b) « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » - L’inconscient
Cette distinction entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation remonte donc précisément à ce qu’observe Sigmund Freud dans le jeu de son petit fils, soit précisément à l’éveil d’une capacité de projection, d’effectuation d’un acte dans la réalité. Cette marge de manœuvre que le petit enfant fait sienne passe par le symbole, par l’acquisition de la langue, par la médiation des mots, par son aptitude à symboliser les éléments et les forces agissantes de son monde. Mais précisément ce pouvoir se conquiert sur la base d’un manque premier, fondamental, celui de la mère. Cela prouve également qu’il existe une force dont la puissance et la nécessité vont conduire l’enfant à utiliser la langue et cette force est celle du désir de proximité de la mère. Si l’enfant dit "Je" et prend progressivement conscience de lui-même et conquiert la maîtrise de son « je », c’est d’abord parce qu’il est animé de pulsions, celles-là même que Freud désigne par la première instance de la psyché de tout individu humain: le ça.
Etre « soi », c’est avoir continuellement à composer entre des forces contradictoires qui ne cessent d’agir sur l’individu particulièrement pendant l’enfance, dans les premiers étapes de la socialisation. Tout être humain est à la fois un être dominé par des pulsions primitives comme la sexualité et confronté aux devoirs de respecter des règles imposées par la civilisation, par l’Etat, par la culture. Etre soi, c’est faire l’expérience du refoulement de ses pulsions et principalement de pulsions sexuelles, puisque l’une des principales découvertes de Freud consiste à poser l’existence d’une sexualité infantile.
Sigmund Freud est un médecin mais il a beaucoup lu les philosophes et parmi ceux ci Schopenhauer (qui lui a été conseillé par son ami Otto Rank). Voilà ce que Freud dit à propos de Schopenhauer: « Il y a longtemps déjà que le philosophe Arthur Schopenhauer a fait voir aux hommes dans quelle mesure leurs activités et leurs aspirations étaient déterminées par des tendances sexuelles — au sens habituel du mot —, et une infinité de lecteurs devraient tout de même avoir été incapables de chasser de leurs esprits une proposition aussi saisissante ! »
Freud ne s’intéresse pas du tout à cette dernière considération mais partage avec Schopenhauer l’idée selon laquelle il y a antériorité des pulsions sexuelles, du ça, pour tout individu. Ce que tout être humain est d’abord, c'est une force sexuelle qui réclame une satisfaction immédiate et irrationnelle de ses appétits. L’enfant humain va ensuite être éduqué par ses parents ainsi que par plusieurs institutions qui vont lui imposer de réprimer certains désirs incompatibles avec les règles d’une civilisation. On pourrait dire en termes schopenhaueriens que sur la base de ce vouloir vivre fondamental dont la puissance ne cessera jamais de se manifester se construit un « savoir-vivre », un ensemble de rites, de coutumes, de lois et d’habitudes qui passe nécessairement par le refoulement de nombreuses pulsions. Chaque foyer cultivera à sa manière une certaine façon de respecter ces règles. Mais de toute façon, l’enfant va intérioriser cette tutelle et ce dressage de son désir jusqu’à constituer en lui une sorte d’instance autoritaire qui sera fortement imprégnée du pouvoir répressif exercé par les parents. Cette instance est appelée « Sur moi ». C’est donc dans l’arbitrage continuel et impossible de ces deux influences opposées que nous nous constituons tant bien que mal en tant que "moi". Par cette instance: le moi, il faut finalement entendre ce qui va tenter de concilier le ça et le sur-moi. Ce point est fondamental: le ça le sur-moi et le moi sont trois instances de la psyché de l'individu. Le sur-moi est dans le moi, il est "moi", mais par "moi" en tant qu'instance, Freud désigne cette perpétuelle tentative d'arbitrage entre l'exigence de satisfaction des pulsions et le devoir de les réprimer. Le moi ne s'affirme pas comme une instance indépendante. Il produit plutôt un effort de "composition". Il fait ce qu'il peut pour qu'une existence suive son cours dans cet écartèlement incessant entre le désir et la loi. Toutes les thèses freudiennes partent donc de ce schéma ternaire des instances: le ça, le sur moi et le moi (qu’on pourrait qualifier d’instance intermédiaire et précaire).
Freud a donc proposé une nouvelle interprétation de certaines pathologies en psychiatrie. Le patient dit aliéné ne l’est finalement que par lui-même (même si c’est sous l’influence de ses parents ou d’une autorité éducative). Il faut prêter attention à la modalité de manifestation choisie par l’inconscient du sujet car c’est lui qui parle au travers du trouble. Un hystérique n’est pas déficient mentalement, il est au contraire porteur d’un message qui a été ignoré par le sujet. Si on permet à ce désir ou à ce souvenir de revenir à la surface du patient, le trouble disparaîtra puisque se sera produite une forme de « réconciliation ».
c) « Là où le ça était, le Je doit advenir » Freud - The talking cure
Qui parle vraiment quand je dis: « je »? Nous avons vu avec Jung que cela pouvait être la persona, c’est-à-dire pas moi. Grâce à l’analyse par Freud du jeu de son petit fils, on pourrait également répondre un désir frustré, puis plus profondément une langue, une structure symbolique et systématique au travers de laquelle ce désir va se scinder sous l’effet de la langue en sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. Grâce aux thèses de Freud sur l’inconscient, nous réalisons également que le je du discours conscient parle toujours sur le fond de désirs ou de souvenirs que la censure a refoulés et qu’il convient alors de faire revenir à la surface de la conscience du sujet afin qu’ils cessent de semer le trouble dans son comportement en cas de troubles graves.
Après avoir utilisé l’hypnose, à la suite du professeur Charcot, Freud s’oriente vers une méthode plus compatible avec son dessein initial qui est de donner à la psychanalyse un statut scientifique. Il s’agit finalement de faire le lien entre le discours latent caché, inconscient et le discours manifeste. Puisque finalement ces désirs et souvenirs refoulés constituent comme une trame souterraine, sous-jacente, pesant de tout leur poids sur la psyché du sujet, il convient d’être attentif au « double fond » de toutes ces manifestations de notre inconscient, à nos lapsus, à nos rêves mais aussi aux symptômes délirants des hystériques, des paranoïaques qui finalement font signe des pulsions et souvenirs refoulés. Tout ainsi est à interpréter.
Finalement, c’est un peu comme lorsque au cours d’une conversation, nous nous laissons obséder par « la » chose à ne pas dire à notre interlocuteur. Nous connaissons un secret qui doit impérativement le rester mais cela pèse tellement sur notre conscience que tout ce que nous disons est finalement entièrement déterminé par une seule finalité qui consiste à dissimuler ce secret, de telle sorte qu’à notre insu, notre parole fait signe de ce qu’elle tente désespérément de cacher. Nous disons une chose mais seulement pour ne pas en dire une autre et cette chose dite ne pourra manquer de sembler déplacée, étrange, décalée, en tout cas dépourvue de la spontanéité d’une conversation habituelle. Pour peu que notre auditeur soit un peu perspicace, il réalisera facilement ce secret, précisément parce que nous faisons tout pour le lui cacher.
« Exprimons-nous maintenant sans images : l’examen d’autres malades hystériques et d’autres névrosés nous ont conduit à la conviction qu’ils n’ont pas réussi à refouler l’idée à laquelle est lié leur désir insupportable. Ils l’ont bien chassée de leur conscience et de leur mémoire, et se sont épargné, apparemment, une grande somme de souffrances, mais le désir refoulé continue à subsister dans l’inconscient ; il guette une occasion de se manifester et il réapparaît bientôt à la lumière, mais sous un déguisement qui le rend méconnaissable; en d’autres termes, l’idée refoulée est remplacée dans la conscience par une autre qui lui sert de substitut, et à laquelle viennent s’attacher toutes les impressions de malaise que l’on croyait avoir écartées par le refoulement. Ce substitut de l’idée refoulée – le symptôme – est protégé contre de nouvelles attaques de la part du « moi » ; et, au lieu d’un court conflit, intervient maintenant une souffrance continuelle. À côté des signes de défiguration, le symptôme offre un reste de ressemblance avec l’idée refoulée. Les procédés de formations substitutives se trahissent pendant le traitement psychanalytique du malade, et il est nécessaire pour la guérison que le symptôme soit ramené par ces mêmes moyens à l’idée refoulée.
Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour -cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées-, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce désir; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé et, pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme la sublimation du désir); tantôt on reconnaît qu’il était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique donc insuffisant du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme; c’est en pleine lumière que l’on triomphe du désir. »
Il est impossible de comprendre ce texte sans saisir l’importance du refoulement en tout individu socialisé. L’histoire de tout être humain est celle de son désir refoulé et cela commence très tôt. Les distinctions entre les différentes formes d’amours que l’on porte à nos proches ne sauraient être innées. Cela signifie que nous nous sommes faits une idée de la petite enfance très largement fantasmée a) en considérant que l’enfant n’avait aucune sexualité b) en détournant le regard de certaines évidences sur les premiers attachements des enfants (« un jour je me marierai avec mon père » dit la petite fille et l’inverse pour le petit garçon hétérosexuel). Les enfants aiment leurs parents: quoi de plus « normal » mais ce que Freud ajoute à cette lapalissade c’est qu’ils les aiment aussi « érotiquement », et cela n’est pas admis, encore de nos jours par de nombreuses personnes et par les collègues de Freud, à son époque (c’est l’origine de la rupture entre Freud et Breuer avec qui il a travaillé sur l’hystérie)
Les conclusions de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss confirme l’importance fondamentale accordée par Freud à ce désir premier. L’interdit de l’inceste provoque l’exogamie, c’est-à-dire le fait d’aller chercher sa partenaire ailleurs que dans « la famille ». A partir de cet interdit, une règle d’échange s’institue à partir de laquelle une société se constitue. Il faut que la famille soit une cellule animée par des « fonctions » et non une proximité où circule du désir. A partir de la prohibition de l’inceste, se crée un renoncement donnant lieu à des échanges, lesquels finalement ouvre l’espace d’une société. Il ne peut exister de société sans que des liens soient posés, ritualisés, institués entre des familles, mais encore faut-il qu’il y ait des familles et, pour cela, il importe que la femme soit mère avant d’être femelle, que le père soit père avant d’être mâle. Ce jeu de fonctions qui se substitue à la determination sexuelle est exactement ce qui ne peut voir le jour qu’à partir de la prohibition de l’inceste et c’est exactement ce que veut dire Claude Lévi-Strauss dans cette phrase: « L'échange matrimonial, par le lien qu'il instaure et par le renoncement qu'il impose, se trouve au fondement de toute société humaine. Il signale le passage de la nature à la culture ; il est inhérent à l'ordre social. » Par échange matrimonial, il faut entendre « exogamie ».
C’est donc sur le fond d’un refoulement premier d’un désir que nous désirons, ou, en d’autres termes: « désirer c’est avoir à composer avec de l’interdit », on pourrait dire, sans jeu de mots « faire avec… ». On désire des personnes parce que nous « faisons avec… » la contrainte de l’interdit de la première personne que nous avons désirée. Nous sommes des Roméo qui avons renoncé à notre première Juliette. A partir de là, le refoulement est devenu un « habitus », non pas social mais affectif.
Nous avons déjà évoqué le fait que la pulsion refoulée, a fortiori s’il s’agit de cette pulsion incestueuse première ne va pas se satisfaire d’avoir été ainsi exclue de la conscience ou du pré-conscient. Elle va se « déguiser », avancer masquée. Dans un rêve, Freud nous invite ainsi à distinguer le contenu manifeste, ce dont on rêve et le contenu latent, c’est-à-dire ce que cela veut dire. Nous pourrions en dire autant de certains lapsus ou de troubles de comportement, de « délires ». Interdite de séjour dans la conscience, la pulsion refoulée se « déguise », se métamorphose, éventuellement dans son contraire, mais parfois de façon trop affichée, trop forte pour être totalement innocente. Le « ça » refoulé parle, mais à mots couverts ou, si l’on préfère par des signaux cryptés. Telle patiente de Breuer (Anna O) très citée dans l’oeuvre de Freud, souffre d’hydrophobie. C’est le déguisement endossé par le souvenir d’Anna d’avoir vu son chien boire dans la timbale de son père. Sous hypnose, Anna O révèlera le souvenir authentique et pour enfin boire. Le retour du refoulé est douloureux, hyperbolique. Il en fait trop et c’est la raison pour laquelle les patients ont besoin de s’exprimer. Ils doivent parler d’eux-mêmes pour ne plus faire erreur sur la personne, pour que l’hydrophobie avoue sa véritable origine et, de ce fait, disparaisse.
3) La parole de soi sur soi décrit-elle le mouvement d’une assomption de soi, en tant que sujet moral?
- Confession et absolution: l’aveu et la formulation de la faute (les liaisons dangereuses)
Toutefois, si je parle ainsi de moi-même à un analyste dans le cadre d’une psychanalyse, cela signifie que je reconnais en moi, comme Freud le souligne à de nombreuses reprises, un étranger, un inconscient. Même si « là où le ça était le « je » doit advenir », il existera toujours en nous une opacité, une ombre considérable jetée sur le sujet, lequel ne pourra plus être responsable de ses actes ni de ses pensées autant que pourrait le penser un lecteur convaincu de Descartes ou de Jean-Paul Sartre. Que cet effort de clarification que l’on entreprend soi-même à l’égard de soi-même aille dans le bon sens, dans celui d’une assomption, d’une prise de responsabilité de plus en plus effective de nous mêmes (comme le suggère Sigmund Freud) n’est pas une proposition hors de doute, comme déjà l’exemple de Jean-Jacques Rousseau nous l’a bien montré. Il est même des occasions comme la confession au sein de l’Eglise qui peut largement prêter à discussion.
On connaît l’opposition radicale de Freud à la religion, en tant qu’infantilisation du sujet, mais de nombreux analystes de l’évolution des mentalités se sont questionnés sur le rôle de la psychanalyse par rapport à la confession. Ne ferait-elle pas étrangement qu’en prolonger la pratique. Qu’il y ait une forme d’ « absolution », de dédouanement voire de soulagement à formuler par la parole des actes infamants, ne serait-ce pas aussi ce sur quoi la pratique psychanalytique s’appuie?
Mais il se pourrait bien que la perversion de cette pratique confessionnelle aille encore plus loin et qu’en étant contraint de parler de soi-même à soi-même, on donne finalement naissance au mal, comme une idée menaçante et illusoire qui ne prendrait consistance que d’être crue. Dans la lettre 81 des liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos, La marquise de Merteuil décrit à son acolyte le Vicomte de Valmont, l’élément déterminant de ce que l’on pourrait appeler son choix de vie. La marquise de Merteuil est, en effet une manipulatrice qui se fait passer pour une femme vertueuse alors qu’elle collectionne les aventures:
« Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre, était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti ; je surmontai ma petite honte ; et me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression ; mais en parlant ainsi, je ne savais, en vérité, quelle idée j’exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli ; la crainte de me trahir m’empêchait de m’éclairer : mais le bon Père me fit le mal si grand, que j’en conclus que le plaisir devait être extrême ; et au désir de le connaître, succéda celui de le goûter. »
Dans ce passage, la charge de Choderlos de Laclos contre la religion catholique est virulente. La marquise de Merteuil ne fait qu’utiliser tous les leviers dont elle dispose pour équilibrer la balance de la guerre des sexes. La religion maintient tellement les adolescentes dans l’ignorance de leur sexualité qu’elles en font finalement une sorte de Graal mystérieux, justifiant finalement toutes les intrigues, toutes les manoeuvres, toutes les possibilités visant à connaître enfin et à expérimenter cette jouissance:
« Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.
Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs : mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait ; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens. »
- La mêmeté et l’ipséïté - Tenir sa parole: Paul Ricoeur
Le problème pointé ici par le « cas Merteuil » ne se limite évidemment pas à la fin tragique réservée à la Marquise dans le roman (fin probablement davantage dictée par les convenances que par le désir créatif de l’auteur), notamment si l’on sort du cadre excessivement culpabilisant et protocolaire de la confession catholique. La marquise en effet s’invente une expérience qu’elle n’a pas faite au moment de la confession mais que se passe t-il quand on invente ce que l’on a fait effectivement? Une telle question nous semble dés l’abord illogique: comment inventer le récit d’une expérience que l’on a vécue? Précisément parce qu’on l’a vécue, et que le récit va apporter à ce passé réel un « plus », à savoir la valeur ajoutée d’une mise en intrigue qui devra à sa nature fictive de rendre plus et mieux raison d’un épisode de la vie du conteur.
Raconter un moment de sa vie donne au narrateur la possibilité de concilier et de résoudre toutes les apories du moi. C’est très exactement ce que Paul Ricoeur soutient par la création de ces trois concepts que sont la mêmeté, l’ipséïté et l’identité narrative.
L’ipséïté exprime précisément cette insuffisance de la mêmeté. Si l’on en restait là, à la mêmeté, nous ne pourrions prendre aucun engagement dans le futur, ni promettre, ni nous porter garant de notre parole ou de notre comportement auprès des autres en nous affirmant comme « quelqu'un sur qui on peut compter ». L’ipséïté désigne donc cette aptitude de l’individu à dépasser l’incertitude propre à tout instant présent (le fait que tout peut arriver) pour « s’affirmer », exprimer une consistance, une fermeté, un cap, une adéquation à soi que l’incertitude du futur ne peut pas entamer (elle le peut toujours physiquement évidemment mais rien d’authentique ni d’humain ne pourrait se construire dans le monde sans ipséïté).
Il importe donc qu’un troisième concept fasse le lien entre les deux précédents. C’est exactement ce qui justifie l’identité narrative tel que Paul Ricoeur la conceptualise dans la 5e étude de son livre: « soi-même comme un autre »:
« L’identité narrative se tient dans l’entre-deux ; en faisant du caractère (mêmeté) l’objet d’une narration, le récit lui rend son mouvement aboli dans les dispositions acquises, dans les identifications sédimentées. En faisant de la visée de la vraie vie (ipséïté) l’objet d’une narration, il lui donne les traits reconnaissables de personnages aimés ou respectés. L’identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi. »
Cette citation justifie précisément l’identité narrative: il faut mettre en intrigue son existence pour rendre compatible mêmeté et ipséïté. La mêmeté seule pourrait nous faire croire que nous serons dans le futur tel que nous étions dans le passé, ce qui n’est pas exact puisque tout instant présent est l’occasion qui nous est donnée d’être autre. Inversement l’ipséïté pourrait nous faire croire que nous pouvons totalement « prendre acte » dans notre présent et balayer d’un revers de main ces traits de notre passé qui ne disparaîtront jamais complètement. La solution serait donc à aller chercher du côté de l’historien qui met en récit un passé dont la mémoire mise en intrigue guide le futur d’un peuple, lequel n’est rien sans son passé. Finalement l’historien décrit bien la réalité des faits historiques qui se sont produits mais il les relie, il les met en intrigue de telle sorte qu’une ou plusieurs nations puissent s’y reconnaître. Ils ne falsifient pas les faits, contrairement aux négationnistes de la Shoah, mais il les relient par des articulations qui sont bel et bien celles d’une narration et toute narration, en tant que récit, recèle quelque chose de fictif dans la mise en forme.
- Le dire vrai ou franc parler (la parrhèsia chez Foucault)
Nous venons de voir à quel point cette notion d’identité narrative n’était pas dépourvue de connotation politique. Ce qui fait l’unité d’un peuple n’est aucunement sa revendication à constituer de toute pièce, fallacieusement, en se fondant exclusivement sur son passé une identité « immémoriale » ou civilisationnelle, et encore moins raciale, mais au contraire à se constituer par les voies du récit une identité capable de réunir en une seule trame tous les aléas, tous les évènements (et donc toutes les populations) qui de fait la constituent et la constitue. Une identité se compose ce qui veut dire à la fois qu’elle s’invente et qu’elle fait « avec » (composer c’est faire avec). C’est exactement ce schéma là qui se reconduit dans les mêmes termes pour le sujet.
Il y a quelque chose de la parrhèsia qui créditait tout citoyen libre athénien de la capacité à être suffisamment imprégné de la justesse de sa thèse qu’il serait capable de la produire non pas tant par des preuves que par son aplomb, sa grâce, une forme de charisme. Ce que l’on dit alors n’est plus une vérité préparée, mais une vérité révélée, auto-fondatrice. Il n’est plus question de parler de soi-même en tant qu’objet mais de parler de soi-même en tant qu’origine. On dit le vrai parce qu’on est même que soi en le disant. La question est finalement de savoir comment un tel charisme peut se définir adéquatement puisque la plupart des dirigeants politiques et principalement les plus terrifiants que l’humanité a connus sont indiscutablement charismatiques.
Il convient néanmoins d’entourer cette possibilité pratique de la parrhèsia de nombreuses mises en garde, notamment parce que toute l’œuvre de Michel Foucault se situe concernant cette question de la vérité dans l’héritage de Nietzsche et d’une remise en cause généalogique de la vérité (l’essentiel est de ne pas croire à UNE vérité mais d’être attentif à ce qui fait qu’une époque croit vrai ceci ou cela en fonction de tel ou tel critère. On peut ainsi faire une histoire de ce que telle civilisation croit vrai en fonction de telle ou telle évolution). Parmi tous les régimes de vérité pratiqués pendant l’antiquité grecque , il y a la parrhèsia et nous en trouvons aujourd’hui encore un écho dans un certain type de prise de parole (nous pouvons citer à bon droit celui de Greta Thunberg qui s’appuie certes sur les rapports du GIEC mais aussi sur son aptitude à « être ce qu’elle dit » en le disant, à donner, y compris par ses maladresses et sa phobie pour la foule, le sentiment juste d’une adéquation entre l’objet et la forme de son discours). Il ne s’agit pas seulement de dire la catastrophe du réchauffement climatique mais de l’incarner dans un mal-être palpable, effectif, non joué. La parole parrhèsiastique ne fait donc pas erreur sur la personne même si son propos n’est pas de parler de soi-même, mais finalement d’en partir à un point suffisamment intense et sincère que le doute n’est plus permis. Ce que la parrhèsia requiert par conséquent c’est une absolue gratuité dépourvue de toute ambition politique personnelle. Sans contradiction, ce régime de parole vraie est d’autant plus fiable politiquement qu’il s’exprime de soi-même, « apolitiquement ». Ce qu’il manifeste c’est une modalité de rapport privé au privé, à soi-même, mais « en public ».
Conclusion
Nous sommes partis du rêve de transparence absolue d’une écriture qui prétendrait à une forme d’exhaustivité, de perfection dans l’auto-description telle que Rousseau en a tenté et raté l’exercice. Cet échec nous a permis de mesurer l’importance des obstacles à cette adéquation entre la parole et son auteur, que ce soit à cause de la fragilité métaphysique de la notion d’identité (Alice) ou de sa plurivocité sociologique (la persona chez Jung). La découverte Freudienne de l’inconscient franchit encore un seuil dans cette difficulté en pointant l’existence en nous d’un autre soi qui nous échappe et éventuellement nous fait souffrir. Mais la psychanalyse représente à la fois le remède et la cure propre à atténuer les effets dissociatifs de cette découverte. C’est dans la dynamique de cette pratique que nous avons petit à petit mis à jour différentes modalités de parole œuvrant toutes dans la perspective d’une concordance effective de soi à soi. Parler de soi-même sans faire erreur sur la personne, c’est ce que finalement seule une narration peut entreprendre de réaliser. Ne pas faire erreur sur soi, c’est paradoxalement ce qui devient seulement envisageable pour quiconque ne recule pas à l’idée de se raconter fictivement sa vie telle qu’elle fût, telle qu’elle est et telle qu’elle sera. Que toutes les composantes de notre existence s’offrent à la verbalisation, cela est hors de doute comme est indiscutable également le fait qu’elles n’en ressortiront pas « indemnes ». Mais c’est justement au souci (impossible à tenir) de cette restitution là qu’il nous faut renoncer pour animer de son vivant la légende de sa propre existence. Nous devons « tenir notre légende » exactement comme les clandestins de la série d’Éric Rochant: « le bureau des légendes » de façon à ce que notre vie vraie se détache de la multiplicité des fausses non pas parce que plus réelles mais parce que mieux stylisée et plus généreusement habitée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire