L’une des subtilités de Bergson consiste précisément à distinguer cet écoulement (appelons le comme ça, faute de mieux) en Temps et en Durée. Le temps, c’est finalement la façon humaine, scientifique de se sortir de cette impossibilité: on fait des mesures, on divise le temps, on le spatialise et on pose qu’il n’est pas à la portée de l’homme de se rendre mieux compte de ce dynamisme là, de ce changement. C’est un peu ce qui se passe quand on voit ses cheveux blanchir et tomber: on voit les traces visibles d’un changement invisible et insensible (en ce sens qu’il faudrait vraiment une perception de soi accrue pour se sentir vieillir). Je vois aussi une aiguille trotter sur un cadran et je dis « le temps passe » alors qu’en fait ce qui se produit c’est une aiguille qui court, des chiffres qui change sur un cadran, mais en fait je ne comprends toujours rien de ce qui rend possible qu’il change aussi et finalement surtout au gré d’une autre dimension. que celle de l’espace. En effet que sur un cadran tel chiffre cède la place à un autre chiffre, ou, sur une montre, que l’aiguille passe d’une minute à une autre minute, implique, induit absolument (et pas relativement) que cette succession soit possible, que les choses n’en soient pas restées là en l’état. Or si nous n’étions que dans l’espace, rien ne changerait. C’est ça l’intuition la plus simple et la plus profonde du « devenir ».
Nous sommes totalement conditionnés à penser que rien ne se produit ailleurs ni autrement que dans l’espace, que comme des mouvements dans l’espace alors qu’en réalité ce n’est parce qu’il y a de l’espace qu’il y a des mouvements mais parce qu’il y a du mouvement (et surtout du mouvement non spatial: c’est très important) qu’il y a des mouvements dans l’espace. Rien ne saurait se déployer autrement, rien ne saurait changer, ni advenir qu’au gré de ce déploiement invisible, irreprésentable, indétectable. Jamais nous ne sommes plus prés de saisir la vérité authentique de la durée que lorsque nous nous réalisons qu’une chose diffère sans que nous l’ayons vue différer et pourtant il ne fait aucun doute qu’elle a changé.
Il existe un mot qui se situe au coeur de cette intuition aussi juste que paradoxale de la durée, c’est le terme de « différence ». Il suppose qu’une chose est différente d’une autre. Si je me l’applique à moi-même, je dirai que je suis différent aujourd’hui de celui que j’étais hier, comme si j’étais devenu autre, comme si je ne pouvais rendre compte de cette transformation qu’en disant j’étais une personne dans l’espace et je suis devenue une autre personne dans l’espace. En vérité, je ne suis pas quelqu’un de différent, je suis quelqu’un qui a différé, et c’est ça ma vie: « différer ». Nous ne nous différencions pas les uns des autres, nous différons sans cesse de nous-mêmes à nous mêmes. Nous différons au gré d’un seul et même devenir et cela s’appelle la durée.
Aucune image ne pourrait mieux rendre cette réalité là que celle d’un chœur vocal. Regardez le: vous voyez des personnes distinctes dans un espace puis fermez les yeux, vous entendez un son avec des tonalités multiples variées mais composant une seule et même unité phonique. Il faut envisager la possibilité que cette unité vocale soit antérieure, plus vraie, plus authentique que la vision ce qui revient tout simplement, finalement à hiérarchiser autrement nos sens: pour une fois, l’ouïe prévaudrait sur la vue. Dans le choeur ce qui serait fondamental, c’est que nous y ferions l’expérience d’une dimension première et authentique au sein de laquelle nous serions en mesure de faire se coïncider nos voix, le temps d’une chanson mais en même temps ce « temps » de la chanson contiendrait en lui une incroyable et insoupçonnable vérité: cela n’aurait pas été possible si la mélodie chantée ne l’avait pas été au gré d’un dynamisme qui est celui de la durée.
Est-ce que Gatsby a si tort que cela de soutenir que l’on peut revivre le passé? Ce passage suffit à nuancer efficacement la réponse à cette question: il a sûrement tort d’en faire un projet, une sorte de volonté qui de toute façon ne peut tourner qu’à l’obsession. Gatsby a tort de vouloir reconquérir Daisy parce qu’il l’a de toute façon à tout jamais conquise, de la même façon que la saveur de la madeleine est à tout jamais effective pour le narrateur. Elle est le narrateur. Finalement il est victime de cette illusion qu’est l’inversion des pôles de l’identité et des affects: ce n’est pas parce qu’il est Gatsby qu’il va pouvoir revivre son idylle avec Daisy mais c’est parce qu’il l'a vécu qu’il est Gatsby. Nous ne sommes que cela: une continuité évènementielle dans la continuité de laquelle rien jamais ne disparaît mais où tout peut s’oublier momentanément. Bref Gatsby a tort de vouloir revivre ce dont il ne vit en cet instant même que la mutation.
« Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière »
Il faut revenir de cette perception de sa vie comme suivant un fil linéaire. C’est plutôt un jeu étrange de recoupements de points lesquels seraient les affects au gré desquels nous composons d’étranges figures. Nous ne sommes rien d’autre que cela des traits d’unions identitaires entre des affects dont certains reviennent et nous font alors réaliser la texture la plus authentique dans laquelle nous sommes tissés. Être c’est fondamentalement différer et coïncider dans le flux de cette différance avec une incroyable quantité d’affects, de substances, d’êtres, de matières, etc. Nous nous composons au fil de cette effectivité là, nous composons des agencements mais en même temps sommes composés par eux. Rien de tout ce que Proust décrit ici ne serait possible si la durée ne s’était pas enrichie de tous les affects éprouvés par le narrateur, lequel a forcément traversé cette incroyable masse d’affects de la perspective d’une autre hiérarchie, sociale, familiale, professionnelle? Mais parfois la vraie nature de notre être nous rappelle à l’ordre, c’est-à-dire à cette remise au zéro de nos affects des compteurs de notre existence. C’est toute la matière du roman que Proust va essayer ici de nous restituer étant entendu qu’elle a toujours été là parce qu’elle a toujours été lui: le narrateur, mais l’effort pour la déployer dans toute la justesse de sa texture affective, cela s’appelle « une oeuvre ». Or ce devenir brasse et embrasse absolument tout, sans distinction de genre, de règne, de nature. Seule la durée peut, par l’exhaustivité de sa dimension temporelle, être à la hauteur de ce défi artistique là.
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