Tous les contes que nous racontons à nos
enfants commencent par la formule : « il était une fois ». Quelque
chose de doublement rassurant se communique ainsi à l’auditeur de l’histoire.
D’abord, l’action racontée est passée et même si nous ne savons pas encore
comment elle va se terminer, nous sommes déjà certains qu’elle est figée
quelque part : écrite dans le livre que tient le lecteur, ou contenue dans
sa mémoire. Elle n’est pas offerte aux transformations éventuelles qu’un
présent réel pourrait lui imposer. Ensuite, l’histoire, aussi longue soit-elle,
constitue une unité. Elle est comprise dans une unité de développement :
« une fois ». Dans cette fiction close sur elle-même, dans cette
« bulle fantasmatique » bien protégée de l’agression d’une actualité
agressive et imprévisible, nous sommes en sécurité et cela ne compte
probablement pas pour rien dans le plaisir que nous éprouvons à écouter des
histoires, regarder des films ou des séries, voire nous raconter à nous-mêmes
notre propre vie comme si nous étions le héros d’un feuilleton. Pourtant, aussi
loin que nous puissions aller dans cette addiction aux fictions, il est bel et
bien vrai que nous existons. Il y a bien quelque chose qui, de nous, reste
ancré dans le présent, sans quoi nous ne vivrions pas « maintenant »
mais nous n’y pensons pas et, comme le fait remarquer le philosophe Pascal, la
totalité de nos pensées se trouve soit tournée vers le futur soit occupée par
le rappel du passé mais jamais impliquée dans le présent. Pouvons-nous dépasser
cette impossibilité et nous maintenir à hauteur de ce qui est
« maintenant » ? Le propre de l’homme consiste-t-il à éviter
l’actualité de son rapport au présent en se réfugiant dans la fiction des
histoires ?
(Ce qui suit se réduit à des références philosophiques et à de
simples indications de plan qui tentent de décrire le mouvement d’un
approfondissement du problème. Ce « matériau » est utilisable à
condition de l’intégrer à un développement rédigé mais il ne saurait par
lui-même constituer une « dissertation » )
1)
L’être humain est un « faiseur d’histoires »
« J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour
étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu,
qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous
les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous
un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et
de satisfaction le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de
la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait
le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et
que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis
une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de
bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de
trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la
voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup
d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle
disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine
du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà).
Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais
dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété
inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait
à l’enfant le plus de plaisir.
L’interprétation du jeu fut
alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification
d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation
le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de
ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous
la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation
exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement
qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se
trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour
ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous
la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »
Freud
Dans ce passage, Freud décrit comment un enfant de 18 mois
« gère » les absences répétées de sa mère. Pour comprendre tout
l’intérêt de cet extrait il faut le rapprocher de la situation de l’être humain
dans la réalité. Être dans le monde, c’est être confronté à des évènements que
nous n’avons pas voulu. Comment avons-nous petit à petit créé et cru à notre
pouvoir de faire advenir des faits que nous voulons ? Comment se fait-il
que nous disions : « je », « je fais ceci » alors
que l’humanité a d’abord été confrontée à un milieu indifférent à sa volonté
dans lequel des éléments naturels et des forces ?
Freud voit ce petit enfant reprendre la situation dont il est
victime : l’absence de sa mère en s’y inscrivant de telle sorte qu’il ne
la subira plus. La bobine représente la mère et c’est lui qui maintenant tire
la ficelle de sa disparition et de sa réapparition. A ce premier niveau de
symbolisation s’ajoute le second qui est celui des consonances « O-o-o-o »
et « A-a-a-a », lesquelles préfigurent les mots allemands
« fort » (loin) et « da » (voici). L’enfant reproduit donc
à son échelle le schéma de l’homme confronté à « la vie ». Nous
faisons des histoires grâce à notre capacité de « mettre en scène »
les situations au sein desquelles nous nous donnons symboliquement un rôle mais
comme nous créons un monde symbole, puisque nous parlons, nous créons de toutes
pièces une dimension dans laquelle des actions, des pensées et des gestuelles
volontaires peuvent voir le jour. C’est par l’imaginaire et le jeu que nous
nous donnons à nous-mêmes le pouvoir de dire « je » mais en même
temps, ce pouvoir crée autour de lui un monde humain dans lequel chaque
« je » est décrit comme un pouvoir autonome et responsable. C’est
finalement ce monde que nous appelons « société ».
2)
L’expérience pure de la réalité nous impose de ne plus « faire
d’histoires »
Pourtant, aussi féconde et productrice que soit
cette faculté symbolique, elle n’en constitue pas moins un évitement de la
réalité. Parler c’est désigner une chose et acquérir un certain pouvoir sur
elle mais c’est aussi rater cette chose en la recouvrant d’une étiquette. Nous
croyons nous comprendre en nous disant à nous-mêmes que nous sommes amoureux
par exemple, mais qu’y-a-t-il de ces deux syllabes qui me fassent vraiment
pénétrer dans la réalisation de ce sentiment ? N’est-ce pas plutôt le
contraire ? Ne restons-nous pas à jamais extérieurs à ce que nous nous
racontons à nous-mêmes en le recouvrant d’un nom ? Nous nous berçons de
l’histoire d’un homme amoureux qui serait « je » mais ce faisant nous
ne vivons pas le présent d’être amoureux.
De plus, la description du comportement de
l’enfant à la bobine nous permet de saisir comment ce petit homme (nous
pourrions dire ce petit d’hommes) va passer de la perception de cette
réalité : « Une femme part » (après tout, c’est seulement cela
qui se passe) à celui-ci « ma mère me quitte » et ainsi à la réaction
que cela va susciter. En d’autres termes, le monde de sens et de symboles que
l’enfant travaille à faire advenir est aussi un monde d’interprétations dans
lequel le moindre geste, la moindre nuance, la moindre absence de ceci ou cela
sera appréhendé comme signifiant autre chose que sa pure et simple efficience
plastique (une femme part de la pièce). Or, c’est précisément à cause de cela
que nous ne cessons de nous enfermer à la fois dans des suppositions et dans un
monde (infernal) de jugement. Sommes-nous sûrs de rendre notre monde plus
habitable en substituant le jugement humain à l’hostilité d’une nature
indifférente ?
L’écrivain autrichien Peter Handke essaie de
nous rappeler à la dimension pure et simple de ce qui arrive par ce dialogue
entre deux femmes, l’une ne cessant (comme nous tous) de saisir les signes
permettant de décrypter une manifestation quelconque, l’autre les réduisant à
l’événement pur de leur émergence :
« Henny
- « Quelqu’un est assis la tête baissée : est-il triste ?
Elisabeth - Non, il est simplement assis la
tête baissée.
- Quelqu’un sursaute : se
sent-il coupable ?
- Non, il sursaute simplement.
- Deux personnes restent
assises sans se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées
l’une contre l’autre ?
- Non, elles sont simplement
assises sans se regarder ni s’adresser la parole.
- Quelqu’un frappe sur la
table ; est-ce pour imposer sa volonté ?
- Ne peut-il simplement frapper
sur la table ? » »
3)
On peut vivre sans faire d’histoires mais on ne peut pas exister
sans faire partie de l’aventure du vivant
Nous avons dés lors
l’impression de vivre dans une réalité plate, sans relief, dans laquelle
« arrive ce qui arrive » et c’est tout (l’Etranger d’Albert Camus).
Or il se passe bel et bien « quelque chose » dans ce monde littéral.
Peut-être avons-nous raison de cesser de nous raconter des histoires en
interprétant le moindre signe de nos semblables, mais ce qui finit par
s’imposer dés lors n’est rien moins qu’une autre conception de
l’histoire : non plus celle que nous nous racontons à nous-mêmes mais
celle à laquelle nous participons en existant. Nous ne sommes plus du tout ici
dans le « il était une fois » de nos contes d’enfance mais dans le
« c’est en train de se produire » de tout instant présent tel qu’il
est. La vie, c’est ce qui ne cesse de s’inventer en s’effectuant et dans de
nombreux domaines scientifiques (biologie, phylogenèse, neurobiologie, etc.),
nous commençons de percevoir l’efficience d’une seule loi au gré de laquelle la
vie ne se maintient qu’en se complexifiant, c’est-à-dire qu’en créant de
l’embrouille, ce qui constitue le sens le plus profond de l’expression
« faire des histoires ».
Par exemple, la description
de la complexité du processus cellulaire qui œuvre dans l’apoptose (mort
cellulaire programmée) nous donne une bonne illustration de cette idée selon
laquelle « mourir est tout sauf simple ». Nous y réalisons en effet
que, d’un point de vue cellulaire, vivre revient à retarder le mécanisme d’une
mort programmée depuis toujours. Nous ne faisons que libérer différentes
vitesses de mort en fonction des signaux émis entre les cellules dans l’efficience
d’une intimité cellulaire en mutation et en ouverture constante. Rien ne
saurait fournir davantage matière à intrigue et à rebondissements que la réalisation
de tous ces mécanismes biotiques dans lesquels nous consistons. Les histoires
que nous faisons sont bien pauvres au regard de celles qui, en cet instant même,
nous « font ».
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