René Robert est un photographe célèbre, spécialisé dans le Flamenco. Il est mort mardi dernier parce qu'âgé de 84 ans, il a fait une chute en plein Paris, dans un quartier très animé et est resté plus de neuf heures dans le froid, sans qu'aucun passant ne lui porte assistance, ni même ne porte attention à lui. Ce sera finalement un SDF qui lui portera secours, trop tardivement. Salomé Saqué, journaliste de l'excellente chaîne d'information BLAST, a choisi de publier cette courte vidéo dans laquelle elle ne se contente pas de rapporter ces faits mais pose LA question: ne faisons-nous pas partie de ces passants qui, à la vue, en plein Paris d'un corps allongé sur le trottoir, ont continué leur chemin, sont retournés à leurs affaires sans s'attarder sur ce spectacle devenu si fréquent d'un homme mourant sans foyer, ni entourage?
Pourquoi en parlons-nous d'ailleurs? Précisément parce que René Robert n'est pas SDF. Il était âgé, parisien, et probablement pas suffisamment bien habillé pour susciter l'interrogation de passants pressés. Une rue animée dans une grande ville est elle un milieu plus sécurisé que la jungle amazonienne ou le désert du Sahara? Il est devenu urgent de s'équiper si nous voulons survivre: ne pas tomber, manifester clairement par des signes extérieurs de richesse que nous ne sommes dotés d'un domicile, d'un compte en banque, des moyens de bien vivre. Evidemment ces mesures de survie ne sont peut-être pas suffisantes car René Robert est finalement victime d'un phénomène bien connu des sociologues et appelé "l'effet-témoin".
Dans tout lieu de passage animé, se crée une sorte de consensus tacite sous le couvert duquel les passants décident "inconsciemment" (mais ce terme est complètement impropre en l'occurrence: il serait plus juste de parler d'une responsabilité soluble dans l'effet de groupe (puisque personne n'intervient pourquoi moi le ferais-je?)) de ce qui est notable, visible et de ce qui ne l'est pas. Ici un photographe, un homme ayant fait du visible son objet a été tué par un phénomène social d'invisibilité. Il est mort de s'être confondu avec un "décor", de s'être enlisé dans la banalité d'une scène quotidienne, étant entendu qu'être parisien, mais tout aussi bien lyonnais, marseillais ou lillois, c'est avoir intégré dans la routine de ses trajets urbains cette donnée incontournable: "je vais au travail en faisant mon chemin dans de la pure agonie humaine. L'air que je respire est aussi celui du dernier souffle des 8 SDF qui meurent chaque jour dans la rue ". Je vois des publicités pour telle ou telle marque et aussi des hommes mourir, mais je mets implicitement en marche une sorte de mode de perception très sélectif grâce auquel certains éléments pourtant présents, efficients sont dissimulés, comme si la visibilité était le franchissement d'un seuil de la même façon que de nombreuses vérités pures et crues ne sont plus audibles pour une majorité de français aujourd'hui, puisque des responsables politiques entérinent cyniquement l'idée selon laquelle il y aurait des gens qui serait quelque chose et d'autres qui ne serait "Rien".
Les expériences qui ont été faites sur l'effet témoin ont toujours révélé en effet que devant une situation inhumaine (harcèlement ou détresse) il suffisait qu'une personne se manifeste, crève la bulle de cette zone d'invisibilité pour que d'autres immédiatement se manifestent, ce qui prouve bien que cette majorité silencieuse voyait ce qui se passait et qu'elle le savait mais elle faisait semblant de ne pas le savoir. La conclusion est à la fois extrêmement dure puisque personne n'a été cet élément déclencheur pour René Robert, mais aussi très stimulante, puisque il aurait simplement suffi qu'une personne réagisse plus tôt pour qu'il soit sauvé, lui et les 8 SDF qui meurent statistiquement dans la rue, chaque jour. Pour celles et ceux de mes élèves qui ont suivi les cours, le terme important est celui de Paul Ricoeur d'ipséïté. Il n'est rien qui fasse de nous "nous" si ce n'est de cultiver la puissance d'être quelqu'un dans la durée, étant entendu que, contrairement à ce que dit notre président, personne n'est jamais "rien". Exister dans la cité c'est percevoir qu'on est entouré de ces "germes d'ipséïté" là et cultiver en soi la volonté de s'en porter garant comme de susciter en l'autre la volonté de se porter garant pour nous. Ce n'est ni compliqué ni tout-à-fait hors de notre portée en fait, il s'agit simplement d'être "le premier de cordée" de cette chaîne de causalités là: être simplement le premier à voir ce qu'il voit tout en sachant que les autres aussi le voient. La bulle à crever est un effet de simulation, une "bulle de filtre". Vous savez bien que vous voyez aussi ce que je vois, que vous vivez aussi ce que je vis. La philosophie ne consiste pas seulement comme le dit très justement Baptiste Morizot à développer une curiosité à l'égard de ce qu'on croyait savoir" mais aussi, comme Hannah Arendt l'a prouvé, à pointer l'évidence de ce que tout le monde voit, à faire crever la bulle de ce qu'un certain esprit des convenances déclare "invisible"ou "inaudible".
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