« Il faut imaginer Sisyphe heureux » écrit Albert Camus, à la
fin de son livre : « Le mythe de Sisyphe ». Tout en
défendant une conception de l’existence humaine très différente de celle de
Rousseau, nous percevons bien que la prise de conscience de l’absurdité de la
vie n’empêche pas d’être heureux, selon lui. Toutes les certitudes de
l’aumônier de « l’Etranger » ne valent pas un cheveu de femme mais « il
y a des cheveux de femme » et tout va donc pour le mieux. Peut-être
sommes-nous exactement dans la situation de Sisyphe en ayant à tout
instant à peiner pour une action « qui n’aboutit à rien » et ne
construit aucun projet mais cette action est pleine de ces petits détails dont
la collecte a largement de quoi nous satisfaire. Il n’est rien de notre
existence à quoi nous puissions légitimement donner le sens d’une histoire,
d’un destin, d’une mission ou d’un devoir. Mais il n’y a plus lieu de
désespérer de quoi que ce soit dés lors que l’on n’a plus l’espoir de rien. On
ne peut vivre « vraiment » qu’à la condition de se défaire de la
moindre tentation de romancer l’absurdité des instants que nous vivons.
Mais toute histoire est-elle nécessairement « fictive » ?
Ne serait-ce pas justement en nous retenant de céder à la tentation d’idéaliser
ou de romancer par le récit la réalité brute de ce que nous vivons que nous
entrerions dans la trame d’une aventure autrement plus présente et
irrécusable ? Meursault vit une existence « brute », absurde,
débarrassée d’images, de codes et de tous ces objectifs que nous nous fixons
pour nous donner peut-être l’impression que nous construisons quelque chose,
mais cela n’en compose pas moins une histoire, un roman. Nous pouvons bien
vivre chaque événement de notre vie en nous retenant de les embrasser, de les
rationaliser dans la perspective d’un sens, il n’en demeure pas moins que ces
évènements s’enchaînent, constituent une trame. Peut-on exister sans faire
partie intégrante de cette histoire qui, à chaque instant, se joue de chaque
instant ? Nous ne nous situons plus ici dans cette dimension de l’histoire
qui la définit comme le récit fait par un homme de sa vie, d’un événement
historique, ou d’un embarras dont il est l’auteur mais de cette histoire
« instante » à l’œuvre dans l’immédiateté de « Vivre ».
Peut-on exister sans que l’histoire se tisse, se produise dans l’effet de
contraction de tous ces évènements en « un » instant ? Se
pourrait-il que « faire des histoires » ne soit en aucune façon une
spécificité humaine, que cela n’ait rien à voir avec notre conscience, notre
faculté de symbolisation ou encore notre aptitude au « vouloir dire » ?
Ne serait-ce pas plutôt l’effet d’une constante d’ordre
« conjoncturel », de « la propension des choses » comme on
dit, une loi de « l’avoir lieu » à laquelle se soumettrait
nécessairement tout ce qui se produit, en tant qu’il se produit ? Faire
des histoires : n’est-ce pas finalement le propre du monde si, par monde,
on entend comme le philosophe Wittgenstein, « tout ce qui a lieu » ?
Dans l’Odyssée, Pénélope, sommée par tous les prétendants de choisir un
époux et un roi pour Ithaque, se réfugie derrière une tâche anonyme et
absurde : tisser le jour le linceul de Laërte dont elle défera la trame la
nuit. Dans le fil du récit, il s’agit bien évidemment d’un subterfuge visant à
retarder le moment du choix, mais il est impossible de ne pas prêter à cet épisode
une attention plus affûtée, ne serait-ce que parce que dans une épopée à
l’intérieur de laquelle toutes les actions des héros sont exemplaires, cette
ruse pointe vers une toute considération de l’action, de la vie et de
l’histoire. Dans un monde de mâles qui partent tous en quête de pouvoir ou de
gloire pour se faire un nom qui s’inscrira dans les mémoires, voilà une femme
qui abandonne tous ses titres pour s’abîmer dans un travail de servante visant
précisément à ne pas aboutir. Nous ne sommes pas très loin ici du Sisyphe
d’Albert Camus : ce n’est pas le but qui fait l’action, c’est l’action qui
se complaît dans son inachèvement, dans une parfaite gratuité : tisser
pour tisser avec Pénélope, rouler la pierre pour rouler la pierre pour Sisyphe.
Pénélope fait des histoires si par ce terme on entend qu’elle fait de la
résistance, qu’elle crée de l’embarras dans une dimension virile de la
normalité. Mais il se pourrait bien que la normalité virile de l’action
mémorielle soit l’histoire la plus illusoire par laquelle les hommes n’aient
jamais été trompés. Pénélope n’inscrit son nom nulle part, ne vise aucune
postérité, elle travaille au contraire à suspendre la mécanique de cette
logique de la postérité par le biais de laquelle les hommes se font un nom dans
l’Histoire. Pour autant Pénélope ne coupe pas les ponts susceptibles de la
relier à tous les sens de ce terme. C’est comme si elle s’immergeait dans cette
machinerie complexe qui constitue le soubassement des actions viriles et des
évènements légendaires. Loin de s’efforcer d’être reconnue, elle se retire des
affaires, de la représentation à laquelle son statut de reine semble pourtant
la confiner. Elle ne travaille qu’à rester dans l’inconnu. L’odyssée, dans
toute l’amplitude de son souffle épique est un temps suspendue par l’incroyable
retrait de son attitude. Elle ne fait pas d’histoires, elle nous extrait du
courant de l’histoire, elle en retient le cours comme le personnage d’un film
qui de l’intérieur de l’action décrite parviendrait à en arrêter le déroulement
« extérieurement ».
Mais, en se réfugiant ainsi dans l’anonymat d’une tâche absurde et
incessamment répétée, elle renoue les fils avec une dimension de l’existence
dont il est impossible de dire qu’elle n’est rien. En-deçà de son nom, de son
statut, de sa situation de reine courtisée par intérêt, nous pourrions dire que
son cœur bat encore, que ses gestes s’activent, bref que vivre se maintient,
voire « se raffine » dans ce « faire sans objet » qui
définit son attitude. Elle n’est plus le personnage de l’histoire de
« sa » vie mais se rend ainsi disponible, en se débarrassant de la
lourdeur de cet attirail identitaire personnel, à la simplicité
« juste » d’être un personnage « vivant » dont la situation
contient en germe toutes les possibilités de « suite » sans s’engager
dans aucune en particulier. Ce moment de suspension de l’épopée en constitue
aussi en un sens l’apogée. C’est comme si les hommes et leur quête de pouvoir
se retrouvaient ralentis et mis en demeure de reconnaître à leur insu la force
exacte, sereine et féminine de la puissance, la justesse de vue d’une autre
histoire qui ne suit plus le cours de nos destinées individuelles mais
s’accomplit dans la montée en intensité d’une neutralisation de l’action. C’est
une autre histoire qui vient ainsi à la surface du récit. Ce n’est plus le
temps des exploits et des super héros de l’Illiade, ce n’est plus celui de
l’agôn, du nom de ces concours que les grecs organisaient entre des athlètes ou
des poètes. C’est celui de l’aïon, dimension du temps au sein de laquelle tous
les évènements sont ramenés à leur « étoffe commune ».
Supposons, en effet, qu’une personne vive le même jour la naissance de
son enfant et la mort de sa mère. Ces deux faits décrivent tous les deux des
réalités qu’il semble impossible d’aborder de la même façon. Pourtant aussi
distincts soient-ils, du moins ont-ils l’un et l’autre cette caractéristique
commune de « s’effectuer ». L’aïon, selon Gilles Deleuze, c’est cette
dimension du temps « dans laquelle les évènements ne se laissent pas épuiser
par leur actualisation ». L’aïon décrit la part inénarrable des
évènements : leur texture même. Nous pouvons bien célébrer des victoires,
commenter des défaites, la vérité est qu’une seule et même chose suit son cours
au fil de ces évènements aussi différents soient-ils et cette chose se laisse
définir comme le fond de réalité dont ils sont faits. Renonçant à se situer
dans la surface spectaculaire et visible des exploits ou des grandes annonces,
Pénélope essaie de remonter à la source même de ce que c’est pour la réalité
que « se produire ». Elle atteint ainsi une dimension dans laquelle
les évènements sont ramenés à leur juste teneur de « potentiels ».
Pénélope neutralise dans le jeu contradictoire de sa toile tissée et détissée
tous les potentiels de « suites » de l’Odyssée.
Peut-être n’est-il pas tout à fait absurde d’envisager la possibilité
que la suite que nous connaissons n’est qu’une option, voire une falsification
de la vérité indépassable de ce moment, lequel contient réellement le germe de
toutes les successions « possibles » de l’odyssée. C’est donc bien
plus qu’une histoire qui se fait dans ce mouvement de suspension de l’épopée,
c’est ce fond de maturation à partir duquel monte en puissance la rumeur
narrative de toutes les histoires possibles. On peut exister sans faire
d’histoire pour faire parler de soi mais on ne peut pas exister sans coïncider
de fait avec cette dimension de l’existence au sein de laquelle elle constitue
la texture de tout ce qui existe. Ce n’est pas que je veuille tout ce qui se produit
dans le monde, c’est qu’en tant qu’existant, je ne puis me soustraire
matériellement au fait d’être constitué des mêmes « fibres »
évènementielles que tous les évènements parce qu’eux et moi avons cet trait
commun « d’être » en effet, de venir au monde, d’exister. Il n’est
pas bien sûr qu’une autre sagesse puisse se concevoir au-delà de celle qui
consiste à réaliser toute la justesse et les implications de cette texture
commune à notre présence au monde et
à la présence du monde (c’est le
contraire radical de la thèse défendue par Hegel sur le « pour soi »
et « l’en soi »).
Cette perspective est beaucoup moins stérile qu’on peut le penser de
prime abord, ne serait-ce que parce que la vie s’y effectue dans l’authenticité
de son immédiateté. Pénélope se retire de tout projet, de tout jugement, de
toute anticipation, elle « agit », laissant affleurer à la surface de
son activité gestuelle quelque chose de la vérité biologique d’une existence
qui jamais ne tisse sur un autre fond que celui d’un détissage fondamental,
structurel. Pénélope « bricole » exactement de la même façon que,
selon le bio-généticien François Jacob, « la vie bricole » (« La
logique du vivant »). Que nous portions nos regards vers l’évolution des
espèces avec Darwin ou vers tous ces mécanismes de complexification cellulaire
décrits par François Jacob, nous percevons bien l’efficience d’un même principe
de base : la vie ne perdure qu’en se complexifiant, qu’en inventant des
solutions labyrinthiques, intriquées et expérimentales à des nécessités vitales
qui, elles-mêmes, ne sont rien moins qu’incessamment nouvelles, mutantes et
dynamiques. La vie ne se maintient qu’en
« créant de l’embrouille », et c’est bien là le sens le plus
profond de « faire des histoires ».
Nous pouvons, par exemple, croire qu’il est de « la nature »
de l’araignée de capturer des mouches, la vérité est qu’il existe dans la
modalité de construction de sa toile des paramètres attestant la présence dans
le « savoir faire » de l’araignée, des séquences de vol de la mouche.
Quelque chose de l’araignée « est » la mouche qu’elle piège, sans
quoi elle ne pourrait pas l’attraper. En n’interprétant la nature et plus
particulièrement les relations des animaux prédateurs et des bêtes de proie
dans les termes d’un « duel », d’une lutte entre des individus, nous
nous racontons à nous-mêmes des histoires « pauvres » bien en deçà de
l’inépuisable richesse de ces arrangements par le biais desquels un
« tout » s’évertue à « tenir ».
Nous sommes partis de cette idée selon laquelle la spécificité du genre
humain réside dans sa capacité à instituer autour de lui un monde de symboles
et de sens dans lequel « vouloir et agir en vue d’un objectif » sont
non seulement possibles mais aussi nécessaires. L’homme fait des histoires
parce que la vie brute n’est pas habitable. Nous avons besoin de créer autour
de nous cette bulle imaginaire grâce à laquelle nos actions gagnent un sens et,
dans cette bulle, ce sens n’est pas une fiction. Pourtant la réalité d’un
univers « brut », physique et indifférent à nos fins ne se laisse pas
aussi facilement étouffer. Cette marge de protection que nous installons entre
nous et l’effectuation crue, donnée d’évènements non maîtrisables,
imprévisibles et absurdes est loin de s’imposer d’elle-même, au regard de cette
absurdité « praticable » que nous décrit Albert Camus dans son roman
« l’Etranger ». Nous pouvons fixer cette réalité là dans les yeux et
la lucidité de ce rapport est peut-être la clé du seul bonheur qui nous soit
effectivement accessible. Mais à supposer que nous puissions nous tenir à la
hauteur de cette réalité, ne serions-nous pas confrontés à la nature géniale et
imprévisible de cette puissance d’innovation qui constitue le propre de la
vie ? Revenant de la conception épique de l’histoire à ce fond de
neutralisation d’une action gratuite, Pénélope nous indique une voie à suivre,
celle de l’aïon, de cette dimension du temps dans laquelle tous les évènements
potentiellement « sont » puisque elle définit exclusivement l’efficience
pure et raréfiée de leur seule texture. Pénélope n’agit pas et pourtant elle ne
fait qu’agir (elle ne vise rien, n’attend pas le « produit fini » du
linceul de Laërte). Elle suspend le cours de l’histoire de l’Odyssée mais dans
ce mouvement même elle fait corps avec la conception la plus vraie et la plus
profonde de l’histoire : celle qui permet au monde de s’improviser dans le
tissage évènementiel de l’instant présent.
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