Proslogion, Chapitre 2 (1077) - Saint Anselme : « Que Dieu est vraiment ».
« Donc, Seigneur, toi qui donnes intellect à la foi, donne-moi, autant que tu sais faire, de comprendre que tu es, comme nous croyons, et que tu es ce que nous croyons. Et certes, nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand. N’y a-t-il pas une nature telle parce que l’insensé a dit dans son cœur : « Dieu n’est pas ». Mais il est bien certain que ce même insensé, quand il entend cela même que je dis: « quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand », comprend ce qu’il entend, et que ce qu’il comprend est dans son intellect, même s’il ne comprend pas que ce quelque chose est. Car c’est une chose que d’avoir quelque chose dans l’intellect, et autre chose que de comprendre que ce quelque chose est. En effet, quand le peintre prémédite ce qu’il va faire, il a certes dans l’intellect ce qu’il n’a pas encore fait, mais il comprend que cette chose n’est pas encore. Et une fois qu’il l’a peinte, d’une part il a dans l’intellect ce qu’il a fait, et d’autre part il comprend que ça est. Donc l’insensé aussi, il lui faut convenir qu’il y a bien dans l’intellect quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand, puisqu’il comprend ce qu’il entend, et que tout ce qui est compris est dans l’intellect. Et il est bien certain que ce qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand ne peut être seulement dans l’intellect. Car si c’est seulement dans l’intellect, on peut penser que ce soit aussi dans la réalité, ce qui est plus grand. Si donc ce qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand est seulement dans l’ intellect, cela même qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand est tel qu’on peut penser quelque chose de plus grand; mais cela est à coup sûr impossible. Il est donc hors de doute qu’existe quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand, et cela tant dans l’intellect que dans la réalité... »
Il est extrêmement intéressant de mettre en perspective ce texte de Saint Anselme qui à plusieurs égards préfigure la preuve ontologique de l’existence de Dieu par Descartes dans les méditations avec le premier Stasimon d’Antigone de Sophocle. Le premier nous parle de Dieu et le deuxième de l’être humain mais nous pourrions dire que ces deux êtres se croisent dans le franchissement d’une ligne, d’une limite qu’ils traversent en sens inverse: Dieu passe du statut d’essence, d’idée à celui d’existence, et Saint Anselme ici essaie de prouver qu’il ne peut en être autrement, alors que le choeur d’Antigone exprime l’affranchissement, le dépassement des limites naturelles par la techné humaine qui, par la même, devient la seule créature capable de s’auto-créer, mais aussi la seule susceptible de tomber dans l’hybris, dans l’égarement. L’être humain est un être qui, n’ayant pas d’autre limite que celle de sa mort, accède à un statut à part. On pourrait dire qu’il n’est pas qu’une espèce, et qu’il est un « genre », qu’il détient le pouvoir de se placer au même rang que les éléments de la nature, puisque de fait, il n’est pas vraiment soumis à leur influence ou, en tout cas, matérialise la puissance de se défaire de leur dépendance. Il prend donc place dans la nature comme étant celui qui suit une autre évolution que celle, purement cyclique, de la mort et de la renaissance. En d’autres termes, autant Dieu passe du statut d’essence à celui d’existence pour Saint Anselme, autant l’homme passe du statut d’existence à celui d’essence pour Sophocle, ce qui fait de lui non seulement un Deinos mais aussi l’être tragique par excellence.
Ce qui fait aussi de ce passage un moment vraiment crucial du théâtre Grec, c’est que la tragédie y révèle ses ressorts à nu. La cigale chante parce que c’est sa nature de chanter comme le chien aboie mais l’Humain lui fait des tragédies parce qu’il en est de cette expression comme de la seule plainte, du seul cri qui puisse convenir à ce brouillage des codes de la répartition naturelle et divine dans lequel être humain consiste.
Il est quelque chose que même un athée ne saurait nier, c’est que l’idée de Dieu « est ». Même s’il ne croit pas que Dieu existe, il ne peut remettre en question le fait que la question se pose (ne serait-ce que par sa situation d’athée le situe par rapport à cette question) et la question ne se poserait pas si Dieu ne venait à l’esprit des hommes comme « l’idée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être conçu ». Tout le propos de Saint Anselme va donc consister à démontrer que Dieu ne pourrait pas venir à l’esprit des hommes si son concept ne sous-entendait pas qu’il excède déjà en soi cette possibilité de n’être qu’une idée. L’idée de Dieu est donc, dans sa nature même, paradoxale, parce qu’elle est bien dans notre pensée sans quoi nous ne l’évoquerions pas mais qu’en même temps, elle est impensable, non pas en ce sens que nous ne pouvons pas en être les auteurs (ce qui est d’autant plus évident qu’à cette époque et, à cause de Platon, les Idées ne sont pas considérés comme le produit des hommes mais de nature divine) mais parce que nous ne pouvons pas nous la représenter.
Il y a dans ma pensée une idée dont il est pourtant évident que je n’ai pas dans ma pensée assez de pensée pour la concevoir comme étant seulement une pensée.
L’insensé, c’est l’athée et il ne rend pas compte, selon saint Anselme qu’il se contredit parce qu’il comprend bien ce que signifie l’idée d’un être tel que rien ne peut se penser de plus grand, mais qu’il ne comprend pas que du coup nécessairement cette idée d’un être tel que rien ne peut être pensé de plus grand suppose nécessairement qu’elle n’est pas qu’une idée mais bel et bien une réalité. Autrement dit Dieu est un être défini par une qualité: celle d’une grandeur qui dépasse toutes les autres grandeurs. Quoi que je me représente, Dieu est « plus ». Dieu est donc une idée que j’ai mais que j’ai dans mon esprit comme ce qui dépasse ma puissance de me représenter une idée. Cet excès d’être dans lequel consiste l’idée de Dieu, on pourrait dire que c’est ce qui « crève la bulle » de la capacité finie que j’ai de me représenter des idées. Quand on dit que Dieu est l’idée d’un être infini, il est absolument impossible que l’on dise seulement que l’on se représente un être infini et idéal, parce qu’en réalité on ne le définit pas du tout, on est submergé par une idée indéfinissable, « illimitable ». On se représente une substance et un prédicat que l’on assigne à cette substance mais ce que le prédicat nous impose de penser quant à cette substance, c’est que nous la pensons moins que nous ne sommes contraints de l’accueillir parce que penser brutalement n’est plus être actif mais passif accueillant, irradié, soufflé par l’onde de choc d’une idée qui représente plus que je ne suis capable de me représenter.
C’est exactement comme si ces deux textes décrivaient finalement l’histoire d’une seule et même entité mais pas du même point de vue. Dieu est l’idée d’un être dont la pensée impose qu’il soit réel et l’Humain est la réalité dont les actes imposent qu’il soit divin. Mais de la même façon que cette divinité se joue à chaque instant et menace de tomber dans l’horreur, la réalité de Dieu ne cesse d’être sujette à caution en rendant la croyance incertaine.
Le retournement sidérant du Stasimon est d’ailleurs à ce titre fondamental. Le Choeur ne croit pas ses yeux de voir ainsi Antigone, fille insoutenable d’un père insoutenable , « mesure du savoir » prise en flagrant délit de désobéissance aux lois décrétées par l’archonte Créon. Mais en fait c’est bien parce que le fil auquel se joue cette divinité terrifiante du deinos humain n’est pas le pouvoir mais l’ethos, c’est-à-dire l’acte par lequel Antigone, et elle seule, assume le zôon politikon, c’est-à-dire ce statut symbolique en vertu duquel aucune dépouille humaine ne saurait être réduite à de la chair offerte à l’air libre de la décomposition organique.
Le Deinos chez Sophocle est comme le reflet inversé de la preuve ontologique de l’existence de Dieu chez Saint Anselme et cette mise en perspective nous met réellement en face de ce que nous sommes ou plus exactement de ce que nous avons à être, de notre Ethos humain. Mais pour bien comprendre cette mise en perspective, il faut comprendre la différence entre « ce qu’est » un être une chose (son essence) et le fait réel, effectif que cet être ou cette chose « soit », « existe ».
Je peux dire d’une chose ce qu’elle est, sans que, pour autant, cette chose existe. En tant qu’essence, elle n’est que possible, conceptuelle, abstraite, définie mais pas existante, pas « là ». Le « Da sein », justement est « là », il existe, il est même jeté dans l’existence sans essence prédéfinie. C’est l’existentialisme. Ce mouvement de pensée (Heidegger, Sartre, Camus, Merleau-Ponty avec de grandes différences entre ces auteurs) est né entre les années 1920 /1945 et dans l’après guerre, mais on peut en trouver des sortes de préfigurations chez Kierkegaard, chez Pascal, voire chez Montaigne.
La perspective existentialiste s’oppose philosophiquement à l’ontologie, parce que cette dernière discipline désigne l’étude de l’essence. Mais précisément avec Saint Anselme on suit un raisonnement qui tente de forcer le passage de l’ontologie à l’existence. De ce que Dieu soit l’idée d’un concept ontologique exorbitant toute limitation, il s’ensuit qu’il faut bien qu’il existe. En d’autres termes, de cette façon exorbitante qu’a Dieu de venir à l’Idée, il s’ensuit que Dieu ne peut pas ne pas exister.
Peut-être pourrions nous aussi concevoir que Dieu est un mot dont le vouloir-dire dépasse le dire pour être. De cela seul que Dieu soit évoqué par le mot « Dieu », il s’ensuit évidemment qu’il est un signe. Cela veut dire que Dieu est un signifiant dont le signifié excède le statut symbolique du signifiant. Dans le mot « Dieu », le symbolisé écrase le symbolisant de telle sorte que celui-ci, le mot, ne peut pas n’être qu’un mot. Je peux parfaitement dire le mot « chat » sans qu’un chat soit « là », je peux parfaitement donner lieu à la pure évocation mentale de l’idée de chat en disant chat. C’est bien ce que nous faisons tout le temps quand nous parlons. Mais quand je dis « Dieu », ce que je dis sort nécessairement du contexte d’être seulement « dit » pour « être ». De cela même que Dieu puisse être pensé, ou dit, il s’ensuit nécessairement qu’il est, parce que je ne peux pas comprendre l’idée de Dieu, ni la dire, sans que l’idée ou le signifié de ce signe ne sorte de cette dimension pensive ou nominative pour, de fait, insister de tout son insoutenable poids sur le réel.
Ce qui importe au plus haut point dans cette mise en perspective, c’est de saisir exactement l’amplitude de l’onde de choc créée par cette dignité ontologique de l’être humain. Il a forcé le passage grâce auquel il revêt un statut divin. Contrairement à ce que dira Lamartine, il n’est pas « un Dieu tombé qui se souvient des cieux », mais un Dieu advenu, transfuge, qui envahit les cieux, à la seule force de son inventivité, de son ingéniosité, de cette parole dont il s’est lui-même gratifiée et qu’il a cultivée en autodidacte. L’homme s’est assuré les moyens d’être un Dieu et se retrouve désormais en charge d’adopter un Ethos conforme à un statut exorbitant. Quel Ethos pour un vivant parvenu à crever le ciel des Idées?
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