Ce que nous gagnons à
aimer se mesure-t-il à l’aune de ce que nous y perdons étant entendu qu’il faudrait
nécessairement que nous y perdions quelque chose ? Le problème ici se
situe précisément dans le fait que l’amour a priori nous place de plain-pied
dans une dimension totalement extérieure et incompatible avec les notions de
gain ou de perte puisque nous n’y sommes plus en prise avec le calcul de nos
intérêts et de nos déficits. Mais en même temps, ce désintéressement donne idée
de ce qu’il est par l’empreinte qu’il laisse de sa destruction, par la trace de
ce qu’il perd. Il ne veut pas être remboursé mais il veut être reconnu dans et
par ce renoncement au remboursement et, sous cet angle, il y gagne quand même
quelque chose. Le sacrifice est toujours celui d’une belle âme qui a renoncé,
en partie, aux plaisirs du corps, voire qui a fait le choix de l’extinction du
corps. S’il y a « amour », c’est que l’on n’est pas seulement
intéressé « physiquement » à l’existence de l’être aimé. Le sacrifice
permet précisément à l’amoureux de se faire reconnaître de l’aimée non plus en
tant que corps, appétit, mais en tant qu’âme désintéressée, noble. Mais toute
la question est de savoir si dans ce « surlignement » de l’âme par le
sacrifice du corps, dans cette affirmation « surérogatoire » de soi
par le sacrifice, ne se cacherait pas encore une logique sournoise et
supérieure de l’intérêt.
David Gale, dans le
film d’Alan Parker, se sacrifie à la cause de l’abolition, mais il sait, au fur
et à mesure que se succèdent ces évènements que nous interprétons à tort comme
une descente aux enfers qu’il est en train de « gagner ». Plus il
perd et plus il gagne parce qu’il est difficile d’imaginer un engagement plus
total que celui de mourir, de son plein gré, pour que la justice cesse de
s’accorder le droit absurde de tuer. Plus nous pensons qu’il perd la maîtrise
de sa vie, plus il la raffermit. Son engagement ne peut pas nous apparaître
autrement que comme celui d’une volonté pure. Son acte ne peut pas revêtir une
portée symbolique plus haute. C’est parce qu’il l’a fait « de son plein
gré » que la cause de l’abolition y gagne ce surcroît de justesse aux yeux
de la Justice.
Que l’amour suppose le
sacrifice signifierait donc qu’il serait impossible de le concevoir
indépendamment du mouvement même de cette symbolique, de cette désincarnation
du corps au profit de l’âme. Tout amour manifeste bien, en effet, un
comportement « marginal », qui ne suit pas la logique habituelle de
nos actions : mettre en œuvre des moyens en vue de retirer les bénéfices
de l’objectif ainsi atteint, mais toute la question est de savoir si cet écart
de l’amour vis-à-vis de l’intérêt considéré comme moteur de nos actions vient
de ce qu’il se situe « au-dessus » comme tend à nous le prouver David
Gale, celui d’un engagement total de notre pure volonté, ou bien
« en-dessous », comme une nécessité.
Tout amour authentique, en effet,
suppose un effacement du moi mais il s’agit de comprendre dans quelle mesure
cet effacement, ce désintéressement de l’ego au profit de l’autre personne ou
de l’union que l’on forme avec elle se fait gratuitement, intégralement ou, au
contraire, dans le feu d’un mouvement « signifiant », héroïque,
peut-être aussi un peu « mélodramatique ». Lorsque Montaigne évoque
l’affection qui l’unissait à Etienne de la Boétie, il insiste beaucoup sur ce
que l’on pourrait appeler une « fusion des âmes ». La célèbre réponse
qu’il adresse à la question de leur amour : « Parce que c’était
lui, parce que c’était moi » serait peut-être à prolonger en ces
termes : « et qu’unis « nous » n’étions ni l’un ni
l’autre. Montaigne évoque une affection « faite », inexplicable et
étrangement donnée, posée sans préalable ni explication plausible : « Ce n'est
pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille :
c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute
ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant
saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une
faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous
réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. »
Nous
retrouvons ici une certaine forme de cet amour fusion décrit par Aristophane dans
« le Banquet « de Platon. Les androgynes étaient les premiers
hommes :
« Ils
avaient, je l'ai dit, une forme sphérique, et se déplaçaient circulairement, de
par leur origine; de là aussi venaient leur force terrible et leur vigueur.
Ayant alors conçu de superbes pensées, ils entreprirent de monter jusqu'au ciel
pour attaquer les divins. Alors Zeus et les autres dieux délibérèrent sur le
châtiment à leur infliger, et ils ne savaient que faire : pas moyen de les
tuer, comme pour les géants, de les foudroyer et d'anéantir leur race - ce
serait supprimer les honneurs et le culte que leur rendent les hommes - ni de
tolérer leur insolence.
Après une pénible
méditation, Jupiter donc enfin son avis: " Je crois qu'il y a un moyen
pour qu'il reste des hommes et que pourtant, devenus moins forts, ceux-ci
soient délivrés de leur démesure; je m'en vais couper chacun en deux, ils
deviendront plus faibles, et, du même coup, leur nombre étant grossi, ils nous
seront plus utiles; deux membres leur suffiront pour marcher; et s'ils nous
semblent récidiver dans l'impudence, je les couperai encore en deux, de telle
sorte qu'il leur faudra avancer à cloche-pied. " Sitôt dit, sitôt fait :
Zeus coupa les hommes en deux, comme on coupe la pomme pour la faire sécher, ou
l'oeuf dur avec un cheveu. Chacun ainsi divisé, il prescrivit à Apollon de lui
tourner le visage, et sa moitié de cou du côté de la coupure, afin qu'à se bien
voir ainsi coupé, I'homme prît le sens de la mesure; pour le reste qu'il le
guérît ! Apollon donc retourna le visage, et tira de partout sur ce qu'on
appelle maintenant le ventre, serra comme sur le cordon d'une bourse autour de
l'unique ouverture qui restait, et ce fut ce qui est maintenant appelé le
nombril. Quant aux plis que cela faisait, il les effaça pour la plupart, il
modela la poitrine, avec un outil assez semblable à celui dont usent les
cordonniers pour aplanir les cuirs sur la forme; mais il laissa quelques plis,
sur le ventre, autour du nombril, destinés à lui rappeler ce qu'il avait subi à
l'origine.
Une fois
accomplie cette division de la nature primitive, voilà que chaque moitié,
désirant l'autre, allait à elle; et les couples, tendant les bras, s'agrippant
dans le désir de se réunir, mouraient de faim et aussi de paresse, car ils ne
voulaient rien faire dans l'état de séparation. Lorsqu'une moitié périssait, la
seconde, abandonnée, en recherchait une autre à qui s'agripper, soit qu'elle fût
une moitié de femme complète - ce que nous appelons femme aujourd'hui -, soit
la moitié d'un homme, et la race s'éteignait ainsi.
Pris
de pitié, Zeus imagine alors un moyen : il déplace leurs sexes et les met par
devant - jusque-là ils les avaient par derrière, engendrant et se reproduisant
non les uns grâce aux autres, mais dans la terre comme font les cigales. Il
réalisa donc ce déplacement vers l'avant, qui leur permit de se reproduire
entre eux, par pénétration du mâle dans la femelle, et voici pourquoi : si,
dans l'accouplement, un mâle rencontrait une femelle, cette union féconde
propagerait la race des hommes; si un mâle rencontrait un mâle, ils en auraient
bien vite assez, et pendant les pauses, ils s'orienteraient vers le travail et
la recherche des moyens de subsister. De fait, c'est depuis lors, que l'amour
mutuel est inné aux hommes, qu'il réassemble leur nature primitive, s'attache à
restituer l'un à partir du deux, et à la guérir, cette nature humaine blessée. »
Il existe évidemment des différences
vraiment cruciales entre l’affection de Montaigne pour son ami et la
« passion fusion » des
androgynes, mais du moins ont-elles ce point commun d’évoquer l’efficience
d’une unité fondamentale et primitive. Si, pour Aristophane dans le Banquet, l’amour
est essentiellement marqué du sceau de la nostalgie, de la souffrance et d’une
blessure originelle, pour Montaigne, c’est un « fait » : « cette
union n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne peut se rapporter qu’à
soi. », elle n’est ni douloureuse ni en quête d’une perfection ancienne,
elle « est » tout simplement. Nous avons tous déjà vécu cette
impression en face d’une personne que nous rencontrons pourtant pour la
première fois de nous situer étrangement déjà sur un terrain de connaissance,
de rentrer dans une conversation comme si elle était la suite d’une discussion
antérieure, laquelle pourtant n’a jamais eu lieu. C’est bien de cela dont nous
parle Montaigne : d’une sorte de « plain-pied » dans l’évidence
d’une complicité « faite ». Aucune des deux personnes en présence n’a
à faire le moindre effort pour comprendre ou arrondir les angles. Etre ensemble
n’est pas un travail à entreprendre, c’est un fait à entériner
(confirmer) : tel trait d’humour qu’il faudrait expliquer à une autre
personne est immédiatement capté par l’aimé. Chacun de nous émet de par sa
seule présence physique, un certain climat, une tonalité de regard, un timbre
de voix, une pesanteur d’atmosphère lourde ou légère dans laquelle l’autre
personne va se sentir ou pas en « terre d’affinité ».
Nous partons toujours du principe que des
gens se rencontrent et qu’il s’en suit des sentiments, des résonances, des
mouvements d’amitié, de complicité mais ne serait-il pas possible d’inverser la
logique de cette causalité en considérant que ce ne sont pas des personnalités
qui s’entendent mais des effusions des affects qui, en s’effectuant, créent,
comme on le dirait de dommages collatéraux, des croisements de vies, des « intersections
de destinées ». « Montaigne-La Boétie », cela désigne-t-il quoi
que ce soit d’autre finalement que l’émission donnée d’une certaine intensité
affective ?
Peut-être est-ce là finalement le seul
phénomène à même d’expliquer cette « force inexplicable et
fatale » : il en serait des présences humaines comme des manifestations
météorologiques, elles libèrent l’énergie qu’elles peuvent en fonction des
circonstances, des fluctuations de champ observables dans un espace donné en un temps donné au gré des attractions et
des répulsions inhérentes à des différences de potentiels (nous ne sommes pas
loin des éclairs et des coups de foudre). L’amour serait, dans cette
perspective, une sorte de « remise à plat des compteurs de notre
existence » : nous libérons des intensités de vie et chacun de nous
est comme un pôle créant différents champs de forces au gré de sa proximité
avec tel ou tel autre pôle. Les personnes que nous aimons sont celles avec
lesquelles nous créons des champs d’énergie plus intenses et tout ce qui nous
empêcherait de percevoir l’évidence de cette réalité magnétique serait les
mots, la lourdeur de toute cette idéologie amoureuse et romanesque par le biais
de laquelle nous inventons quantité de fictions sur le fond d’une efficience
exclusivement physique.
Le mythe de l’androgyne raconté par
Aristophane figure en bonne place dans cette idéologie mais au moins a-t-elle
le mérite de référer les amours de notre vie à l’évidence d’une fusion
primitive et fondamentale. Cela ne signifierait pas que nous sommes liés, de
toute éternité, à notre moitié originelle mais que nous sommes naturellement
voués à la relation amoureuse, comme à l’efficience d’une complétude dont le
souvenir nous travaille et nous guide.
Il nous est impossible de relever dans
cette considération de l’amour la moindre place pour le sacrifice car on
pourrait dire que « le fatal et le factuel » s’y mêlent si
étroitement qu’il n’y est aucunement question de « dévouement ». Il ne
s’agit pas ici de faire des concessions ni de se sacrifier au profit de l’autre
puisque c’est exactement cette altérité qui, dans l’amour, se voit remise en
cause. On ne fait pas don de soi à la personne d’autrui, on entre de plain pied
dans l’efficience de leur évidente indiscernabilité et cela n’a rien de
nécessairement romantique parce que ce n’est pas forcément beau, magnifique, ni
même enviable. Frotter le souffre et le chlorate de potassium contre le
phosphore du grattoir fera jaillir la flamme de l’allumette et l’amour ne
désigne peut-être rien d’autre que le résultat de réactions chimiques par le
biais desquels des composantes et des variables intensives de vies humaines
créent des phénomènes d’attraction et de répulsion.
Chacun de nous perçoit bien tout ce
qu’une telle conception a de difficile à admettre : non seulement elle
nous situe au même rang que des phénomènes de nature exclusivement physique,
mais elle ne semble même pas prendre en compte cette dimension fondamentale de
l’amour à la lumière de laquelle il importe de porter témoignage à la personne aimée du sentiment que nous
concevons pour elle. Le sacrifice est une façon de donner à cette libération
d’énergie aimante une signature et un comptant, lui faire la grâce d’une figure
humaine un peu comme on parapherait un document.
Dans la pièce de Racine, on voit bien
comment Phèdre vit sa flamme comme une horreur. S’il y a sacrifice, ce n’est
sûrement pas par amour mais, au contraire, pour détruire cet amour, pour le
détourner de son véritable objet :
« De
victimes moi-même, à toute heure entourée, je cherchais dans leurs flancs ma
raison égarée (…) Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, j’adorais
Hyppolite, et le voyant sans cesse, même au pieds des autels que je faisais
fumer, j’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer. »
L’amour n’a que faire des sacrifices. Il
s’active, indifférent à tous les processus de dévotion enclenchés par les
humains. Il est là où il est et libère son énergie indépendamment de la volonté
des personnes. Le sacrifice représente ici précisément la tentative vaine de
recadrer la passion, de lui donner figure humaine, de lui faire épouser des
convenances, de la rendre compatible avec des contrats : Phèdre est la
femme de Thésée, elle ne « peut » pas tomber amoureuse du fils de son
époux, mais dans cette interdiction imposée à son « pouvoir » brûle
le feu de sa « puissance » amoureuse, laquelle n’a aucun rapport avec
notre volonté mais avec notre être. La tirade de Phèdre est particulièrement
claire de ce point de vue. Dans le mouvement même de sacrifice et d’adoration à
Vénus, déesse de l’amour, la formulation du vœu de la reine de ne plus aimer
Hyppolite se transforme exactement en son contraire. Aimer, haïr, haïr le fait
d’aimer, c’est finalement la même chose. Phèdre amoureuse sera la cause de la
mort d’Hyppolite. Les mots veulent absolument poser des contraires sur des
intensités : la question n’est pas du tout de savoir si Phèdre aime ou
hait Hyppolite. La bonne question est « de combien ? » L’amour « est »,
comme un phénomène météorologique, et nous ne nous demandons pas « à qui »
est adressé un orage ou un cyclone. Par contre, nous évaluons sa puissance sur
une échelle graduée. On pourrait dire que la pièce de Racine nous décrit les
ravages qu’une passion engendre dans une organisation humaine réglée par des
principes, des lois, des convenances dont on perçoit bien la vanité.
« Sacrifice » vient du latin
« sacra » et « facere » et signifie « rendre
sacré » mais précisément, c’est une procédure humaine qui tente de
« récupérer » la libération d’une puissance dont la nature échappe à
toute considération « sociale », « hiérarchique », morale.
L’anthropologue Rudolf Otto décrit le sacré comme le numineux, soit le
sentiment de la créature d’être écrasé par le divin. A la source de ce
sentiment, il y a l’épreuve que nous faisons d’une vulnérabilité : vivre,
c’est être animé d’un mouvement dont nous ne pouvons à aucun titre revendiquer
le contrôle. Nous ne « comprenons » pas ce que c’est que vivre, nous
qui vivons, et l’amour que ressent Phèdre pour Hyppolite décrit sans nul doute
quelque chose de l’efficience physique, incarnée, de cette incompréhension.
Cela signifie que l’amour est sacré, numineux, avant que l’homme, par le
sacrifice décide de le vivre comme tel ou de le « prouver ». Tout sacrifice, dans cette perspective, est
« redondant », tragique parce qu’inutile. Phèdre ne sacrifie pas
sa raison pour Hyppolite, elle est ramenée par son amour à une dimension
primitive et authentique de ce que c’est que vivre, à savoir « éprouver
sans comprendre », brûler tout son comptant d’énergie vitale, exister
« à l’aveugle » parce qu’il est vrai que les objectifs et les lois
institués par les hommes dans le monde des hommes sont des
« leurres », des illusions.
Mais alors, est-ce vraiment d’amour
« humain » dont nous parlons ? Phèdre dit : « Mon
mal vient de plus loin » mais d’où ? Si l’amour désigne cette force
par le biais de laquelle il n’est plus rien de nous qui reste humain (Médée
tuera ses propres enfants pour punir Jason qu’elle aime), y-a-t-il quoi que ce
soit à en dire, à en vivre ? C’est de la folie, du « chaos »,
c’est du « hors champ humain » et le sacrifice décrit alors peut-être
ce par quoi nous transformons de la folie en amour par le biais d’une procédure
d’humanisation. Le sacrifice correspondrait alors à un travail de renoncement par
le biais duquel nous convertissons la terreur de vivre en adoration (dirigée,
dédiée) d’exister. Au chaos dans lequel nous plonge la transe amoureuse, nous
substituons un rite par le biais duquel l’amour s’humanise, se rend accessible
et praticable, se donne des objets, organise un rapport de proportions entre
des gains et des pertes. La raison (ratio) reprendrait alors le dessus.
Peut-être la question du rapport de l’amour au sacrifice nous apparaît-elle
désormais plus clairement : vivre est, en soi une expérience angoissante
parce que nous y faisons sans cesse l’épreuve de l’incompréhensible. C’est ce
que veut dire le philosophe Wittgenstein lorsque il
affirme : « Il est extraordinaire que le monde
existe ! » Cet extraordinaire nous fascine et nous terrifie. C’est
bien là le propre du numineux défini par Rudolf Otto : nous sommes écrasés
par le fait d’exister et l’amour de Phèdre pour Hyppolite, au-delà de son
assignation, de sa cible humaine est une forme dérivée de cette épreuve
authentique de ce que c’est qu’exister.
Mais, en même temps, nous réalisons
qu’être, c’est d’abord « ne pas avoir la compréhension de ce que
c’est qu’être », être jeté dans l’inconnu, fondamentalement
« perdre ». C’est à chacun de nous de s’interroger sur les
expériences les plus importantes de sa vie et de se demander dans quelle mesure
ce qu’il y a « fait » n’aurait pas consisté au moment
« crucial » à accepter d’y perdre totalement le contrôle de ce qui
s’y accomplit. Peut-être n’agissons-nous « vraiment » que lorsque
nous nous annulons totalement de ce que nous faisons « dans » ce que
nous faisons.
Ce qui se profile à
l’horizon d’une telle conception est l’horreur d’un univers sans visage, d’un
monde absurde composé d’actions anonymes, de forces brutes, de mouvements
d’attraction et de répulsion magnétiques sans sens ni intelligibilité, bref un
chaos. Le sacrifice apparaît alors comme ce qui nous permet de reprendre pied
en donnant du sens : nous ne nous perdons pas dans l’efficience brute de
la vie, nous ne nous consumons pas dans la flamme d’un amour aveugle et sans
destination, nous nous vouons à quelque chose ou à quelqu’un. Nous nous perdons
pour lui mais « sciemment ». Ce qui apparaissait auparavant comme une
perte de la raison et du contrôle est maintenant décrit comme le paroxysme
humain de la maîtrise. C’est un acte de pure conscience. Le sacrifice est
l’expérience limite par laquelle l’homme frôle le chaos d’une existence pure,
incompréhensible, extraordinaire et hors norme pour la ramener « de
force » dans le bercail de la mesure et de la proportion.
Quelque chose du sacrifice marquerait dés
lors ce seuil à partir duquel du pur chaos se transforme en société, de l’amour
irrationnel et absurde devient un acte orienté, « cadré » de
dévouement, de la mesure se substitue à de la démesure. Phèdre brûle d’une
passion authentique pour Hyppolite mais cette authenticité n’est pas humaine.
Nous n’y avons pas affaire à de l’amour. C’est plutôt de « la folie »
et pour humaniser cette folie, il faut du sacrifice.
Il est ainsi possible de donner une
nouvelle dimension au sujet : nous avons tendance à prêter à la notion de
sacrifice un sens « surérogatoire », comme s’il s’agissait pour la
personne qui se sacrifie de faire preuve d’un désintéressement « hors
limite », incroyablement « zélé », d’aller au plus loin de ses
possibilités. Mais ce faisant nous oublions que le sacrifice est un rite et
qu’il se définit par un certain sens de la proportion : ce que nous
perdons matériellement ou physiquement nous le gagnons sur le plan de la morale
ou de la religion. Le sacrifice est toujours celui d’une « âme »,
voire cela même qui manifeste en un corps la présence d’une âme, d’un esprit. L’amour suppose donc le sacrifice, non pas
parce qu’il faudrait qu’il y ait du sacrifice « avant » afin qu’il y
ait de l’amour « après », mais plutôt parce que les présupposés
impliqués dans la notion de sacrifice éclairent rétrospectivement l’amour d’un
jour humain, assignable, sensé voire rationnel.
En d’autres termes, chacun comprend bien
que l’amour véritable est sans raison,
sans quoi il devient suspect car conditionné, intéressé, mais qu’il soit sans
raison n’implique aucunement qu’il soit chaotique, illisible, insensé,
inquantifiable, indéchiffrable. Le
sacrifice est un rite, un code, une forme de régulation par le biais duquel un
mouvement libre, incontrôlable reprend du sens. Le fait que l’on ne sache
absolument pas pourquoi nous aimons telle ou telle personne n’exclue aucunement
que nous percevions très clairement « ô combien » nous l'aimons. Le sacrifice rend possible
cette lisibilité, cette quantification.
Aussi étrange que cela puisse paraître,
peut-être faut-il aller chercher la description atroce par Flaubert dans
Salammbô du sacrifice de leur enfant par toutes les familles de Carthage pour
se faire une idée « a contrario » de l’intensité de l’amour parental.
Ces parents perdent à jamais leur enfant précipité dans la gueule fumante de la
statue de Moloch mais ils inscrivent dans l’intensité dramatique,
évènementielle et religieuse de cette cérémonie le lien qui les rattache à leur
premier né. Les mercenaires qui assiègent la ville, aussi frustes soient-ils,
en sont d’ailleurs vivement impressionnés : seraient-ils possible que
derrière cette civilisation si raffinée se cache une violence aussi « pleine »,
cruelle, totale. C’est comme si dans l’ordonnance terrifiante de ce sacrifice,
quelque chose de leur propre barbarie se trouvait décuplé, exacerbé par le
code, intensifié jusqu’à l’insoutenable par l’extrême rigueur des
« usages ». Ces « civils » carthaginois se révèlent dans ce
sacrifice autrement plus menaçants que ces soldats expérimentés qui ne tuent
pas par dévotion mais plus simplement parce que c’est leur métier. Il y a dans
le sacrifice un travail de cristallisation, de manifestation par le bais duquel
une intensité amoureuse, passionnelle se fait « chair », se donne
matériellement à évaluer en tant que « comptant ». Les carthaginois,
en sacrifiant leur enfant exprime clairement aux mercenaires qu’ils n’ont effectivement
plus rien à perdre. Ce n’est pas pour défendre leurs filles et leurs fils
qu’ils combattront mais par pur acte de dévotion envers leur cité.
Au personnage de Phèdre s’oppose alors,
dans cette perspective celui de la Princesse de Clèves de Madame de Lafayette.
Alors qu’elle éprouve pour le duc de Nemours un amour « payé de
retour », elle décide de ne jamais nouer de relations amoureuses avec lui
et tout le roman est comme « sous tendu » par l’intensité de cette
passion aussi puissante que contenue. Et c’est bien là l’une des questions qui
se pose : serait-elle aussi puissante sans être contenue, aussi vive sans
être « sacrifiée » ? La scène, à tous égards cruciale, du jeu de
regards et de miroirs dans laquelle le Duc voit La Princesse fixer avec amour
le portrait qui le représente sans qu’elle sache qu’il est en train de l’épier,
illustre parfaitement le fond de l’argumentation plaidant pour un amour
sacrificiel :
« On
ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de
la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir
sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir toute occupée de choses qui
avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a
jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. »
L’amour est indiscutablement ressenti
mais il ne sera jamais déclaré (en tout cas par elle) et dans ce regard qui ne
se sait pas vu se mêle la sincérité d’une absence totale de démonstration et
d’une intensité pudique hallucinante. Le témoignage d’amour est hors de doute
mais il échappe à la vulgarité de toute ostentation. Le duc de Nemours comprend
qu’il n’est absolument rien d’un amour avoué et consommé qui pourrait atteindre de quelque façon cette justesse,
le chiffre de cette intensité là. Et c’est exactement comme si la chasteté et
la retenue devenait paradoxalement le style même de leur relation amoureuse.
Ils s’aiment de ne pas s’aimer. L’abstinence sacrificielle qu’elle impose à
leur relation ne l’annule pas mais la « crypte » comme on dit d’un
code qu’il crypte un message. Peut-être avons-nous nous aussi vécu ce sentiment
d’une forte affinité avec une personne sans que le seuil de l’aveu ou de la
pseudo « réalisation » de cette inclination partagée nous apparaisse
le moins du monde comme « franchissable », comme ayant à être dépassé
parce que finalement tout est déjà là, un simple regard suffit à exhausser nos
vœux d’amoureux, et cela plus que toute autre témoignage sensuellement plus
marqué, moins équivoque. Dans son livre « Fragments d’un discours
amoureux », Roland Barthes décrit exactement la subtilité de ces
signes :
« Pressions de mains – immense dossier romanesque -
geste ténu à l’intérieur de la paume, genou qui ne s’écarte pas, bras étendu
comme si de rien n’était, le long d’un dossier de canapé et sur lequel la tête
de l’autre vient peu à peu se reposer, c’est la région paradisiaque des signes
subtils et clandestins : comme une fête non pas des sens mais du
sens. »
Chaque geste est ici lourd de tout ce
qu’il n’est pas mais « pourrait être ». La princesse de Clèves ne
fait que caresser du regard le portrait du Duc de Nemours, mais, étrangement,
l’érotisme de cette attention est d’une puissance dont le chiffre dépasse les
gestuelles amoureuses les plus audacieuses, parce que le corps à corps des
amants est vertigineusement virtualisé. Il est impliqué dans un jeu de reflets
et de médiatisations par le biais duquel rien n’est vraiment
« revendiqué » tout en étant assumé. On pourrait dire si l’on n’avait
pas peur des clichés que ce regard « en dit long » et que c’est
exactement dans « la longueur de ce dire » que s’exprime la forme la
plus haute et la plus noble de l’intention amoureuse, laquelle est peut-être
après tout la forme la plus parfaite et la plus achevée de ce que l’amour est.
Or seul le sacrifice maintient dans toute sa justesse et son exactitude pudique
la teneur intentionnelle de cet amour là. Nous retrouvons bien là le propre du
sacrifice qui veut bien perdre physiquement à condition de gagner moralement ou
spirituellement. La princesse de Clèves fait don dans l’éclair de ce regard
épié par son destinataire de la plus
forte de toutes les attentions au Duc de Nemours mais elle ne s’offrira jamais
à lui. Elle n’est pas à lui « corps et âme » mais seulement
« âme », et il va sans dire que c’est, dans la perspective du roman,
la « meilleure partie ».
Mais pourquoi ? Parce que c’est la seule proprement humaine. Autant l’amour de
Phèdre ou de Médée nous terrifie par les actes extrêmes qu’elles commettent
sous son impulsion, autant Madame de Clèves nous touche et nous émeut par la
pudeur humaine de sa retenue sacrificielle. Nous percevons le sens de cette
passion, nous nous faisons une juste idée de son chiffre. Peut-être pourrions-nous
dire que nous en saisissons d’autant plus l’intensité que celle-ci nous semble
« mesurée », mais encore faudrait-il se retenir d’entendre par ce
terme « tiède ou modérée » (car la passion de la Princesse de Clèves
n’est sûrement pas modérée). Elle est mesurée parce qu’elle est contenue,
assumée, « codée ». Le prince de Clèves une fois décédé, rien ne
change car le serment dépasse la situation et le serment « chiffre »
l’intensité de l’amour pour le Duc de Nemours en « monnaie de
renoncement ». Le Duc de Nemours peut évaluer l’intensité de l’amour dont
il est l’objet à l’aune de la décision de La princesse de se retirer dans un
couvent. Et ce qu’il aime, lui-même, c’est exactement ce renoncement là car
jouir des faveurs d’une femme qui se serait parjuré en se donnant à lui
n’aurait jamais pu se rapprocher de quelque biais de l’amour réellement inspiré
par la Princesse de Clèves. Nous n’aimons jamais une personne, nous aimons
« les façons d’être » d’une personne.
Dans ce sacrifice imposé à
la pulsion nous retrouvons exactement les termes utilisés par Paul Ricoeur pour
qualifier l’humanisation des besoins : « L’homme est homme par son pouvoir d’affronter ses besoins et de
se sacrifier. » Le propre de
l’homme consiste précisément à crypter le rapport entre la stimulation et la
réponse, contrairement à l’animal. Il y a de « l’homme » lorsque nous
réussissons à opposer un refus à la dictature des nécessités prétendument
vitales. Être une âme, c’est résister à la dépendance du corps à l’égard de nos
besoins. Nous ne « sommes », au sens le plus humain que l’on puisse
donner au verbe être que pour autant que nous sacrifions le corps et ne cédons
pas à nos appétits : « Alexandre
à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie le verse
par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Ce
beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action. " Alain
Il n’y a donc d’amour
humain que grâce au sacrifice, tout simplement parce qu’aucun amour ne peut se
concevoir ni même se déclarer autrement qu’en tant que mouvement de l’âme et
cette âme elle-même ne consiste, comme le dit Alain, que dans l’opposition à
son corps. Ce n’est pas que nous soyons libres d’aimer telle ou telle
personne mais plutôt qu’à l’intérieur même de cette fatalité amoureuse (La Princesse de
Clèves aurait certainement préféré aimer le Prince de Clèves) , la
liberté s’effectue en tant que choix toujours offert de céder ou pas :
« L’homme peut choisir entre sa faim et autre chose.
La non-satisfaction des besoins peut non seulement être acceptée mais
systématiquement choisie: tel qui eut sans cesse le choix entre une
dénonciation et un morceau de pain préféra
l’honneur à la vie. Et Gandhi
choisit de ne pas manger pour fléchir son adversaire. La grève de la
faim est sans doute l’expérience qui révèle la nature vraiment humaine de
nos besoins comme, en un certain sens, la chasteté (monacale ou autre)
constitue la sexualité en sexualité humaine. »
Il y a dans le sacrifice l’affirmation exclusivement humaine d’une
alternative toujours possible au cœur même de l’expérience que nous faisons
d’une absolue détermination. On pourrait dire que la Princesse de Clèves
choisit librement de ne pas aimer le Duc de Nemours (au sens physique du terme)
mais c’est exactement par ce choix de ne
pas lui céder qu’elle le « choisit » vraiment (elle n’a pas
choisi l’inclination qui l’attire vers lui, mais elle choisit la libre
détermination qui lui permet de l’aimer sans lui céder), elle le choisit contre
la fatalité qui la pousse vers lui sans qu’elle l’ait décidé. Il s’agit de s’inscrire
vraiment en tant qu’être humain et libre dans un monde brut et déterminé de
forces aveugles.
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