Si l’amour suppose le sacrifice, c’est parce qu’il faut nécessairement
que ce soit notre âme qui soit émue, engagée, investie dans le mouvement qui la
porte vers l’autre en tant qu’âme. Mais qu’y a-t-il exactement derrière ce
terme ? Nous avons vu qu’il était possible de concevoir l’amour en terme
de physique, de magnétisme, de purs phénomènes d’attraction et de répulsion au
sein d’un champs de force. Mais, en même temps, cette vision de l’amour nous
renvoie à un chaos, parce que rien ne s’y décide, rien ne s’y assume. Il existe
bien dans tout amour authentique la manifestation de cette force brute et
irrépressible mais la Princesse de Clèves nous montre bien comment la crypter,
la coder, la rendre quantifiable et pudiquement contenue : par le
sacrifice, le renoncement. Toutefois, les modalités de ce « codage »
nous reste obscures. Les analyses d’Emmanuel Lévinas sur le visage nous permettent
de comprendre à la fois en quoi consiste ce cryptage de la relation avec Autrui
et peut-être aussi de donner un contenu bien réel à cette notion d’âme.
Mais Emmanuel Lévinas ne nous parle pas exclusivement d’amour car ce
qu’il décrit du visage de l’autre vaut pour le visage de tout Autre. En même
temps, C’est bien de l’efficience d’un lien valant entre les hommes dont il
nous parle. Lorsque Lévinas évoque la relation érotique, il prend résolument
parti contre l’amour fusion. L’attirance que nous éprouvons pour l’autre vient
précisément de cette altérité. L’amour vient de la jouissance que nous
éprouvons devant une inaccessibilité : le corps de l’autre est bien là
mais ce que j’éprouve de lui c’est précisément que je ne le ferai jamais
« mien » parce qu’il se refuse fondamentalement à toute
appropriation. Il convient donc de bien comprendre à quel point le rapport au
visage est l’expérience que nous faisons du sacré, de la valeur, du divin, du
« non réductible » à soi mais il importe aussi de bien situer la
relation amoureuse sur un fond qui est d’emblée éthique. Par conséquent, il
n’est pas absurde de penser que Lévinas (aussi distincte que la pensée juive
puisse être de la pensée grecque) tourne autour d’une forme d’amour qui se
rapproche de l’Agape des grecs. Le visage de l’autre m’interdit de le tuer, nous allons voir pourquoi, mais dans cette
exigence purement éthique, c’est aussi l’impossibilité d’être indifférent au
sort d’autrui, d’avoir à répondre de lui, d’être, contrairement à Caïn, le
« gardien » de notre frère dont il est ici question et il semble
difficile de distinguer ces intuitions d’une forme de sagesse universelle de
l’amour (agape), ou du moins d’une dimension sacrée de la personne humaine par
le biais de laquelle l’amour d’autrui, le soin que nous avons de lui est un
devoir, un commandement.
Nous sommes engagés par l’apparition d’un visage dans notre champ de
vision, précisément parce que ce visage dépasse du cadre de notre champ de
vision. Je peux voir son corps, sa silhouette comme des choses, son visage
n’est pas visible. Il exprime. L’âme de l’autre personne ne réside aucunement
dans son intériorité, elle décrit au contraire ce mouvement même de projection,
d’émanation d’un sens irréductible à une chose, à une compréhension. Lorsque je
prête attention à la couleur des yeux d’une personne, je regarde ces yeux comme
des objets, je les enferme dans un travail de qualification. Mais précisément,
nous ne prêtons quasiment jamais attention au visage de cette façon et même si
je suis sensible à la beauté du maquillage d’un visage féminin, ce sera
précisément dans la capacité de ce maquillage à rendre plus expressif ce
visage, ce qu’il est naturellement de toute manière. Il y a donc dans
l’apparition de tout visage un excès
d’être du à sa capacité d’émettre sans fin du sens que rien ne saurait
comprendre ni contenir. Il importe bien de saisir que Lévinas ne parle pas de
ces codes par le biais desquels nous sourions à quelqu’un pour lui faire
comprendre que nous l’aimons bien. Un sourire ne dit jamais simplement cela. Il
évoque au contraire une efficience supérieure, sacrée, distincte de ce que nous
voulons dire par nos expressions volontaires. Indépendamment de ce que nous
voulons faire comprendre à l’autre par nos mimiques, il y a à la source de tout
cela un fond de signifiance « donné, sacré, fondamental » qui dépasse
totalement du cadre de notre volonté personnelle.
Le visage de l’autre est comme une écriture fluide, incessamment
réécrite et suffisamment chiffrée pour que je ne puisse pas le déchiffrer. Je
ne sais pas ce qu’il me dit, mais je sais qu’il me dit et c’est cela qui me
« connecte », voire, si je suis amoureux qui me séduit et me trouble.
Le visage est déchiffrable en droit mais impossible à déchiffrer en fait, comme
les écrits d’une autre langue dont je sais bien qu’elle existe sans en avoir
les premiers rudiments. De la même façon que le renoncement de la princesse de
Clèves rend son amour pour le duc de Nemours tout aussi indiscutable que
« stylisé », ambigu, équivoque et pudique, le cryptage du visage de
l’autre sa capacité à envoyer des messages tout à la fois sensés et incompris
m’impose la distance, la révérence, la responsabilité.
Avec Emmanuel Lévinas, nous dépassons complètement du cadre de la
passion amoureuse que nous éprouvons pour « une » personne. Tout être
humain a un visage et c’est pour cette raison que je lui dois tout,
indépendamment de l’importance qu’il peut avoir dans mon existence,
indépendamment de la question de savoir s’il me rendra la pareille. Tout visage
est la partie la plus nue du corps d’autrui quand je lui fais face parce que
les expressions qu’il envoie continument « sont » lui. C’est en tant
qu’autre que nous le rencontrons et il n’est vraiment autre que par la grâce
d’un visage tout à la fois offert et irréductible à toute tentative
d’assimilation. On pourrait parler de la « nudité rayonnante » du
visage, d’une « vulnérabilité toute puissante ». le visage d’un
enfant qui dort vous place toute affaire cessante dans la situation d’être
gardien, responsable de son sommeil, de la même façon qu’étrangement, le visage
d’un mort nous « fige » dans une attitude de révérence. Nous
retrouvons ici sans aucun doute l’intuition du numineux telle qu’elle nous
était décrite par Rudolf Otto.
Nous avions décrit le passage de l’aventure galante à la relation
amoureuse comme émergence d’une tonalité plus grave, plus essentielle, plus
« sacrée ». Mais les thèses d’Emmanuel Lévinas nous permettent de
comprendre qu’il n’est pas besoin d’attendre l’amour particulier,
« électif », déclaré pour « un » être, car le rapport au
sacré est d’emblée posé dans le face à face avec le visage de tout autre. C’est
en ce sens qu’il n’est pas Eros mais Agape. S’il y a cet amour universellement
sacré envers toute autre personne, si nous nous sentons responsable de la
personne de l’autre, c’est parce que son visage me situe d’emblée et sans
discussion dans une posture de dévouement sacrificiel :
« En ce sens je
suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la
vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où
entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque que je suis sujétion à
autrui. Je suis « sujet » essentiellement en ce sens. C’est moi qui
supporte tout. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : « Nous
sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les
autres. » Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement
mienne, à cause de fautes que j’aurai commises ; mais parce que je suis
responsable d’une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de
tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une
responsabilité de plus que tous les autres. » (Ethique et Infini – E.
Lévinas)
Le visage est
sacrifice au sens étymologique du terme, il est ce qui « fait
sacrement », ce qui rend sacré la rencontre avec le corps de tout autre.
Bien sûr, nous banalisons et tirons parti égoïstement de nos relations avec les
autres, mais en même temps leur visage nous installe dans une autre nature de
relation au cœur de laquelle nous sommes « en charge » de l’autre,
nous répondons de lui comme de nous-mêmes et c’est le sens plus profond et le
plus originel de la notion même de responsabilité. Tout crime est crime contre
le visage parce qu’il est crime contre le caractère sacré du lien qui nous
connecte à Autrui et il semble difficile
de concevoir ce lien indépendamment d’un amour universel et sacré pour l’être
humain. L’amour suppose bien le sacrifice, en ce sens, mais le sacrifice est
toujours premier dans le fait de la rencontre parce qu’il est cette assomption
du visage dans le quotidien comme une falaise plongeant verticalement dans la
platitude de la mer. Le visage c’est
cette verticalité pure et sacrée dans l’horizontalité de nos vies banales et
sans histoire. C’est le temps toujours déjà venu du sacrifice dans des
relations quotidiennes avec les autres que nous banalisons par des usages
intéressés.
Toutefois les thèses
d’Emmanuel Lévinas s’appuient sur ce présupposé d’un dévouement sacrificiel
exclusivement humain réalisé par le face-à-face avec le visage de tout autre
homme. Le sacrifice est dans la rencontre humaine parce que l’autre homme est
« Autre » par son visage. Or, des travaux récents en biologie
semblent confirmer de façon indiscutable que le sacrifice, loin de manifester
le geste de désintéressement par le biais duquel se fonderait une valeur
spécifiquement humaine, une morale universelle permettant aux hommes de s’unir
sous l’effet d’un « sacré responsabilisant » est une des données les
plus primitives et les plus anciennes du Vivant.
Dans un article
récent, nous trouvons ainsi sous la plume de l’immunologue Jean-Claude Ameisen,
l’affirmation de cette efficience sacrificielle au cœur même des bactéries
actives sur terre depuis quatre milliards d’années :
« Aujourd’hui, nous savons que la capacité de
s’autodétruire sculpte la complexité d’innombrables formes de sociétés
invisibles à l’œil nu que bâtissent les êtres vivants les plus simples :
non seulement les organismes eucaryotes unicellulaires, mais aussi les
bactéries qui règnent probablement sur la Terre depuis environ quatre milliards
d’années. Les myxobactéries, par exemple, sont capables, lorsque leur
environnement devient défavorable, de s’assembler rapidement pour construire
des corps multicellulaires qui peuvent prendre la forme de tout petits arbres.
Le « tronc » et les « branches » rigides sont constitués de
cellules qui se sont autodétruites. Au sommet, les « feuilles » ou
« fruits » sont constitués de cellules qui se sont transformées en
spores – l’équivalent de graines – résistantes, capables de survivre
longtemps sans se nourrir, à l’abri, et qui redonneront, lorsque
l’environnement sera redevenu favorable, naissance à une nouvelle colonie.
Ainsi, l’autodestruction d’une partie de la collectivité permet à ces cellules
ancestrales de voyager à travers le temps, et d’échapper à la destruction
inéluctable de l’ensemble de la colonie. La capacité à s’autodétruire semble
être profondément ancrée au cœur du vivant. Et si cette capacité a été un
prix payé par le vivant à l’émergence de la complexité, la complexité dont il
s’agit est peut-être tout simplement celle qui caractérise, aujourd’hui, la vie
même. » (Le chant des sirènes et le chant d’Orphée – Jean-Claude Ameisen).
La notion même d’amour
universel humain, d’Agape, c’est-à-dire de dévouement inconditionnel à tout
autre être humain, en tant qu’humain en tant qu’il est doté d’un Visage semble
ici confrontée à un obstacle de taille dans la mesure où l’émergence de cette
responsabilité sacrificielle que Lévinas fait reposer sur le visage de l’autre
homme apparaît, en réalité comme une des propriétés les plus agissantes des
organismes vivants les plus anciens : les bactéries. Le sacrifice ne
décrit pas une parenthèse humaine d’amour, de gratuité et de sacralité dans un
univers « profane » d’éléments aveugles, de forces vitales et
contraignantes. Le sacrifice est l’une des données fondamentales du Vivant. Rien ne vit sans se tuer et loin de
décrire l’émergence spécifique d’une efficience humaine éthique dans
l’existence, cette propension sacrificielle constitue le principe même de toute
existence organique continue.
Dans cette
perspective, il n’est plus possible d’affirmer que l’amour suppose le sacrifice, dans la mesure où le sacrifice, c’est ce qui,
de toute façon, ne peut pas ne pas exister nécessairement « avant ».
Il ne décrit aucunement un rite organisé
par une certaine catégorie de vivants par le biais duquel ils inaugureraient un
certain registre de rapport amoureux, aimant, fondé sur le désintéressement et
le dévouement. Il est ce que fait la vie dans la vie, ce qu’elle fait
continument pour se « faire vie ». Le sacré, ce n’est pas le fruit
d’une procédure qu’il nous reviendrait de mettre en œuvre, c’est ce qui
indépendamment de l’homme fait qu’il y a vie, c’est ce que la vie fait pour
être. Nous n’avons pas dans notre vie à nous réserver des moments ou des lieux
dans les limites desquelles nous serions davantage confrontés à du sacré ou à
du sacrifice que d’autres car c’est dans
le fait même que nous existions qu’il y a déjà du sacrifice. « Être ou
ne pas être » n’est pas du tout la question dans la mesure où nous ne sommes qu’en n’étant plus. Etre
et, déjà, ne plus être : c’est la réponse.
Pour éprouver la
vérité de cette dernière affirmation, il suffit à chacun de nous d’épuiser
jusqu’à son plein épanouissement la notion de motivation de notre existence.
Exister « pour » : je vis pour mes enfants, pour ma femme, pour
Dieu, pour telle ou telle cause en laquelle je crois, pour gagner de l’argent,
etc. Aussi loin que nous allions dans ce passage en revue de toutes les causes
jugées suffisamment dignes pour que nous leur sacrifions notre existence,
finira nécessairement par venir à l’esprit l’éclair de cette simple
évidence : il nous serait impossible de nous sacrifier pour quelque chose
ou pour quelqu’un si l’action de
dépenser en pure perte, indépendamment de tout profit, de tout retour,
n’était pas déjà, depuis toujours et pour toujours, active dans l’acte
d’exister, en tant qu’acte d’exister. Nous ne pourrions pas orienter une action
vers ceci ou cela si elle ne s’effectuait pas d’abord comme ouverture,
disponibilité, dévouement, libération, perte. Nous pouvons déclarer à une
personne, si nous aimons la mauvaise poésie, que « le feu de notre passion
brûle pour elle » mais la vérité est que pour « brûler pour… »,
il faut d’abord « brûler tout court », et c’est exactement l’image
qui convient le mieux à décrire l’acte
de dépense en pure perte de toute énergie vitale, qu’elle soit animale, humaine
ou cellulaire.
Dans la pièce de
Racine, Phèdre « se consume » et peut-être est-il tout à fait
accessoire, second, qu’elle le fasse « pour » Hyppolite. Les
processus cellulaires découverts récemment mettent à jour une infinité de
rapports complexes par le biais desquels des exécuteurs et des protecteurs
jouent continument dans de nombreux organismes des rôles d’accélérateurs ou de
ralentisseurs d’une efficience auto-destructrice déjà présente et active en
tout être vivant. Nous retrouvons ainsi, en un tout autre sens, la notion de
code et de chiffrage. Le sacrifice, en tant qu’acte de dévouement exclusivement
amoureux ou humain nous décrit, comme pour la Princesse de Clèves, un travail
de cryptage, de stylisation, de « renoncement noble » parce que
« codé », régulé, « posé sous serment », mais cette
élégance et ce raffinement du sentiment amoureux décrit exactement ce que nous
retrouvons dans le mouvement de complexification de l’évolution cellulaire des
organismes : « Cette
capacité d’autodestruction a été un prix payé par le vivant à l’émergence de la
complexité , complexité dont il s’agit peut-être tout simplement de dire
qu’elle caractérise aujourd’hui la vie même. » Jean-Claude Ameisen.
Aussi étrange que
cela puisse sembler, quelque chose réunit les comportement amoureux de Phèdre
et de la Princesse de Clèves : elles « assument » à leur manière
un engouement, elles le vivent « vraiment », sans détours et sans
duperie, sans mensonge à soi-même. Elles se « donnent à ce qu’elles
vivent » et La princesse de Clèves ne défaille pas moins que Phèdre à
l’amour qu’elle éprouve. Nous sommes tentés de dire qu’avec l’héroïne de Madame
de Lafayette, « les apparences sont sauves », ce qui n’est pas
nécessairement le cas pour Phèdre, mais la retraite dans un couvent n’est pas
moins que le délire une certaine façon de donner prise à cette verticalité
d’une vie simplement et purement vécue, lorsqu’aimer quelqu’un est pour nous
l’occasion d’aimer, à travers lui le fait d’exister, le fait simple et enfin
donné « qu’il y ait de l’existence ». C’est exactement cela l’amour : réaliser que nous nous consumons
totalement, pleinement et exclusivement dans le fait d’exister. « Vivre
nous brûle » et que nous situons dans les imageries romantiques les plus usées
ou dans les découvertes les plus récentes des premiers organismes cellulaires,
c’est exactement à cette libération d’énergie vitale en pure perte que nous
sommes tenus de consentir et rien ne saurait définir une attitude plus
appropriée que de s’offrir silencieusement à ce « feu de joie ».
Nous avons jusque là
associer une héroïne avec chaque thèse défendue. Le personnage de femme (il
n’est pas indifférent d’ailleurs que cela ne puisse être que des femmes) qui
pourrait peut-être illustrer parfaitement l’affirmation d’une efficience
fondamentalement sacrificielle de l’existence est Justine dans le film de Lars
Von Trier « Melancholia ». Dans sa nuit de Noces, elle ne semble pas
agir sous le clair d’un autre astre que celui de cette planète qui se rapproche
dangereusement de la terre, elle détruit une à une toutes les fondations de
cette institution, tous les ressorts de cet engagement par le biais duquel deux
êtres entérinent le fait de la promesse réciproque. A son fiancé qui assiste
impuissant à la destruction du lien censé justifier la cérémonie et qui lui
fait remarquer que « les choses auraient pu se passer
différemment. », elle répond : « C’est vrai mais qu’est-ce que
tu espérais ? »
L’action de ce film
passe ainsi peu à peu d’une célébration humaine à une dimension cosmique :
la terre va disparaître, heurtée par la trajectoire de Melancholia, et même si
les scientifiques réfutent la collision, Justine sait que cela va arriver car
« elle voit les choses » et on réalise qu’elle les voit parce qu’elle
a compris cette teneur sacrificielle d’une
existence qui n’est vraiment vécue que lorsque elle l’est en pure perte. Il
n’y a pas lieu de le déplorer, il n’y a là pas la marge de manœuvre qui
permettrait de le faire. Il est vrai que Justine est dépressive, qu’elle n’a
pas toujours l’énergie nécessaire à surmonter le rebord d’une baignoire pour
s’immerger dans l’eau, mais c’est parce que la plupart de ces actes quotidiens
sont encore trop porteurs d’une fausse espérance. Une fois la catastrophe
imminente réalisée, elle sera la seule parmi les adultes à appréhender avec
justesse et simplicité la « fin ». Ce film est à peine une
fiction : nous mourrons de vivre chaque instant, « nous » n’y
survivrons pas. Que nous y consacrions consciemment nos efforts à faire telle
ou telle chose ne saurait se concevoir que de façon secondaire et inutile au
regard d’une consécration fondamentalement primitive, exhaustive et
pleine : exister est un phénomène aussi subtil, cellulairement chiffré que
miraculeux. Il se pourrait bien que cette intelligence du sacré que Lévinas
fonde dans l’émergence de la relation sacrificielle au visage de l’Autre soit
en réalité la simple réalisation par l’être humain de ce fond d’intelligence
autodestructrice de nos cellules.
L’amour ne suppose
donc aucunement le sacrifice. Il n’y a rien à rendre sacré parce que tout l’est
déjà : le fait que tout « soit », c’est cela le sacré et nous
rejoignons là l’une des plus profondes intuitions de Stoïcisme. Ici comme
ailleurs l’homme en « rajoute » inutilement en s’inventant un tâche, un
travail, une charge, une responsabilité, un amour à construire sur ce qui de
fait consiste déjà en tout ceci. Le sacrifice est impliqué dans l’amour,
intriqué dans sa texture comme en celle de toute existence présente.
Contrairement à ce qu’écrit Charles du Bos : « L’important c’est de sacrifier ce que l’on est au profit de ce
que l’on peut devenir. », nous n’avons pas du tout à nous sacrifier
aujourd’hui pour devenir nous mêmes demain car nous ne consistons réellement
que dans ce que nous sacrifions au fait d’exister. Nous ne marcherions pas sans
tomber et ne respirerions pas sans « manquer d’air ». L'existence, c'est le sacre et c'est exactement en ce sens qu'il faut entendre l'art. La poésie, telle que Rilke la pratique et nous la décrit, c'est exactement l'annulation d'un sacrifice sous-entendu au profit d'une oeuvre de pure célébration. L'amour ne suppose pas le sacrifice parce que toute existence est déjà sacrement:
"Ô, dis-moi poète ce que tu fais. – Je célèbre.
Mais le mortel et le monstrueux,
comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ? – Je célèbre.
Mais le sans nom, l’anonyme,
comment, poète, l’invoques-tu cependant ? – Je célèbre.
Où prends-tu le droit d’être vrai
dans tout costume, sous tout masque ? – Je célèbre.
Et comment le silence te connaît-il et la fureur,
ainsi que l’étoile et la tempête ? – Parce que je célèbre."
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