J’écoute attentivement les paroles du Dr Born, mon médecin. Je suis intrigué par cette quatrième identité. Je ne peux m’empêcher de vouloir la connaitre, même si elle est mauvaise, elle fait partie de moi. À vrai dire, c’est comme si on me plaçait devant un gros bouton rouge et qu’on me disait de ne pas appuyer. Ce sentiment à la fois de contradiction et de curiosité serait plus fort que tout et je mourrais d’envie d’appuyer. Ici, c’est pareil. La version de moi que je ne connais pas a beau être mauvaise, elle m’attire.
Mon médecin nous accompagne à la sortie. Un couple entre et la femme bouscule Hannah. Cette dernière grimace de douleur. Je dévisage le couple qui ne s’est pas excusé et l’homme m’aperçoit. Il s’arrête net puis avance vers moi en haussant la voix. Je lui réponds avec un ton agacé. Il me pousse, mais je ne tombe pas. Alors que le docteur lui demande de se calmer, je sens l’adrénaline monter. La sensation que ma force est décuplée m’envahit et l’envie de lui faire mal me démange. Je me contiens, mais il fait reculer le médecin sur moi. Je m’interpose et il lance son poing serré vers moi. D’un mouvement vers l’arrière, je l’esquive, je m’abaisse et je le soulève pour le faire tomber violemment sur son dos. Sa respiration se coupe brièvement puis il riposte. Je réagis trop tard et il me fait tomber à mon tour. Il me rue de coups. Je bloque certains de ses coups, mais ceux qui m’atteignent sont bien placés. J’ai le goût de sang dans la bouche. Je parviens à le dégager et, alors que je croyais être rempli de colère, un sentiment d’excitation m’anime. Tout mon corps, chaque muscle, chaque nerf, vibre au rythme de mes battements de cœur qui s’accélèrent avec l’effort. Nous essayons de reprendre notre souffle. Je le regarde droit dans les yeux et je ris :
— C’est tout ce que tu as ?
Il fond sur moi, comme un faucon sur une souris. Je l’évite et il glisse face au sol. Je me précipite sur lui, attrape ses cheveux et balance sa tête de toute ma force contre le carrelage blanc. Après trois répétitions, il arrive à se relever. Son visage est ensanglanté, je lui ai cassé le nez. Il me frappe dans les côtes, ce qui me met à genoux. La sécurité arrive avant que je ne puisse me lever. On m’emmène dans une salle à part, mais du coin de l’œil je vois que Hannah pleure et que le docteur Born est choqué.
Je suis assis sur le sol dans une pièce éclairée par les rayons du soleil. La colère s’estompe et, petit à petit, tout devient sombre et silencieux. Adossé au mur, je ferme mes paupières. Je me sens glisser, je suis désormais allongé sur le côté. Mon corps s’alourdit et mon esprit divague. Soudain, dans l’obscurité de mon esprit, apparait Fido sous sa forme humaine.
—Ne te blâme pas pour cette violence qui subsiste en toi. Ce n’est qu’une carapace que tu as développée trop tard… Te souviens-tu ? De cette haine que tu éprouvais si jeune. De cette période où tu étais si faible. dit-il sans broncher.
Il s’éclipse, laissant un souvenir se rejouer dans ma mémoire. Je vois alors un petit garçon, c’est moi en primaire, face à trois garçons plus grands en taille. Ils se moquent de moi car mes vêtements ne sont pas des vêtements de marque. Ils me poussent et l’un d’eux me renverse le fond de sa gourde sur la tête. Finalement, ils partent, et le pauvre petit pleure. Il est seul dans la cour de récréation. Ce n’est pas la première fois et ça ne sera pas la dernière non plus… Fido revient interrompant le souvenir. Il me regarde, les yeux remplis de compassion.
— Te souviens-tu que c’était moi, ton chien, qui te consolais quand tu rentrais de l’école ? J’ai pris soin de toi toute ma vie et, depuis que je ne suis plus là, tu t’isoles et refuses de parler à quelqu’un quand tu ne vas pas bien. C’est comme ça que ton TDI est revenu… Tes autres identités prennent le relai quand tu n’es plus capable de gérer. Elles étaient déjà présentes quand je vivais encore, seulement tu ne t’en rendais pas compte, personne ne les a vues avant tes 12 ans. Quand tu trouves le courage de te battre contre ces brutes. Tu avais réussi à reprendre le dessus sur tes différentes identités et voilà qu’aujourd’hui tu luttes de nouveau contre elles. Mais n’oublies pas, elles ne sont pas tes ennemies, elles sont toi sous un autre jour…
Je suis réveillé par Hannah avant que Fido ne puisse terminer. Je sursaute en la voyant si près de moi. Elle sursaute aussi. Son visage est assombri par la colère. Mais je distingue de l’incompréhension également, c’est la même expression que quand elle est venue me chercher au commissariat. Dr Born entre à son tour, un bloc-notes à la main. Il m’observe comme si j’étais un mystère pour lui. Il finit par demander qui se trouve en face de lui.
—Aaron Fynn. Je réponds en me levant.
Il propose ensuite de faire des expériences pour déterminer comment je change d’identité. Je le regarde, perplexe, puis j’accepte. Nous nous dirigeons dans les étages du bâtiment. Il ouvre une porte. Il y a un tapis de course et un vélo d’appartement, mais sinon la pièce est vide. Il me pose une série de questions sur mon enfance, sur ma vie en général, puis note ce qu’il entend. Le Dr Born me désigne le tapis de course et me demande d’aller courir dessus. La machine est allumée et plusieurs « bip » retentissent. Ils restent un moment à résonner dans ma tête. Je sens comme un moment d’absence me traverser, mais je monte sur le tapis. Il se met en marche et je trottine. Le médecin me repose des questions et finit par me demander mon nom.
—Félix Fynn.
Il continue de prendre des notes et Hannah semble dépassée par ce qu’il est en train de se passer. Il s’arrête et se concentre sur la machine. Il augmente la vitesse et me laisse dans mon effort pendant quelques minutes. Ensuite, il diminue la vitesse et repose les mêmes questions, encore et encore. Toujours sur le même ton, les mêmes mots sortent de sa bouche. Cela commence à m’agacer. Soudain, il laisse sa phrase en suspens. Sans la terminer. Je cours, mais je suis frustré qu’il ne finisse pas sa phrase. Je descends du tapis et lui demande de finir.
— Lucio ? demande -t-il
— Oui, c’est moi, mais finissez cette phrase par pitié !
— Vous aimez Noël, Lucio ?
— Non, c’est encore un prétexte pour faire la fête et s’offrir des cadeaux. Seulement parce qu’un être humain est né ce jour, alors c’est une fête maintenant, c’est vraiment ridicule…
— Bien, maintenant Hannah, pouvez-vous vous placer à côté de Lucio ?
Le médecin s’avance vers nous. Il compte sur Hannah pour me raisonner si besoin. Il s’excuse avant de la pincer. Elle pousse un petit gémissement de douleur. Elle pose sa main à l’endroit où il l’a pincée et je vois une larme perler à son œil. Sans savoir vraiment ce que je faisais, j’attrape fermement la blouse du médecin, le secouant. Je lui crie dessus car il a fait mal à ma copine.
— Qui est en face de moi ? articule-t-il.
— Alexandre Fynn !
Alors que je lève mon bras pour le frapper, Hannah passe ses bras autour de moi. Elle m’enlace fort et me demande de me calmer. Je reste agrippé à la blouse de cet homme, mais quelque chose en moi se bat pour lâcher prise. Ma copine me parle toujours et m’explique que si je me calme, elle ne sera pas en colère contre moi. Plus elle me parle, plus je desserre mon poing.
— Aaron… murmure-t-elle doucement.
En l’entendant, je lâche le Dr Born, me questionnant sur ce qu’il vient de se produire. Je me tourne et croise les yeux d’Hannah. Je suis essoufflé, pourtant je n’ai pas souvenir d’avoir fait un effort physique. Je m’assieds, le médecin sort de la pièce et Hannah s’installe à mes côtés. Aucun échange, seul le chant des oiseaux dehors se fait entendre.
Nous rentrons et, une fois à la maison, je m’appuie sur le dossier du canapé. Je sors une feuille que le médecin m’a donnée. Je la déplie et commence à lire :
Le patient souffre de TDI depuis environ une douzaine d’années. Grâce à une série de tests et d’expériences, nous avons pu établir la présence de quatre identités avec des traits de caractères différents :
– Aaron (personnalité principale) : sensible et plutôt maladroit, très calme.
– Félix : sportif, il présente des habitudes différentes des nôtres (ex. : heures de repas). Survient après une petite contrariété.
-Lucio: impatient, n’adhère pas aux traditions religieuses. Survient après un choc physique
– Alexandre : agressif et violent. Il survient après une démonstration d’agressivité venant d’autre personne.
J’encourage le patient à faire attention à ses habitudes afin d’appréhender au mieux ses changements de personnalité. »
Je fixe cette feuille, m’interrogeant sur la possibilité de retrouver ma vie normale, sans ces autres versions de moi. Je me décourage rapidement. Hannah m’arrache le papier des mains et me sourit. Elle souhaite m’emmener quelque part, mais elle refuse de me dire où. Elle porte un gros sac de sport. Dans la voiture, je lui demande plusieurs fois ce que nous allons faire, mais elle continue de refuser de me répondre en riant. Le trajet est long, mais je ne me lasse pas de la regarder sourire. J’aimerais pouvoir arrêter le temps et ne plus jamais changer d’identité, pour pouvoir profiter de sa bonne humeur pour le reste de ma vie.
Nous nous garons sur une sorte de parking au milieu d’une forêt. Hannah me fait signe de la suivre. Nous marchons sur un sentier entre les arbres. Les rayons du soleil passant au travers des feuillages me chatouillent le visage. Alors que je regarde le ciel, ma copine vient entrelacer ses doigts avec les miens. J’abaisse la tête, elle marche légèrement devant moi, d’un pas déterminé. Nous arrivons à un endroit dégagé. En hauteur, je domine la ville en contrebas. Devant moi, le ciel bleu se prolonge à l’infini, quelques nuages sont transportés par le vent. Des souvenirs refont surface. L’un d’eux me fait me diriger vers un arbre qui se trouve au milieu de ce champ vierge. J’en fais le tour et trouve finalement ce que je cherchais. Les initiales « A » et « H » sont gravées sur l’écorce. Un sentiment de joie mêlé à de la nostalgie remplit ma cage thoracique. Je me souviens clairement désormais. Cet endroit, c’était ici que nous nous retrouvions, Hannah et moi. Nous n’étions pas revenues depuis un bon bout de temps.
— Si tu veux retrouver celui que tu étais avant l’accident, je pense qu’il faut d’abord que tu t’acceptes comme tu es maintenant…
— Tu n’as pas tort, mais pourquoi m’avoir amené ici ?
— C’est le seul lieu où tu auras tout le calme dont tu as besoin pour te reconnecter à toi-même.
Je l’observe sortir une couverture de son sac. Elle s’allonge alors dessus. Je me joins à elle. Je ferme les yeux et laisse les souvenirs revenir un à un. Les bons comme les mauvais. Au début, je résiste face aux mauvais souvenirs, mais je finis par me détendre et les accepter. Se comprendre soi-même est une tâche bien difficile. Deux bonnes heures plus tard, j’ai l’impression d’avoir tout réglé. Je me sens plus léger.
Les mois ont passé et je parviens de plus en plus facilement à contrôler mes identités. Je reste conscient d’une personnalité à l’autre, je n’ai plus de perte de mémoire. Hannah est toujours à mes côtés et elle m’aide à avancer. Avec le temps, j’ai compris que cela ne servait à rien de se blâmer. Ne pas s’aimer pour ce que l’on est ou ce que l’on a fait n’aidait en rien. Plus je me détestais, plus mes identités se battaient pour avoir le contrôle. J’ai beaucoup travaillé sur moi et, depuis que je m’accepte comme je suis, mes identités coexistent en harmonie. Je souffre d’un trouble dissociatif de l’identité, donc chaque matin en me voyant dans le miroir, je me demande quelle version de moi je suis. Mais au final, la réponse est toujours la même. Peu importe si je suis Lucio, Félix, Alexandre ou bien Aaron, celui que je suis au final, c'est moi.
FIN
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