« Gnothi Seauton » ou « Connais-toi, toi-même », précepte célèbre apposé sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes, est en réalité une exhortation à la connaissance de soi-même et à la prise de conscience de sa propre existence. Il invite en d’autres termes à se questionner sur sa propre identité. Il appert que parler de soi-même paraît être l’activité la plus simple, récurrente et inhérente à l’Homme, et qu’aucun ne saurait contredire l’inexactitude du discours d’une personne témoignant de son passé ou de sa personnalité. Nous ressentons tout naturellement nos émotions, nos affects, nos ressentis au quotidien, et ne pourrions guère nous en défaire lorsqu’il s’agirait de parler de nous-même. Force est de constater que l’Homme, à travers son évolution, n’a cessé de se découvrir en s’efforçant d’appréhender la complexité de son existence, tant elle est anormale et injustifiée. Beaucoup se sont alors mépris sur eux-mêmes, à l’instar de Rousseau qui dans "Les Confessions", fit surtout preuve d’un grand narcissisme dès lors qu’il se considérait et se déclarait, à tort, comme le plus honnête et auto-suffisant des hommes. Le fait même de se sentir honnête et de l’affirmer solennellement de la sorte insiste directement sur l’incapacité de Rousseau à se défaire d’un ressenti arbitraire et personnel. Ici, le philosophe des Lumières, plutôt que de présenter une autobiographie de lui-même, se détache de son récit pour s’orienter vers la rédaction d’une autofiction. Ce faisant, il existe une multitude de facteurs qui entrave la compréhension absolue de soi-même, de ses propres sentiments et ressentis, opposés à toutes les raisons qui nous poussent à penser que nous sommes réellement qui nous prétendons être et nous permettent de le revendiquer. Faire erreur sur la personne est alors, au-delà de l’aspect juridique de la notion, le fait de confondre cette personne avec une autre, ou du moins de se tromper involontairement sur elle. Suis-je en capacité de parler de moi-même sans me méprendre voire me mystifier ? Utiliser le « je », n’est-ce pas se tromper sur soi ?
Tout d’abord, comme le stipule la formule « Errare humanum est », l’erreur, chez l’Homme, ne peut guère être évitée par moment. En parcourant l’étude minutieuse du grand économiste et sociologue Karl Marx, prônant l’annihilation d’une société pernicieuse et obsolète, il ressort avec évidence que cette dernière détruit profondément notre identité et surtout notre singularité. La société aurait dès lors un impact direct sur l’appréhension du « moi » et détournerait l’idée que nous nous faisons de nous-même.
Un exemple pour étayer cette notion serait le régime nazi. En effet, comme tout totalitarisme issu de la Grande Dépression notamment, le nazisme hitlérien souhaitait créer un « Homme nouveau » qui, issu de la race aryenne, se devait d’obéir et d’adhérer à son idéologie raciste et expansionniste. Hannah Arendt, dans Totalitarisme et Banalité du Mal paru en 1963, a par la suite décrié ce désir essentiel de normalité qu’elle considérait comme extrêmement « dangereux » pour les Hommes. Elle s’était finalement rendue compte que les nazis n’étaient rien de plus que des gens normaux, uniformisés dans le but ultime d’obtempérer pour le bien commun. Autrement, pour citer l’exemple de la transsexualité, le témoignage médiatisé d’un jeune homme homosexuel (Clément) ayant grandi dans le Marais à Paris a permis de desceller une forme de conformisme propre à ce milieu. Clément, très influencé par son entourage transsexuel pour la majeure partie, a instinctivement déclenché sa transition hormonale alors même qu’il n’avait aucune réelle envie de devenir femme. Il s’est par la suite recentré sur lui-même puis a décidé après quelques mois de mettre un terme à sa transition sexuelle. Ce conformisme sociétal peut dès lors s’exprimer partout et pour tout, et atteindre profondément la connaissance de soi.
En dernier lieu, étymologiquement, la personne vient du latin « persona » signifiant « masque de théâtre » qui permettait aux voix des acteurs de l’époque de raisonner à travers le théâtre. Cette racine linguistique fut reprise par Carl Gustav Jung après sa rupture avec Freud qui déclara : « la persona est ce que quelqu’un n’est pas en réalité, mais ce que lui-même et les autres personnes pensent ce qu’il est. ». Selon le psychanalyste, la persona n’a rien de réel. Elle n’est qu’une interface vitale entre l’individu et la société. Le relationnel est primordial pour cerner la persona puisque la construction de cette dernière ne se structure que lorsque l’individu se confronte à l’autre. Pour simplifier, ce concept est en réalité la face éclairée et visible de notre être « sociabilisé », et nous révèle, lorsque l’on s’y intéresse, une palette variée d’attitudes plus ou moins naturelles et probes. L’ombre non intégrée, les failles narcissiques, les complexes autonomes, les conflits des opposés, viennent buter contre elle ou s’en saisir. Elle s’impose le personnage qu’elle joue à son insu, sacrifiant le moi réel qu’elle croit représenter. En cela, la persona serait la fonction qui permettrait au moi de se présenter aux objets externes et d’entrer en contact avec eux, tout en tenant compte de ses objets internes. Sans elle, nous serions d’une grande vulnérabilité et totalement inadaptés sur un plan social.
Après avoir étudié les méfaits d’une société qui pousse les individus à penser être un autre que soi, il semble judicieux d’aborder le concept stipulant la présence spirituelle d’un autre soi.
En effet, se connaître soi-même semble être une notion beaucoup plus profonde qu’une simple analyse sociétale, et ferait dès lors naître l’idée de l’inconscient. Ce concept dont l’usage semble remonter à l’Antiquité peut être entendu en deux sens. Ontologique d’abord, comme ce qui dans l’esprit est dépourvu de conscience, gnoséologique ensuite, comme ce qui reste inaccessible à la conscience réflexive ou à l’introspection.
Tout d’abord, le « Je » ou le « moi » sont des notions ambiguës et beaucoup trop fragiles pour pouvoir prétendre les maitriser. Bien que naturelles chez l’Homme, elles entrevoient son incapacité à se décrire, se déterminer objectivement, sous couvert de rester humble et juste. Nous pensons dès lors avoir conscience de nous-même et pouvoir se servir du « je » à notre bon vouloir, sans vraiment se soucier du caractère indicible de la parole sur soi. Forcé de constater que chacun des mots qui prétendraient dessiner nos attraits personnels sont faux et incongrus, une parole sur soi serait incessamment vouée à l’échec. Au sujet du langage, Henri Bergson prend sur lui de démontrer l’impossibilité d’exprimer ce que l’on ressent, puisque chaque ressenti de soi est ineffable et qu’il réside une frontière infranchissable entre le « moi » et la « parole ». Toutefois, il existe une force supérieure de notre esprit qui détient la capacité d’exprimer de manière incontrôlée ce que nous pensons et nous sommes. Cette tension spirituelle interne peut parfois se lire au travers d’une parole inopinée, ou bien même d’une action équivoque que nul autre que le clinicien et psychanalyste autrichien Freud n’a su décrire à son époque. La théorie freudienne de l’inconscient pourrait être intimement associée à sa thèse sur la dénégation. Dans son article Die Verneinung de 1925, Freud précise les implications du processus de dénégation, jugé essentiel dans la levée du refoulement des émotions, sensations et sentiments. Ce dernier est un comportement tout à fait naturel de l’inconscient qui enclenche un processus défensif consistant à énoncer des désirs et des pensées, tout en les déniant. Cela révèlerait alors une vérité cachée sur soi, où l’on interprèterait finalement les paroles énoncées par le locuteur comme l’inverse absolu de ce que nous sommes réellement. Nous ne voulons pas, à travers ce processus de dénégation, procéder à quelconque aveu ou reconnaissance du « moi ». C’est ainsi la conscience qui entre en jeu pour brider ces pensées révélatrices de l’inconscient totalement interdites.
En étudiant ces trois instances primaires qui marqueront d’ailleurs l’approche ontologique de l’existence, Freud a démontré l’importance de l’expression de l’inconscient (à travers les lapsus, rêves, intentions inconscientes, etc.). La vérité résiderait plus dans l’ambivalence, l’ambiguïté que dans l’univocité. Le philosophe français Merleau-Ponty affirme que l’ambivalence inhérente à l’inconscient n’est pas un obstacle à la connaissance de l’expérience, mais au contraire ce qui fait son sens et même la rend possible. Ainsi, pour certains philosophes, la théorie sur l’inconscient se voudrait être pessimiste puisque la vérité devient insaisissable. Cette notion est toutefois pratiquement impossible à hypostasier puisque rien n’atteste réellement sa véracité. L’inconscient est donc un argument pour dire que rien ni personne ne saura solennellement affirmer une entière connaissance de soi-même et que par suite logique, la parole sur soi est définitivement vouée à l’échec.
Le patient effectue sur lui- même, grâce à la parole libératrice, un travail de reprise et d’approfondissement. Il prend ainsi conscience de la dimension inconsciente de sa personnalité. Elle permet un meilleur équilibre de la psyché entre le Ça, le Surmoi et le Moi pour ensuite atténuer les symptômes psychiques. Le patient assume et comprend ses désirs à travers un travail de reconstruction de longue haleine, prenant en compte l’inconscient, et parvient ainsi à la connaissance de lui-même (idée formulée dans Le Conflit des Interprétations de P. Ricoeur). Cette méthode n’implique aucune prescription médicamenteuse ni aucun internement en hôpital psychiatrique et tend à libérer des patients souffrant par exemple de dédoublement de la personnalité (atteints de troubles identitaires et/ou de maladies psychiatriques) comme les schizophrènes, les bipolaires, etc. Une fois désobstrué, libre court à l’inconscient de se dévoiler au grand jour grâce à cette méthode, permettant aux patients de comprendre profondément qui ils sont. Ce faisant, il est totalement possible, à travers la parole libératrice, de délivrer une vraie version de nous-même et de ne pas se méprendre ni se mystifier.
En contraste avec la théorie de l’inconscient dont émane un autre soi se trouve une unité profonde de soi, fidèle à la vision que l’on a de nous-même.
Cette unité profonde et immuable de soi rend possible une connaissance sur la personne, et ce malgré les évolutions potentielles de notre personnalité. Par cette unité, nous pourrons toujours nous raccrocher à l’essence même de notre être.
Finalement, au-delà de nos sensations ainsi qu’au ressenti même de notre apparence physique, notre expérience quotidienne et notre vécu témoignent et permettent une compréhension essentielle de soi. Il appert que tout ce que nous vivons chaque jour fait signe de ce que nous sommes puisque c’est ce qui détermine notre vie. Chaque Homme, qu’il le veuille ou non, a des habitudes chroniques profondément enracinées ce qui atteste d’une unité fondamentale et irréfutable de soi. Nous pourrions même affirmer que nous ne sommes ce que nous sommes qu’au travers de nos habitudes. Le philosophe allemand F. Hegel, dans l’un de ses deux textes principaux (Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques de 1817), déclare que « l’habitude est comme la mémoire une chose grave (un centre de gravité) dans l’organisation de l’esprit ; l’habitude, c’est le mécanisme du sentiment de soi, comme la mémoire, le mécanisme de l’intelligence. ». Ainsi, quoiqu’assez abstraite au premier abord, cette formule entend par « sentiment de soi » le fondement même de la conscience de soi. Il représente son centre de gravité au cours duquel l’âme, auparavant déchirée par l’épreuve passive d’elle-même, « affirme une identité à soi ». L’âme se ressemble à elle-même, elle s’unifie et le sentiment de soi devient le sentiment de l’unité et de la continuité de l’existence, préparant ainsi « l’éveil supérieur de l’âme vers le Je ». Pour ainsi dire, nos habitudes permettent l’unification de notre âme et amène à la création d’un « Je » profond qui prend sens aux racines même de ces dernières.
Enfin, reste à aborder une notion à laquelle nous faisons face au quotidien qui confère à chacun une unité morale primordiale. Pour compléter le propos préalablement tenu concernant la subsistance de l’objet dans le temps (notion de mêmeté), Paul Ricoeur distingue un deuxième type d’identité se manifestant concrètement par le maintien volontaire de soi devant autrui, par la manière qu’a une personne de se comporter telle qu’autrui « peut compter sur elle ». C’est en réalité le fait de faire une promesse qui engage qui je suis (et non ce que je représente). En bref, tenir sa parole implique la notion de responsabilité et nous pousse à nous porter garant de nous-même. Par-là, il est nécessaire de comprendre que pour devenir une « personne morale », chacun doit, malgré ses évolutions, garder en lui une unité durable et intouchable sans laquelle la confiance est bafouée. En revanche, l’ipséité ne se substitue pas tant à la mêmeté du sujet mais la complète. C’est à travers cette union des deux identités qu’intervient l’identité narrative qui repose sur l’idée que tout individu s’approprie, voire se constitue dans une narration de soi sans cesse renouvelée et modifiée par les évènements. C’est en fait l’histoire que raconte le sujet de sa propre vie au travers du « Je ». Ce faisant, loin de se figer dans un noyau dur, le « Je » se transforme au travers de ses récits propres mais aussi au travers de l’interprétation innée et subjective qui leur est liée. Cette notion fédère les deux identités de sorte à construire la vie narrativisée du personnage que l’on se crée. C’est dès lors un concept d’identité souple, dynamique et évolutive en total désaccord avec le « moi » fort, précédemment évoqué. C’est pourquoi cette théorie ricoeurienne induit la présence d’une unité morale éminente qui permettrait à chacun de savoir qui il est réellement.
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