C’est là, à la fin de la page 188, que Hannah Arendt nous livre sa thèse fondamentale et il est assez difficile d’en saisir d’emblée l'enjeu. Déposséder la philosophie du « dossier » de la liberté est un objectif très ambitieux. Pourquoi? Probablement suffit-il que chacune et chacun de nous s’interroge pour le comprendre: la liberté nous apparaît problématique (comme elle l’a très largement développé au début de son article) et la philosophie est probablement la discipline qui prend le plus autoritairement et le plus traditionnellement en charge les paradoxes, les antinomies. Passer de la philosophie à la politique pour définir le domaine de compétence de la définition de la liberté permettrait d’ailleurs de désamorcer ce paradoxe. La liberté c’est la naissance de la « Polis » et la délimitation d’un espace public au sein duquel une assemblée d’hommes intervient dans le monde de façon concertée par la parole et par l’action. On pourrait dire que la liberté c’est cette action par laquelle l’être humain, grâce à la cité (cela veut donc dire: « collectivement »), se dote d’une « réalité mondaine ». Que signifie ce dernier terme? Etre doté d’une réalité mondaine, c’est faire advenir des actions susceptibles d’avoir un impact dans le monde.
Trois ans avant « La crise de la culture » (1961), Hannah Arendt avait publié un livre essentiel dont on peut dire qu’il contient en germe la plupart des problématiques étudiées dans ce livre. Dans « condition de l’homme moderne » (1958), on pourrait presque affirmer que Hannah Arendt donne à la philosophie un rôle, une mission: celle d’interroger l’être humain sur « ce qu’il fait », exactement comme nous pouvons parfois nous sentir interpellés par une sorte de témoin, proche ou lointain, mais auquel nous accorderions un certain crédit et qui nous enjoindrait de nous regarder, en tant qu’Hommes, mais moins dans un miroir (éventuellement valorisant) que dans un processus authentique de distanciation analytique. Nous pouvons parfois effectuer une tâche automatiquement sans même y penser. Dans « Condition de l’homme moderne », Hannah Arendt s’efforce de décrire l’espace d’un décalage dans le retrait duquel il nous serait donné de pouvoir réaliser notre condition « moderne », ce que nous sommes en train de faire et conséquemment de devenir.
- D’abord tu travailles. L’homme se soumet à la nécessité de travailler pour survivre, pour satisfaire ses fonctions vitales. Par ce que Hannah Arendt entend sous ce terme de travail, nous restons soumis à la nécessité biologique de vivre. Par conséquent il n’est absolument rien de notre liberté qui puisse s’accomplir dans cette dimension. C’est bien ce que les grecs avaient compris en réservant cette fonction là à ceux qui n’étaient pas vraiment humains: les animaux, les esclaves, les prisonniers (lesquels étaient bien des êtres humains mais ayant perdu leur liberté, au combat). Travailler c’est ce que fait « l’animal laborans » (évidemment, ce n’’est pas sans une certaine terreur que nous suivons cette catégorisation puisque nous réalisons que la condition de l’écrasante majorité des travailleurs aujourd’hui se situe dans cette catégorie: c’est cela la conséquence immédiate de la désaffection du souci de liberté et de politique, à savoir une société d’aliénés qui va au travail comme on va à l’abattoir)
- Ensuite tu fabriques un monde en lieu et place du monde naturel. C’est ce que Hannah Arendt appelle l’oeuvre. L’homme est un être non seulement vivant (travail) mais conscient (Homo Faber). Il saisit que la nature lui est parfaitement indifférente, il faut donc créer des artifices et peupler la nature d’objets de notre invention qui nous permettront de faire durer notre présence sur la planète. Si le travail pare au plus pressé en nous donnant les moyens de survivre, l’oeuvre nous permet de nous implanter et de pérenniser notre ancrage sur terre. Le travail nous permet de survivre en tant que corps biologique, que pur organisme, l’oeuvre nous donne les moyens de durer. Si nous voulons retrouver dans cette tripartition Arendtienne son origine aristotélicienne, nous retrouvons dans le travail la poiesis à l’état pur et dans l’oeuvre une poiesis un peu atténuée mais néanmoins présente. Pourquoi? Parce que dans ces deux activités, l’homme est soumis à ces deux impératifs, vivre et durer ou s’installer. Ces deux acceptions de l’activité humaine ne contiennent pas en elles leur propre finalité.
- C’est seulement dans l’action que la praxis et l’humanité s’effectuent. C’est la dimension au sein de laquelle des échanges se produisent et des décisions sont prises, dimension qui nous engage tous les uns à l’égard des autres. Il n’est plus question ici de vivre mais bel et bien d’exister collectivement. L’action est ce qui ne peut voir le jour qu’au sein d’un espace public dans lequel des institutions politiques sont créées, de façon concertée (le totalitarisme n’est pas politique). Là où Kant ne voit de liberté que dans une sorte d’activisme moral au gré duquel chaque homme ne se laisserait plus guider par ce qu’il appelle des motifs pathologiques (passions, besoins, désirs) Hannah Arendt situe plus historiquement l’espace public comme le creuset de cette incarnation de l’Homme dans le monde physique. Pour qu’il y ait des « hommes », finalement il faut ça: a) la capacité à mobiliser sa puissance vers l’existence plutôt qu’en vue de la seule conservation de la vie b) la Politique, c’est-à-dire l’institution d’une cité (polis) régulée par des lois communes à tous les citoyens c) l’instauration dans cette polis, d’un espace public dans lequel les hommes puissent accéder à la liberté en réalisant leur condition par la parole et par l’action.
C’est grâce à des auteurs comme Hannah Arendt que nous comprenons parfaitement à quel point les questions politiques ne sont plus posées comme telles dans le seul espace qui pourraient rendre effectives l’action, c’’est-à-dire la politique. La question de savoir s’il faut accorder plus ou moins de crédits à des services d’état ne devraient pas se poser comme une question d’opinion sujettes à des arguments. Dans les termes de Arendt, cela reviendrait à demander aux hommes s’ils veulent être des hommes. Comprends-tu qu’il y a des actions qu’il revient aux hommes d’accomplir collectivement dans une cité, comme l’éducation, la gestion des transports, la santé? Ce que nous appelons aujourd’hui l’Etat n’est ni plus ni moins que la notion de Polis, durant l’antiquité. Tout discours discréditant l’action de l’état au bénéfice de l’initiative privée est donc purement et simplement « apolitique », le pire étant que c’est précisément au nom de la liberté (en fait c’est exactement la confusion entre liberté et libéralisme) que l’initiative privée est aujourd’hui, dans un monde au sein duquel la politique est totalement écrasée sous la botte de l’économie (ce qui revient à dire que l’action est aujourd’hui étranglée par le travail) plébiscitée au sens propre: vénérée par une population de travailleurs (au sens de Hannah Arendt) qui ne manifestent plus du tout la volonté d’accéder au rang de « peuple de citoyens ». Qu’est-ce qu’un peuple? Pourquoi ce terme là est-il devenu le plus galvaudé et le plus incompréhensible de tout débat prétendument « politique » (mais ce n’est pas de la politique) ? Un peuple est une assemblée d’êtres humains soucieux d’exister dans le monde, en y inscrivant leurs actions d’êtres humains et cela grâce à la concertation née de l’échange d’idées et de l’instauration de valeurs communes dans un espace public. C’est cela un Peuple.
Constituons-nous un Peuple? Les candidats se disputant nos suffrages pour les prochaines élections sont-ils toutes et tous des hommes POLITIQUES au sens défini par Hannah Arendt? La réponse est évidente et elle est négative. La lecture de Hannah Arendt est d’une importance capitale parce qu’elle met totalement ce qui nous arrive actuellement en perspective avec la naissance historique du politique et de la liberté, lesquels vont de pair. Peut-être aussi pointe-t-elle la légitimité d’une action qui serait, sans jeu de mots, une action en faveur de l’action, contre le travail. Dans le cadre qu’il nous est aujourd’hui imposé de subir, à savoir des discours, des débats et des hommes ou des femmes qui usurpent totalement leur statut politique, c’est-à-dire qui ne font qu’accélérer la destruction de la sphère de l’action au profit de celle du travail, rendant ainsi impossible aussi bien la liberté que le politique, il est déjà en soi extrêmement éclairant de réaliser à quel point tout ceci se situe sur un échiquier truqué. Nous croyons assister à des échanges d’idées concernant l’orientation des décisions prenant corps dans une nation alors qu’en réalité, ce qui se décide électoralement se réduit à la seule question du partage des richesses dans une population totalement divisée par des effets de classes, de corporations, d'identités ethniques, qui se déchirent et ne votent qu’en fonction de leurs intérêts de travailleurs, au sens arendtien du terme. Rien ne saurait être plus urgent (et avouons-le!) improbable que cette conversion de chacune et de chacun des électeurs par le biais de laquelle le travailleur céderait enfin le pas à « l’acteur » (j’utilise ce terme, faute de mieux, mais aucun autre ne saurait être aussi dépourvu d’ambiguïtés), l’esclave à l’Humain, le souci du ventre repu au courage du créateur, le vivant à l’existant, du consommateur au politique. Aucune délibération ne devrait être plus désintéressée que celle-ci, puisque c’est de notre inscription collective tant que nation, générique en tant qu’être humain dont il est question en politique, et pourtant aucune ne l’est moins que celle-ci.
La clé de cette prise de conscience se situe « là », toute à la fois à notre portée puisque il ne s’agit que de voter en tant qu’être humain et non en tant que travailleur/consommateur et, en même temps, presque hors de notre portée, parce que, de fait, la corrélation totalement inepte de la survie et du travail est aujourd’hui acceptée par tous les corps de métier et que la Praxis est perçue comme la gentille rêverie de philosophes utopistes.
Pourtant, quoi de plus concret, effectif, présent que ce souci de la praxis appliqué à chacune de nos activités? Le souci de faire s’investit dans ce que je fais comme la seule raison pour laquelle je le fais. L’action détachée du fruit de l’action parce qu’elle est à elle-même son propre fruit, parce qu’il n’y a rien à attendre de plus, à espérer, à spéculer, parce qu’elle est à elle-même l’efficience de ce qu’elle en train de devenir et parce qu’en elle quelque chose de l’homme s’auto-génère, s’auto-effectue, s’auto-célèbre dans la grâce pure d’une immanence parfaitement accomplie: « agir ».
Une autre illustration de cette évolution dramatique de l’espèce humaine peut se reconnaître dans l’évolution de l’oeuvre d’art notamment par le travail de Andy Warhol qui finalement ne fait que surfer sur cette tendance, que la pointer notamment par son oeuvre "Campell’s soup cans » dans laquelle un produit de consommation courante se voit élevé au statut d’oeuvre. Notons d’ailleurs qu’en affirmant qu’ « à l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale. » Warhol a également parfaitement anticipé la télé-réalité. Une oeuvre d’art devient consommable, une action humaine authentique par le biais de laquelle quelque chose de purement humain voit le jour, à savoir une création (l’œuvre d’art se situe dans l’action et en ce sens, elle est politique du point de vue de Hannah Arendt) est aujourd’hui visé comme faire valoir d’un selfie. Léonard de Vinci devient un signe extérieur de richesse et de prestige (je suis à Paris), une sorte de vecteur d’optimisation identitaire, un étiquetage recouvrant un vide culturel et artistique sans équivalent (je suis là (au Louvre) pour y être et faire savoir que j’y suis).
Peut-être sommes-nous, nous aujourd’hui plus à même de comprendre l’enjeu fondamental de cette dépossession de la philosophie du dossier de la liberté, parce que précisément, pendant que nous nous interrogeons inutilement et métaphysiquement sur la question de savoir si j’ai une liberté intérieure, ou bien si la liberté doit être le postulat de toute action morale, la vraie liberté, elle nous quitte ou plutôt, nous, nous abandonnons sa préoccupation pare que nous nous sommes laissés berner par l’idée qu’il fallait travailler plus qu’agir.
On mesure bien ici à quel point Hannah Arendt ne se comporte pas comme une philosophe opposant des arguments à d’autres philosophes mais comme une historienne politologue (en un sens qui n’a rien à voir avec les « journalistes politologues » d’aujourd’hui) décalant totalement la dimension même de la question de la liberté. Nous n’insisterons jamais assez sur ce décalage. Y-a-t-il vraiment à discuter sur cette question de savoir si nous sommes libres puisque, de fait, historiquement la naissance de la cité atteste de l’existence factuelle de la liberté. C’est comme si les philosophes s’interrogeaient sans voir que le cadre même à l’intérieur duquel ils s’interrogent consistait dans la réponse même à partir de laquelle ils se posent une question, nécessairement inutile. C’est finalement comme ces hommes qui se demandent si la terre ronde sur une terre ronde. De même se poser le problème de la liberté dans une cité est un non sens absolu, puisque, comme elle le dira plus tard « la raison d’être de la politique est la liberté ».
C’est un raisonnement que l’on peut considérer à bien des titres imparable: des hommes réfléchissent au sein d’une cité sur la question du libre arbitre, c’est-à-dire sur la possibilité d’un sujet d’être par sa volonté l’auteur, le commencement de ses actes, mais comment pourrait-il y avoir « philosophie », c’’est-à-dire pensée, dialogue, réflexion d’un être humain sur la condition même des hommes et sur sa place dans l’univers si le philosophe était isolé, ou s’il ne vivait que dans sa famille, si sa pensée n’atteignait pas une portée dépassant celle de se préoccuper de lui-même. Dans la maisonnée (Oïkos), on ne voit pas bien où les humains trouveraient l’espace public à partir duquel philosopher se peut. Pour cela il faut dépasser du cercle familial de l’Oïkos pour atteindre l’espace public de la Polis. Ce n’est pas à l’homme de s’interroger sur ce commencement que serait ou pas la liberté, c’est à partir de la situation de l’homme au coeur même de ce commencement de la liberté effective qu’est la cité qu’il s’interroge inutilement sur cela même qui rend son interrogation réelle. L’homme se questionne sur un possible à partir de cela même qui a déjà transformé ce possible en réel.
Autant cet argument est extrêmement convaincant, autant celui qu’elle utilise « comme première et préliminaire justification de cette approche » p 189, pose question, car de prime abord, nous serions tentés de lui opposer que le stoïcisme et l’épicurisme sont bel et bien des pensées dominantes de cette période (Arendt évoque les présocratiques (6e siècle avant JC jusqu’à Plotin 205 - 270 après JC). Un négationnisme d’une telle amplitude serait réellement déstabilisant même si l’on a bien compris que LA référence de Arendt dans la pensée antique était Aristote.
Dans cet esprit, tous les Stoïciens de Zénon à Epictète, en passant par Marc-Aurèle tendent à délimiter le cadre d’une liberté intérieure dans laquelle tout individu serait libre, quelle que soit la puissance de contrainte des faits. Je n’ai pas la capacité d’empêcher que mon épouse meure, par exemple, mais je peux décider de mon attitude face à cette mort. Il existe toujours en toute occasion la possibilité de pointer un espace de maîtrise de soi. C’est ce que Marc-Aurèle, empereur de Rome, a appelé « la citadelle intérieure » et l’on mesure rien qu’à l’utilisation même de cette notion d’intériorité tout ce qui l’oppose radicalement aux thèses de Hannah Arendt pour laquelle précisément la liberté c’est finalement ce « Tout extérieur » de la vie citoyenne, publique, voire humaine. L’idée qu’il existe dans la notion même de liberté l’affirmation d’une sphère d’autarcie privée est en tout point contraire à ce qu’elle défend.
Avec Epictète, nous réalisons à quel point la liberté est un travail de la volonté, une sorte d’effort exercé à l’égard du vouloir de telle sorte que la volonté compose avec la réalité dans laquelle il est question de s’effectuer, de s’incarner. Il ne servirait à rien de vouloir ailleurs ni autrement qu’à partir de ce qui s’effectue dans le réel lui-même. On mesure la différence avec les thèses de Hannah Arendt quand on souligne qu’autant pour les stoïciens c’est la nature ou la providence qui fait l’évènement et que la liberté consiste à l’accepter et à déterminer l’attitude qui dépend dépendant de moi susceptible de composer avec cette réalité, autant finalement la liberté de Hannah Arendt réside dans l’aptitude politique à réaliser des évènements humains, à donner à l’action humaine collective une réalité mondaine. L’être humain est doté de l’aptitude politique à faire évènement et c’est cela que l’on appelle liberté. « La raison d’être de la politique est la liberté »
P189: Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique »
Résumons: Hannah Arendt vient dans les développements précédents de dessaisir la philosophie du dossier de la liberté, en argumentant contre Kant que la dissociation entre une raison pratique et une raison théorique ne permettait pas d’éluder le fait que la pensée ne pouvait pas faire l’expérience de la liberté. Peut-on dire de celle-ci que l’on peut en faire l’expérience de pensée? Est-elle vraiment un concept dont la pensée éprouverait la nécessité dans l’enchaînement d’un raisonnement? Nullement selon elle. Kant insiste assez toutefois sur la dimension apodictique de la liberté qui n’est pas une réalité mais le postulat de la raison pratique, c’est-à-dire ce qu’il faut poser comme condition d’une volonté pure, laquelle est elle-même la condition d’une action morale. En d’autres termes, il y a nécessité morale à poser la liberté du sujet, même si cette liberté n’est concrètement pas observable. Finalement le fait même que la liberté ne soit pas réelle manifeste la nécessité de la poser comme acte morale de ce que doit être un acte moral. C’est bien la preuve d’une sorte de destin supérieur de l’être humain que d’être capable de postuler dans la trame d’une réalité régie par la causalité l’efficience morale, pure de la liberté humaine.
C’est donc parce que la liberté n’a aucune réalité historique qu’elle s’impose comme un devoir moral, comme le devoir de devoir, en fait. Mais cette « démonstration » n’est d’aucun poids pour Hannah Arendt tout simplement parce que, si l’on suit Kant, la pensée ne rencontre pas la liberté comme étant mais comme « devant être » ou « ayant à être », et c’est d’autant plus paradoxal qu’historiquement la liberté de l’être humain telle qu’elle s’est effectuée dans l’émergence de la polis grecque est finalement, selon Aristote, cela même qui a rendu possible la philosophie. On pourrait dire que ce n’est pas la philosophie qui définit la liberté comme condition de possibilité d’une action morale mais au contraire l’action politique qui rend réelle la polis, laquelle est elle-même la condition réelle de la philosophie. « L’homme possède le don de l’action » dit Hannah Arendt, ceci n’est pas un postulat, ni une supposition, ni un axiome. « C’est » et c’est tout. La liberté est un fait, une vérité assertorique, un constat que personne ne peut nier. La liberté a une réalité mondaine et c’est la cité, la nation, l’Etat. La polis grecque est l’effectuation réelle d’une liberté qui ne se conçoit pas comme une idée, une thèse, ou une hypothèse mais « un fait de la vie quotidienne » (p 189). Quiconque en effet évoque l’action humaine et la politique pointe également et nécessairement des questions qui finalement se réduisent toutes comme à leur origine commune à la liberté, soient les questions de pouvoir, d’égalité, de justice.
Nous sommes probablement victimes d’une illusion bien compréhensible lorsque nous voyions historiquement des peuples lutter pour leur liberté comme lors de la révolution française et nous en déduisons fallacieusement que la liberté est le but de la politique alors que c’est l’inverse qui est vrai: c’est la politique qui est le but de la liberté. C’est là la thèse fondamentale de Hannah Arendt, ce n’est pas parce qu’il y a politique que l’on construit la liberté par une constitution mais parce qu’il y a de fait la liberté que l’on construit la politique, la cité, la nation, l’Etat. Autant avec Kant, nous nous situons d’emblée dans une dimension qui est celle du devoir-être et dans laquelle la liberté est le postulat de l’action morale, autant avec Hannah Arendt nous sommes de plain pied avec une réalité historique dans laquelle la liberté est de fait la condition réelle de la politique. C’est en ce sens qu’il faut entendre cette affirmation dont on peut dire qu’elle est la thése même de l’article dans son entier: « La raison d’être (en français dans le texte) de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action. »
L’article s’oriente alors dans une nouvelle direction où pèse de tout son poids un courant philosophique qui n’est même pas nommé par Hannah Arendt et qui est le Stoïcisme, contre lequel elle doit justifier l’idée essentielle qu’elle vient d’exprimer. Comment expliquer, en effet, qu’au sein même de cette unité politique dont la raison d’être est la liberté se soient trouvés des hommes qui affirment l’existence d’une « liberté intérieure »? Puisque selon Hannah Arendt, la liberté est politique, extérieure, collective, factuelle, il faut contredire une philosophie pour laquelle la liberté est métaphysique (libre arbitre), intérieure, individuelle, consciente. La tâche qui s’annonce ici est d’une autre ampleur que celle qui mobilisait les forces de Hannah Arendt contre Emmanuel Kant. Force est de reconnaître que la philosophe semble ici « faire des choix » qui posent question, notamment lorsque elle évoque « l’antiquité tardive » Pourquoi? Parce le stoïcisme est en réalité né au 4e siècle avant JC à Athènes sous l’influence de Zénon de Citium. Ce n’est pas du tout l’antiquité tardive. Cela signifie que Hannah Arendt choisit de s’attaquer aux stoïciens romains: Sénèque (1-65 après JC), Epictète (50-125 après JC), qui sera le seul cité, et Marc-Aurèle (121 - 180 après JC). Il est vrai que c’est particulièrement dans ce stoïcisme tardif que cette notion de liberté intérieure prend tout son sens. Mais il convient néanmoins d’insister sur le fait que, dés la naissance du Stoïcisme, le concept de « Prohairésis » (décision, délibération, choix) est efficient et il l’est aussi dans l’oeuvre de la référence absolue de Hannah Arendt dans l’antiquité, soit Aristote.
Pour Aristote, la prohairesis désigne « un désir délibératif des choses qui dépendent de nous ». Il s’agit dans une situation donnée de trouver les moyens d’accomplir une action conforme à nos capacités, à nos possibilités, à notre puissance. Cela suffit à poser une distinction majeure entre la prohairesis d’Aristote et celle d’Epictète. Autant avec le philosophe grec elle compose avec une réalité au sein de laquelle une finalité naturelle s’active et prévaut, autant pour Epictète, elle est entièrement et exclusivement une faculté intérieure à l’homme, plus que cela: « à l’homme retranché », réfugié dans sa liberté interne.
Si la liberté est intérieure chez Epictète c’est parce que la prohairesis l’est, alors que pour Aristote elle ne l’est pas et dessine plutôt une ligne de partage entre le sujet et l’extérieur qui ne s’inclue ni d’un côté, ni de l’autre. Il n’existe pas pour Aristote de capacité de déterminer une finalité intérieure à une action extérieure. L’homme doit savoir ce qu’il peut faire dans la nature étant entendu que la finalité est dans la nature, pas dans l’homme. Pour Epictète, il existe en l’homme une capacité de réserve, de retrait à l’intérieur de laquelle il est totalement libre, et par ce terme, il faut entendre aussi libre de suivre une finalité qui lui est propre.
Il n’est nullement question de se sentir libres mais de l’être effectivement, actuellement, dans la réalité mondaine. Pour bien saisir la pensée de Hannah Arendt ici il faut saisir la notion de « produit dérivé », au sens philosophique du terme. Quelle est la notion la plus pure? L’intériorité du sujet ou l’effectuation d’une action brute dans le monde? Autant, pour Epictète, c’est l’intériorité qui est première et l’action en tant que produit dérivé de cette action peut être empêchée, gâtée, contaminée par des forces extérieures (ce qui ne dépend pas de nous) autant pour Hannah Arendt, ce qui est premier et pur, c’est l’action effective dans le monde et le sentiment, le vécu ou le ressenti du sujet humain n’est que secondaire. Il se produit donc dans le stoïcisme d’Epictète une sorte d’inversion par rapport à l’ordre réel des choses.
Il serait parfaitement ruineux et assez stupide de déduire de cette affirmation qu’Hannah Arendt défend l’esclavage comme le dit Aristote. Par contre, il est à nouveau clair que la lecture de Hannah Arendt est finalement historique avant d’être philosophique. C’est à partir de la situation qu’ils vivent que les hommes ont les idées qu’ils peuvent et la liberté intérieure est une idée portant selon elle le sceau historique d’une condition d’esclave.
P191 Avec son regard d’historienne, l’auteure essaie alors de distinguer l’origine du stoïcisme, lequel ne semble pas, selon son analyse, s’appuyer sur un mouvement réellement prospectif, nouveau, philosophiquement dynamique mais, au contraire, issu d’un conservatisme populaire et indigent. A aucun moment, la critique du stoïcisme ne sera plus virulente qu’à ce moment de l’article, plus injuste aussi car cette pensée ne mérite pas, pas davantage du point de vue de son corpus que de celui de son impact historique (considérable puisque qu’à Marc-Aurèle, il convient d’ajouter Sénèque), autant de mépris. Il n’est pas vrai que le stoïcisme se réduise à des maximes de sagesse populaire de l’antiquité tardive. Par contre, il est indiscutable qu’à l’image de l’épicurisme, ces sagesses antiques comme le cynisme se définissent par un retrait radical de la vie politique et c’est cela que Hannah Arendt refuse de cautionner. La pertinence même de la thèse qu’elle soutient à savoir que la liberté est une notion politique, implique qu’elle jette le discrédit sur la plupart de ces sagesses antiques qui ont prétendu pouvoir définir la sagesse comme un idéal structurellement apolitique, et évidement le stoïcisme en fait partie.
De plus, le propos même de « l’historienne » Hannah Arendt est assez convaincant si l’on consent à accorder un crédit philosophique aux plus Anciens. Ne serait-ce pas finalement aux premiers penseurs qu'il revient d’avoir saisi les articulations conceptuelles les plus justes, les plus subtiles, tout simplement parce qu’ils les ont « découvertes »? Il faut bien sûr se garder de faire de cette observation un critère indépassable et indubitable. Toutefois, quiconque lit attentivement les philosophes les plus anciens ne peut s’empêcher d’y relever l’absence de rumination, de parti pris, ou d’intérêt de classe, et globalement de la plupart des défauts dont il est pour les philosophes de notre époque très difficile (mais pas impossible) de s’écarter.
Tout le stoïcisme tient finalement dans la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. La prohairesis dont il a déjà été question permet aux hommes de se déterminer en marge du monde en retrait de l’évènement (contrairement à la prohairesis chez Aristote). Pour Hannah Arendt, puisque la liberté est action et aucunement volonté ou délibération, on pourrait dire que c’est justement la force libérée par l’homme pour faire entrer dans une dimension qui ne dépend pas de nous des projets qui porte notre empreinte humaine et qui donc dépendent entièrement de nous que consiste LA liberté. Il n’est pas question de se réfugier mais d’effectuer, pas de se recueillir mais d’agir, pas de se refermer sur soi mais de faire advenir hors de soi. Rien ne saurait être plus opposé, adverse, absolument irréconciliable que la liberté intérieure des stoïciens et la liberté politique de Hannah Arendt et finalement d’Aristote « l’homme est un zôon politikon ».
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