Dans la légende des
Nibelungen, on sait que Siegfried après avoir vaincu le dragon, se baigne dans
son sang. Il y gagne à la fois la compréhension du langage des oiseaux et
l’invulnérabilité pour toutes les parties de son corps immergées dans le
précieux liquide. C’est dans cette expérience que Siegfried qui était déjà un
personnage très valeureux accède au statut de héros légendaire. De la même
façon, mais dans un tout autre contexte, le destin de Dexter est comme scellé
par le traumatisme de ces trois jours passés enfermé avec son frère dans un
container, nageant tous les deux dans le sang de leur mère découpée par des
dealers. De cette épreuve, il gardera le sentiment d’une affinité profonde avec
le sang humain, le goût irrépressible de le faire couler, l’incroyable don de
l’interpréter, l’insensibilité aux souffrances impliquées par son écoulement.
Il n’est rien pour Dexter qui puisse se comparer, dans la hiérarchie des
éléments qui constituent son milieu, aux signes (on pourrait presque dire aux
tags) écrits en lettres de sang sur les murs de toutes les scènes de crime.
Dans « Justine ou les infortunes de la vertu », le Marquis de Sade
écrit : « Je ne vois, pour ma part, rien d’autre, dans le geste
d’enfoncer une lame dans le corps d’une autre personne, que le détournement de
quels onces de sang de leurs canaux ordinaires. »
Une telle
phrase ne pourrait s’appliquer qu’en partie à l’insensibilité de Dexter car il
lui importe beaucoup comme on sait que le corps en question soit celui d’un
criminel. Sade décrit le meurtre sous l’angle de sa littéralité la plus
plastique parce qu’il veut nier philosophiquement la notion même de crime.
Dexter n’est tueur en série que pour confondre dans une combinaison aussi
fascinante que paradoxale le plaisir de tuer avec la honte d’exister. Il ne
peut tenir le choc de vivre autrement qu’en détruisant en l’autre ce qu’il
abhorre de lui-même, c’est pourquoi il ne peut s’en guérir : tuerait-il
tous les meurtriers en série qu’il en resterait un. L’un des apports
philosophiques les plus importants de cette fiction tient sans conteste dans
l’exploration du sens du mot « série » à laquelle il nous invite.
Car, après tout, que Dexter soit une série tient à cette donnée philosophique
élémentaire qu’est la logique sérielle de tout meurtre, à savoir qu’un crime ne
saurait être structurellement l’aboutissement de rien. Quelque chose du contenu
même de la trame trouve son épanouissement le plus approprié dans la fibre
addictive titillée par toute série, comme si la nécessité de tendre et de
ployer vers le prochain épisode se trouvait finalement déjà contenue, « pliée »
dans la description réitérée d’un geste dont la densité existentielle est trop
ténue pour constituer à proprement parler une réalité : tuer. Dexter
n’existe pas ou peu et sans ce recours constant à la voix off qui nous permet
de connaître ses états d’âme, nous n’aurions à nous mettre sous la dent que
l’infernale répétition d’une gestuelle « diluée », programmatique et
sans véritable épaisseur.
Il y a
trois niveaux de lecture de « la logique sérielle » à l’œuvre
dans Dexter : nous regardons une
série (niveau 1) dans laquelle un tueur en série (niveau 2) interroge la
texture sérielle de notre ancrage à la réalité (niveau 3). C’est évidemment ce
niveau 3 qui requiert des éclaircissements. Sommes-nous dans une relation de
dépendance et de répétitivité à l’existence ? Le fait que nous soyons « accro »
à cette série nous décrivant le rapport addictif du héros à l’action de tuer
entre-t-il en résonnance avec la seule possibilité qui nous soit vraiment donné
de vivre, à savoir la soumission au régime de l’habitude. Nous nous installons
dans Dexter comme dans l’univers de toutes nos séries familières, de tous ces
trajets quotidiens qui nous « portent » quasiment sans effort de
notre part au lieu habituel de notre destination.
Mais c’est
ici de meurtre dont il est question et c’est avec le sentiment d’un trouble
croissant que nous nous installons dans le « code » de Dexter, dans
le rituel de sa mise à mort. Cela nous empêche-t-il d’être
« portés » ? Pas vraiment et la question dés lors se
pose de savoir quels genres de monstres nous sommes pour nous couler avec
autant de facilité dans le quotidien d’un meurtrier. C’est exactement comme si,
soudain, nous réalisions que la vraie question d’une existence ne porte en
aucune manière sur les actes ou les épisodes qui la constituent mais plutôt sur
la cadence qui la rythme, sur le refrain qui la séquence, sur la ritournelle
qui invariablement s’y répète, comme ces images fractales où ne cessent de se
reproduire à l’infini le même motif. Se donnerait-on le meurtre comme motif
qu’après tout de la vie pourrait encore s’y structurer, voire y durer le temps
de huit saisons. Poser la question de l’humanité de cette vie est peut-être une
question de second plan car c’est précisément une réflexion purement plastique
qui nous préoccupe au premier chef : une vie peut se tisser là-dedans,
dans une marge de manœuvre aussi « ténue ». La vie de Dexter est en
effet une existence marquée d’emblée de ce sceau qu’est l’absence de possible. « Du possible sinon j’étouffe »
écrit le philosophe danois Kierkegaard, Dexter est peut-être cet étouffement
là.
Tout est,
en effet, joué d’avance dans la tragédie de ce baptême à « l’eau de
mère » qui le fait entrer dans la confrérie d’une autre communauté dont il
accepte et nie l’intronisation comme, dés la première saison, le meurtre du
frère nous le fait d’emblée saisir. C’est que Dexter né dans le sang ne croit
pas aux liens du sang et sauve sa sœur d’adoption menacée par le tueur de
glace. Que l’on puisse ainsi découper du lien maternel, disperser le pilier de
toute structure familiale à la tronçonneuse et fouailler la chair du symbole
jusqu’à l’éparpillement de tous les membres de celle qui l’a mis au monde,
c’est ce dont Dexter a vécu l’efficience tôt et très brutalement. Il nous faut
« à nous », beaucoup plus de temps avant de réaliser que notre mère,
après tout, est aussi « un corps ».
En termes lacaniens, on pourrait dire que
Dexter a vécu très rapidement le passage du symbolique au réel, ce dernier
terme désignant la saisie de la réalité comme dimension
« impossible », c’est-à-dire dans laquelle tout possible est d’avance
nié, réfuté. Quand nous sommes en présence de quelqu’un d’autre, nous faisons
physiquement l’épreuve d’un corps, d’un assemblage de membres, parcourus de
différents mouvements, tressaillements, auxquels nous donnons presque
spontanément un sens. De l’autre, nous postulons l’existence en tant qu’âme, sans
que celle-ci puisse s’imposer à nous « directement ». Physiquement
l’autre est d’abord la découpe visuelle d’une silhouette, le volume d’une
carrure, la puissance d’impact d’une masse corporelle et l’expérience subie par
Dexter dans ce container consiste précisément dans l’impossibilité de ne jamais
dépasser ce niveau d’aperception du réel. Dans nos rapports avec nos
contemporains, nous passons spontanément « du pareil au même »,
c’est-à-dire de cette similitude d’apparences à une identité de statut, mais ce
passage n’est pas aussi évident qu’il le semble et Dexter vit exactement la
difficile expérience de ce peu d’évidence. Ce mouvement de postulation par le
biais duquel nous supposons à bon droit un principe d’unification dans le corps
de l’autre par le biais duquel il porte ce nom, revendiquera le droit de dire
« je », affirmera sa liberté, son statut de personne humaine (bref
tout ce que nous voulons dire par « âme »), c’est ce que l’épreuve du
corps maternel disloqué a brutalement suspendu. Il est difficile de compatir
avec les souffrances d’un être que l’on ne reconnaît pas comme étant son
semblable.
Mais
Dexter ne se laisse pas tout à fait enfermer dans le nœud de cet impossible
lien et ce chaos dont il ne cesse de sentir la menace éruptive s’impose à lui
comme le flux d’une horde déferlante dont il importe plus que toute autre chose
de juguler le courant. « Le sang est sa façon à lui de réguler le
chaos » car il nous est impossible d’imposer des règles au chaos autrement
que dans le prolongement de l’intuition que nous en avons éprouvé et c’est
seulement dans le sang que Dexter peut canaliser l’expérience qu’il a faite du
bain de sang, de cette immersion chaotique dans un élément primordial. Aucun de
nous ne peut s’exclure de cette contrainte dans laquelle consiste le fait
d’être né quelque part, c’est-à-dire dans le voisinage de ce paysage, de cette
eau ou de ce froid, de ce soleil, de telle couleur de feuillage, de telle
lumière. C’est le fond de vérité de la figure du loup garou créée par le rayonnement
de l’astre lunaire. Peut-être nous résorbons-nous intégralement dans le clair
des choses auprès desquelles nous avons vécu nos premières années (nous sommes
tellement attentifs à percevoir cette influence dans les termes exclusifs de
notre entourage humain (la faute à Freud) que nous négligeons cet impact
physique élémentaire).
Pour Dexter, c’est le sang, et ce qu’il
partage avec le héros des Nibelungen, c’est le sens le plus profond de la
notion de baptême. Siegfried est à la mythologie nordique ce qu’Achille est au
monde de l’antiquité grecque: le guerrier absolu. Ressortir d’un bain
recouvert de la cuirasse qui condense dans son alliage la composition exacte de
toutes les qualités et les défauts qui nous font être pour toujours celui que l’on
est, épouser la structure d’existence dans laquelle, déjà et à jamais, nous
consistons, c’est le lot de ces deux « héros ». Nous ne cessons de
percevoir au fil de la série tout ce que Dexter a finalement déjà perdu dans
cette expérience (Rita). Aussi subtilement immorale ou plutôt amorale que
puisse être cette dernière observation, nous sommes également bien forcés de
reconnaître qu’il en a retiré une certaine acuité de perception, « en deçà
du bien et du mal », qui lui permet non seulement de pister les tueurs
avec un jugement d’une rare précision mais aussi de suivre jusqu’à ses plus
extrêmes implications le fil d’une certaine interprétation des évènements humains
qui les ramène toujours à l’efficience élémentaire et biologique de leur
empreinte génétique et de leur composition sanguine. Si l’erreur est humaine, l’inhumanité
de Dexter est scientifiquement juste.
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