Au-delà des différences
entre ces trois aliments, il est toujours question de libérer les arômes
produits par l’action de broyer ou de presser une matière première. De ce point
de vue, le verbe qui correspond le plus à l’unité thématique du projet
est « exprimer ». Qu’il s’agisse du poivre, du café ou du raisin,
il faut « broyer des grains » pour que s’exhalent des sucs, des
saveurs, des assaisonnements. Il y a un trésor enfermé dans une gangue et il convient
de concasser cette enveloppe pour que se diffuse le parfum. Cette efficience
destructrice, réductrice ne compte pas pour rien dans la gestuelle et dans
l’esthétique de la saveur. Il s’agit de dépasser un premier niveau de
visibilité, de matière (passer d’une première à une seconde), de dimension de
granule. Du grain de café à la mouture odorante, il n’y a pas seulement le
passage de relais d’un sens (la vue) à un autre (l’odorat), il y a aussi tout
le savoir- faire d’un « opérateur » suffisamment averti de la vraie
nature des choses et des saveurs pour « présumer » que la vérité du
café est davantage dans ce que l’on sent de l’éclatement de son grain que dans
ce que l’on voit de l’opacité de sa gaine.
Si nous croquons un grain de café ou
respirons l’odeur d’une noix de muscade, nous serons évidemment surpris de la
différence entre le peu d’arôme de la cosse et la saveur presque invasive de sa
matière réduite en poudre. Pour parvenir à l’essence même d’un condiment, d’un
café, d’une herbe il faut violer leur intégrité, dépasser le premier niveau de
leur unité élémentaire, les laminer. Il convient d’en extraire la substance,
étant entendu que celle-ci ne saurait en aucune façon consister dans sa réalité
tangible, visible.
Le héros du livre de Patrick
Süskind ne nous fascinerait pas autant s’il n’était que tueur en série. L’
indifférence dont il fait preuve à l’égard de l’humanité de ses victimes nous
trouble parce que nous suspectons avec une sorte de voluptueuse
« horreur » qu’il a raison sur toute la ligne, non pas en tuant les
femmes dont il veut capturer l’odeur, mais en misant sur la possibilité que
l’âme d’une personne ait quelque chose à voir avec le parfum de sa peau et que
ce que nous appelons l’amour avec des trémolos dans la voix se résume en
réalité aux aléas d’une compatibilité des senteurs.
Ce n’est pas pour rien que
nous disons de quelqu’un que nous n’apprécions pas que nous ne pouvons pas
« le sentir ». Nous ne « goûtons » pas le fait de sa
proximité. Grenouille ramène les êtres humains aux secrétions émises par les
pores de leur peau, ce que nous ne pouvons envisager qu’en nous faisant
violence tant cette perspective contrarie les notions de respect et de
reconnaissance de nos semblables, mais sans aller jusqu’aux extrémités du
personnage de Süskind, peut-être devrions-nous prêter attention à tout ce que
sa perspective recèle de subtilité à l’égard de notre perception des autres et
du monde. De celui qui ne pense qu’à toucher, nous disons qu’il a les mains
baladeuses, de celui qui ne songe qu’à voir, nous pointons la perversité en le
considérant comme un voyeur. De celui qui ne fait qu’écouter, nous pensons
qu’il nous espionne, mais de celui qui sent ou qui goûte, nous ne disons rien
et pas seulement parce sa jouissance est discrète et silencieuse, mais
peut-être aussi parce que les deux sens qu’il cultive et qui sont très proches
l’un de l’autre nous placent au cœur de la texture la plus authentique de notre
rapport au monde. Un nourrisson de trois jours dont les yeux ne distinguent
encore que des ombres tournera la tête vers le coton imprégné du lait de sa
mère plutôt que vers celui qui est parfumé du lait d’une autre maman.
L’odeur et le goût ont ceci
de particulier que leur objet est une effluve, une sensation dont nous
reconnaissons qu’elle est progressive, diffuse. Le parfum est dans l’air et la
saveur d’un aliment ne nous parvient qu’au fil de la réalisation de ses ondes gustatives. Cela signifie que la
présence d’une chose ne s’impose pas à ces sens là (l’odorat et le goût) comme
un bloc de visibilité dans l’espace à cet instant donné ou un bruit délimité
dans le champ sonore mais comme une fragrance, un chiffonnement dont il s’agit
pour nous de défroisser le souvenir. Baudelaire écrit : « l’air
est plein du frisson des choses qui s’enfuient ». Un nez, un palais sont
captivés par une odeur, une saveur mais il ne s’agit pas réellement pour eux de
la localiser dans leur environnement extérieur, c’est plutôt dans la montée en
puissance d’une amplitude, d’un sillage dans le déploiement duquel il nous
revient « d’y mettre du notre » que se perçoit la sapidité des
choses. Par ces sens là, nous accédons physiquement à cette vérité volatile,
fuyante, « émettrice » des corps sur lesquels la vue et l’ouïe nous
trompent en entretenant l’illusion de leur limitation spatio-temporelle. C’est
bien de l’âme des choses et des êtres dont il est question ici mais d’une âme
ramenée à sa teneur la plus physique : son goût.
Se pourrait-il que ni
l’espace ni le temps ne constitue le cadre authentique de nos
perceptions ? Le goût et l’odorat nous mettraient-ils sur la piste d’une
dimension plus subtile dans laquelle la totalité des corps se confond plus
qu’elle ne se distingue, réalité torride, quasiment orgiaque tant les êtres et
les éléments ne cessent de s’y accoupler, de s’y offrir les uns aux autres dans
l’efficience jouissive et licencieuse de noces barbares incessamment
célébrées ? Et si c’était sur le fond de ces unions temporaires, fugaces,
délirantes et expérimentales que nous appliquions obstinément le jeu de nos
catégorisations identitaires nous efforçant de savoir qui est qui, dans le
mouvement perpétuel de cette expérience alchimique en cours, au fil de laquelle
tout est déjà en train de devenir quelque chose d’autre ? « L’air est
plein du frisson des choses qui s’enfuient » : il se pourrait bien
que l’insoupçonnable justesse de cet alexandrin se situe dans ses trois
premières syllabes : « l’air est plein ». L’univers des
goûts et des odeurs est saturé mais en même temps il ne cesse de muter en se
déplaçant continuellement, en se testant (tester : goûter) en
« s’essayant », en misant sur l’efficience de nouvelles senteurs dont
l’émergence ne se fait jamais que « d’extrême justesse ».
C’est l’extrême justesse de
ce niveau de perception auquel il convient de nous hausser pour percevoir notre
environnement comme un laboratoire de goût et de senteurs qui requiert de notre
technologie de la mécanique de précision non seulement pour pénétrer les arômes
les plus subtils des aliments mais aussi pour les broyer, pour en obtenir
l’essence, l’âme, la fine mouture, la substance raréfiée. « L’air est
plein du frisson des choses qui s’enfuient » mais les choses ne sont vraiment que le sillage de leur fuite, vérité
que tout homme de bon sens reconnaîtra devant la table de maquillage de la
femme dont il est amoureux, lorsque, au gré des parfums dégagés par tous ces
produits, il recompose, comme en creux, l’effluve d’un corps, l’onde de choc de
son impact olfactif, l’indiscernabilité de ses contours. Alors vient au jour la
vérité de notre rapport au monde et aux autres : nous ne cessons de nous
entredévorer très pacifiquement, très subtilement, très amoureusement. Telle inconnue à tel arrêt de bus me croise en laissant derrière elle un sillage de
tabac froid et d’eau de Cologne bon marché mais que je le veuille ou pas,
quelque chose de moi se jette sur cette fragrance comme sur un os à ronger
parce qu’il n’y a finalement que ça à faire, que ça à manger et c’est elle que
je dévore dans cet air que je respire, de la même façon que c’est l’âme de
cette fête foraine que j’inhale dans le graillon de cette baraque à frite. Les
odeurs que nous jugeons mauvaises ne nous gêneraient pas autant s’il n’était
pas question pour nous de les faire nôtres, de les ingérer, de nous y incarner,
continuellement broyés que nous sommes dans ce brassage, tour à tour respirant
et respiré, composante et insatiable goûteur de nouveauté.
C’est exactement dans la
ligne de crête séparant l’efficience de cette orgie gustative de l’extrême
sobriété d’une attention toute entière absorbée par la subtilité des arômes
qu’il convient de situer le champ de conceptualisation des accessoires de la
saveur. Quelque chose de la plasticité des moulins, des cafetières, des verres
à vins ou des cuillères à sucre doit se situer dans l’humilité requise par la
vérité du vers de Baudelaire dont on pourrait clarifier le
sens : « l’air est plein de l’âme de ce qui disparaît »,
par quoi rien jamais ne disparaît vraiment. C’est dans l’atmosphère saturé d’un
monde aussi expérimental et dynamique que le creuset d’un alchimiste qu’il nous
revient de nuancer, de moduler, de raréfier, de réduire en poudre, de
spiritualiser, de dématérialiser, de dispenser, d’émettre. En d’autres termes,
c’est exactement parce que nous sommes des cannibales, parce que nous ne
cessons jamais de nous entredévorer dans des bacchanales ininterrompues de
fragrances et de sillages d’arômes qu’il convient de concevoir les instruments
les plus subtils, les mécaniques les plus tranchantes, les mieux réglées,
celles de la plus haute précision pour « entériner » les mutations de
cette déferlante. Il n’est pas question pour nous de créer des saveurs mais de
réguler les lignes olfactives d’un chaos, d’apporter modestement notre grain de
sel à la mécanique de très haute précision d’une efficience de glissements et
de modulations d’affects.
Cette attention gustative à
une réalité première, indépassable et confuse est celle-là même du monde de
l’enfance, de l’infans, celui qui ne parle pas qui n’impose pas encore aux
affects les lignes de séparation des noms. Le narrateur de la recherche a déjà
largement franchi ce cap dans le passage qui suit mais il garde quelque chose
de cette jouissive et chaotique confusion, il dépasse la simple perspective de
la disposition spatiale des objets pour se vautrer dans la bacchanale de leur saveurs inextricables. Mais la
redoutable précision de la prose de Marcel Proust nous permet de discerner tout
ce que cette complaisance voire cette veulerie doit à la sobriété d’une
attention inouïe :
« Je faisais quelques pas du prie-Dieu aux
fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ;
et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la
chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et
« lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait,
les dorait, les boursouflait, en faisait un invisible et palpable gâteau
provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes
plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard,
de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise
inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée
du couvre-lit à fleurs. »
Cette conversion des
objets disposés dans l’espace de la pièce en arômes pliés dans
l’intériorisation gustative du chausson décrit le mouvement de cette
déspatialisation. Le narrateur fait quelques pas dans la pièce mais il ne se
déplace déjà plus entre des volumes, il erre dans le mouvement ascendant d’une
redistribution des saveurs, lesquelles ne se répartissent plus dans un espace
figé mais se confondent dans la levée d’une pâte dont le mouvement enveloppant
résulte d’une alchimie entre les éléments, principalement le feu et l’eau. On
pourrait ici être piégé par la notion de « figure de style » en
croyant que Proust ne fait que décrire une image permettant de rendre compte
d’une réalité mais c’est bien davantage de la réalité la plus subtile dont il
est ici question. Proust ne fait pas preuve d’imagination mais d’attention et
c’est la raison pour lesquelles ces prétendues « images » tombent
incroyablement juste réveillant en nous le sentiment trouble d’une absolue
compréhension, d’un assentiment de tout notre être. L’enfant ne se laisse pas
tromper par ce qu’il voit. Il évolue au gré de ce qu’il goûte et son voyage ne
lui fait plus voir du pays ou parcourir des paysages mais suivre la levée
incessante de ces germinations gustatives dont l’air est continuellement
saturé.
Bonjour monsieur,
RépondreSupprimerCela fait plaisir de pouvoir enfin poser un commentaire.
J'espère que vous allez bien, je suis désolé je regarde environ tous les mois le blog mais pense jamais ou n'est jamais le temps de postuler un commentaire.
Me voilà en vacance, j'en profite donc pour vous satisfaire.
Les saveurs sont des sensations rencontrées tous les jours et c'est pourquoi j'ai l'honneur si cela peut aider certains, à prendre exemple sur un texte qui me touche particulièrement, celui de BERGSON dont voici pour vous, l'extrait qui suit:
"Telle saveur, tel parfum m'ont plu quand j'étais enfant, et me répugnent aujourd'hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu'il me devient impossible de la méconnaître, j'extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n'y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m'apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n'y a guère dans l'âme humaine que des progrès. Ce qu'il faut dire, c'est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c'est parce que je l'aperçois maintenant à travers l'objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu'on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l'invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d'un mets réputé exquis, le nom qu'il porte, gros de l'approbation qu'on lui donne, s'interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu'un léger effort d'attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s'exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité."
Cordialement et continuez ainsi sur ce blog car c'est toujours un réel plaisir de lire de la philosophie (surtout quand on en a plus dans le supérieur...)