thèses à valeur
universelle nous permettant de comprendre les lois régissant l’univers.
Il est intéressant de situer les différentes disciplines par rapport à
ces trois définitions de la vérité : si le journalisme et les enquêteurs
ou encore les juges recherchent la vérité des faits au sens 1, les sciences
sont plutôt tournées vers la vérité au sens 2, alors que les religions et les
moralistes évoquent la vérité au sens 3. La philosophie ne saurait réellement
se fixer par rapport à cette tripartition. Elle peut aller, notamment avec
Nietzsche, jusqu’à questionner « la valeur de la vérité ». Ne
serait-elle pas encore une forme dérivée de la volonté de croire en Dieu, en un
principe, en un critère ? Ne serait-elle pas encore une croyance, elle qui
prétend justement s’imposer comme un fait ou comme une loi universelle ?
2) Qu’est-ce que la
science ?
Que voulons-nous
dire exactement quand nous disons d’une affirmation qu’elle est
scientifique ? Que ce n’est pas une thèse qui sort de nulle part ou bien à
laquelle nous adhérerions idéologiquement, affectivement, naïvement. Par
« scientifique » nous voulons signifier que cette proposition a été
prouvée, validée, expérimentée. Ce qui caractérise la science c’est qu’elle
n’avance rien sans garantie fiable et observable par tout le monde de ce qui
est défendu. Rien de ce qui est dit ne peut l’être par soi-même mais par
déduction ou implication ou consécution logique d’une autre proposition qui
elle-même se fonde sur une autre et ainsi de suite jusqu’à ce que nous remontions
jusqu’aux axiomes ou aux postulats, c’est-à-dire aux affirmations premières
lesquelles ne peuvent pas être démontrées mais constituent les bases de tout
raisonnement. Ce n’est donc pas tant la certitude qui caractérise une
proposition scientifique que son absence radicale d’implication idéologique,
religieuse ou politique. Ce qu’un scientifique avance, ce n’est jamais ce qu’il
pense mais ce qu’il ne peut pas ne pas
penser. Nous sommes ici confrontés à une pensée sans prise de parti et
c’est bien ce qu’il faut entendre quand nous lisons ou entendons dire que la
pensée scientifique est une pensée « objective ». Jusqu’où peut-on
aller dans l’exercice d’une pensée qui ne dit jamais ce qu’elle pense, qui finalement
ne « pense rien » mais conclue, déduit, observe, et « se tient
pour dit » ce qui s’impose à elle par le raisonnement, la constatation ou
l’expérimentation ?
Nous pouvons dégager cinq critères susceptibles de
définir une proposition ou une théorie scientifique :
a) la cohérence interne : une thèse est
scientifique quand elle ne se contredit pas elle-même et quand elle retire des
prémisses les seules conclusions possibles (Si Socrate est un homme et si tous les
hommes sont mortels, alors Socrate est mortel)
b) la correspondance avec le réel : pour les
sciences expérimentales (physique, chimie, biologie, etc.), un discours ne peut
être reconnu comme scientifique que si ces conclusions sont en phase avec la
réalité.
c) la prédiction : les sciences comme la
météorologie ou l’astronomie, ou l’astrophysique doivent prouver leur
scientificité par leur capacités à formuler des lois dont les conclusions nous
permettront de prévoir des phénomènes.
d) une économie de postulats et d’hypothèses
(rasoir d’Ockham). Entre deux théories, celle qui utilise le plus petit nombre
d’hypothèses est la plus vraisemblable (Darwin est un excellent exemple de la
pertinence du rasoir d’Ockham)
e) la falsifiabilité : une théorie, selon Karl
Popper, est scientifique quand elle est falsifiable, c’est-à-dire quand elle
est susceptible d’être réfutée par une expérience. Une thèse politique ou
idéologique n’est pas falsifiable parce qu’elle n’est pas rédigée dans une
forme qui rend possible sa contradiction. C’est une vision du monde à laquelle on
adhère ou pas. Au contraire, une théorie scientifique est toujours transcrite
dans une forme dont on peut vérifier la validité et éventuellement la réfuter.
Par exemple, la périhélie de la planète Mercure (c’est-à-dire le point de cette
planète le plus proche du Soleil) change au cours du temps démontrant que
l’ellipse décrite par une planète dans son mouvement orbital par rapport au
soleil est variable alors que Newton l’avait conçue comme invariable.
Ces cinq critères se retrouvent finalement sur un
point fondamental : il y a science quand les propositions sur lesquelles
on travaille sont suivies et testées suffisamment rigoureusement pour que nous
soyons sûrs qu’à aucun moment notre volonté ou notre désir personnels n’ont
interféré sur les résultats des calculs ou des expériences. Or les plus grands
acquis des sciences ne résident-ils pas toujours vers une forme exacerbée de désanthropocentrisme ? Freud
évoque les trois blessures narcissiques, mais ne serait-il pas possible d’aller
plus loin encore en définissant la science comme cette pratique humaine dont le
sens et la fonction consistent à émettre des théories suffisamment fondées et
rigoureuses pour réduire à néant la plus infime velléité de narcissisme humain.
Ne serait-ce pas le propre de la science que de produire un discours
structurellement antihumaniste et si oui, jusqu’où peut-elle aller dans cette
voie ? Si le propre de la science est de se démarquer de tout discours de
consolation, de toute discipline animée d’une pure volonté d’autosatisfaction
humaine, peut-elle aller jusqu’à interroger, comme le fait Nietzsche, ce
concept de « vérité », jusqu’à y relever précisément une connotation
trop complaisamment humaine ?
3 ) Problématisation
du sujet
Pour saisir la pertinence d’une telle
interrogation, il faut revenir aux formulations mêmes de
Nietzsche : « qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude
mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de
relations humaines qui ont été rehaussées, transposées et ornées par la poésie
et la rhétorique, et qui, par un long usage paraissent établies, canoniques
et contraignantes aux yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions
dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur
force sensible. » Mais de quelles métaphores parle Nietzsche ici ?
Prenons un exemple : nous sommes éblouis par
le soleil, c’est purement et simplement une excitation nerveuse, c’est-à-dire
une sensation qui ébranle mon nerf optique, mais je vais d’abord la transcrire
dans mon intellect en « image ou en représentation » du soleil et
c’est là la première métaphore. Déjà nous perdons le contact avec la réalité
stricte de l’éblouissement, lequel n’est pas exclusivement causé par le soleil
mais par la lumière elle-même passée au crible de l’atmosphère, des conditions
climatiques, gravitationnelles, volumétriques, etc. Il faudrait également faire
entrer en ligne de compte ici la sensibilité de nos yeux à une certaine
fréquence de l’onde lumineuse. Nous caricaturons toutes ces données fines,
particulières par un seul élément. Ensuite nous allons décrire cet élément par
un terme, par un son qui ne vaudra qu’au sein de la communauté linguistique à
laquelle j’appartiens : « So / Leil », c’est là la deuxième
métaphore dont on mesure bien la part d’arbitraire. Nous dirons finalement
qu’il est vrai que nous sommes éblouis par le soleil sans prendre en compte la
multitude de cribles d’interprétation par lesquels nous avons fait passer la
sensation initiale jusqu’à cet énoncé : le soleil m’éblouit, lequel
méritera à nos yeux la qualification de « vérité » alors même qu’elle
est la traduction la plus lointaine, la plus métaphorisée du choc initial, pur,
donnée qu’est l’ébranlement d’un nerf par une onde lumineuse.
Ce que Nietzsche essaie de nous faire comprendre,
c’est qu’il existe dans cette notion de vérité quelque chose de trop humain
pour être vrai, quelque chose de trop métaphorisé pour être réel. Nous
caricaturons des ressentis et faisons ensuite valoir des relations syntaxiques,
grammaticales entre des symboles en en déduisant ce que nous appelons des
vérités, lesquelles nous permettent de vivre encore dans le mensonge d’une
monde de concepts et d’étiquettes, bien protégé de la réalité stricte d’un
univers de forces et d’affects purs. La
vérité ne serait dés lors qu’une notion linguistique dont l’autorité normative
nous permettrait de nous en tenir à l’artifice d’une soi-disant vérité
« dite » plutôt qu’à l’authenticité immédiate d’une réalité vécue.
Nous mesurons ainsi le rôle crucial de la science
dans tout ce que les affirmations Nietzschéennes nous imposent de prendre en
compte dans notre considération de la vérité. Aussi rigoureux soit-il, le
discours scientifique est encore un discours. Les mathématiques se définissent
par l’extrême rigueur des relations valant entre des symboles. La science
apparaît donc, de prime abord, comme la victime de cet effet de métaphorisation
dont la vérité est porteuse selon Nietzsche, mais, en même temps, elle
contribue aussi à cette forme de désanthropocentrisme grâce auquel nous
réalisons que les lois, les mouvements, les forces et les éléments qui agissent
dans l’univers et dans la vie n’épousent pas le fil des préoccupations
humaines. Aucune proposition scientifique ne peut se concevoir comme telle sans
cet effet de contrainte pure et objective qui la distingue d’un discours
religieux ou politique. Il y a une vérité scientifique précisément parce
qu’aucun savant ne se laisse aller à émettre une thèse qui correspondrait à ces
choix, à ces envies ou aux causes qu’il veut subjectivement défendre mais
jusqu’où peut aller cette exigence de vérité ? Serait-il possible qu’elle remette
en question cette notion même de vérité, qu’elle la décrédibilise au nom de
cette exigence de neutralité qui serait à même de discréditer tout ce que la
vérité a encore de trop humain pour être « vrai » ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire