Il nous arrive à tous au spectacle de la richesse de certains hommes
d’affaires ou de personnes célèbres d’envier le montant de leur salaire mensuel
ou de leur compte en banque, pour peu que l’on soit informé de leur montant. Si
nous nous laisser fasciner par le chiffre atteint, c’est parce qu’évidemment
nous nous faisons alors une certaine idée du pouvoir qui découle de la
possession d’une telle fortune. Ce pouvoir a-t-il des limites ? Non, si
nous pensons qu’il n’est absolument rien en ce monde qui ne puisse s’acheter.
Tel business man reconnu fait la une des journaux avec à son bras une superbe
femme accusant vingt ans de moins. L’amour est peut-être aveugle mais il
faudrait être un peu naïf pour penser que la sécurité et le niveau de vie qu’un
tel homme peut assurer à celle qui partage sa vie ne comptent pour rien dans
cet « amour déclaré ».
Il est une règle dont la plupart d’entre nous pensons qu’elle s’applique
à chaque instant de notre vie, celle au regard de laquelle il nous est
impossible d’atteindre un objectif sans y « travailler ». Il nous
semble logique de ne pas jouir de tel ou tel avantage si nous ne mettons tout
ce que nous pouvons en œuvre pour en bénéficier. Rien n’est gratuit, tout a
donc un prix : celui de la peine que nous sommes prêts à nous imposer pour
atteindre le but fixé. Il est « normal » que nos efforts
« payent », parce qu’autrement nous existerions dans un milieu
absurde et injuste dans lequel les joies et les malheurs seraient distribués à
l’aveugle, indépendamment de nos mérites.
Pourtant nous avons tous, espérons-le du moins, fait d’abord
l’expérience d’un don, d’une gratification première que nous n’avons pas le
moins du monde « mérité », c’est l’amour que nous ont porté nos
parents quand nous sommes nés et avons été élevés par eux. De la même façon,
nous avons souvent du mal à comprendre l’affection qu’une personne nous porte
lorsque elle est amoureuse de nous car nous ne réalisons pas qu’elle n’est
liée, si elle est authentique, à aucun de nos mérites. Il est des personnes
suffisamment riches pour jouir de la proximité de partenaires intéressés mais
ce n’est pas d’amour dont il est
question (on pourrait plutôt parler, au sens littéral du terme, de
« commerce amoureux»).
Ce qui est donc troublant, c’est qu’il nous semble tout à fait moral de
considérer le mérite comme le seul véritable critère de rétribution de nos
satisfactions (il est donc bon que tout ait un prix) mais qu’en même temps,
nous percevons la nécessaire gratuité morale des sentiments : il est des
choses qui n’ont pas de prix et ne saurait s’acheter, comme l’amour (il est bon
que tout n’ait pas de prix). Quel est donc le principe qui régule notre
vie ? Est-ce celui du mérite et de l’effort en vertu duquel toute peine
mérite salaire ou celui de la gratuité et du don par le biais duquel il
convient simplement de « donner » pour « donner », sans
attendre de récompense ? On se rend aisément compte de cette ambiguité
lorsque l’on compare ces deux maximes extraites du sens commun qui défendent deux
points de vue totalement opposés tout en pouvant pourtant être prononcés par la
même personne : « dans la vie, on n’a rien sans rien » et
« l’amour d’un enfant, ça n’a pas de prix. »
Affirmer que tout a un prix revient à soutenir que tout a une valeur mais
il y a une différence entre la valeur marchande et la valeur sentimentale d’un
objet. Lorsque nous évoquons cette dernière, nous suggérons que cette chose
compte beaucoup pour nous sans en préciser le prix, ou plus exactement en sous
entendant que cette valeur est « hors de prix ». Entre moi et l’objet
se sont tissés des rapports affectifs, tenant à la fois de la mémoire de
certains instants vécus et du potentiel affectif de la personne qui possédait
cet objet ou dont l’existence se trouve liée à lui. Les deux sens du mot valeur
s’oppose donc : c’est parce qu’il a une valeur sentimentale qu’il se situe
en marge de toute valeur marchande. Il est inéchangeable : ce qui fait son
prix, c’est qu’il n’a pas de prix. Mais que voulons-nous signifier exactement par
cette formule ?
Lorsque nous sommes embauchés par un employeur qui nous donne un salaire
en échange de notre travail, nous acceptons finalement une étrange
tractation : je te donne des heures de ma peine ou de mon implication dans
une tâche et en échange tu me donnes de l’argent, c’est-à-dire un certain
comptant de monnaie d’échange (l’argent n’est rien de concret : il est le
moyen de les acheter, cela veut dire qu’il est une unité de mesure abstraite à
l’échelle de laquelle la valeur de mon travail va être fixée). Autrement dit,
nous échangeons la libération physique d’une énergie bien réelle contre un
certain chiffre d’unités qui me garantit l’acquisition de différentes
marchandises, lesquelles restent possibles.
Nous acceptons donc trois choses :
1) la comptabilisation de nos heures de travail 2) le principe d’équivalence
entre du réel (ma présence à l’usine ou au bureau, et la libération de notre
force de travail) et du « possible » (tout ce que je pourrai faire
avec l’argent de mon salaire) 3) le principe d’interchangeabilité entre des
heures d’existence et des unités monétaires. Aucun de ces principes qui sont à
la base de tout travail salarié n’est tout à fait évident, c’est le moins que
l’on puisse dire.
Nous créons de toutes pièces
cette idée de la valeur marchande « ajoutée » à un donné qui, lui,
n’est pas monnayable et que l’on pourrait appeler « notre présence
sur terre ». C’est exactement comme si nous voulions nous dérober à la
pesanteur insoutenable, inexplicable et non négociable du « fait » de
notre existence en y insinuant la rationalité d’un rapport de moyens à un
objectif (si tu veux manger, il faut travailler), l’échange entre l’énergie
dépensée et une rétribution, le principe d’abstraction à l’égard de la réalité
« vécue » (ce que tu fais n’est pas vraiment ce que tu fais mais ce
que tu gagnes en le faisant).
Dans le film des frères Dardenne, « l’enfant », Bruno incarne
exactement « l’homme des échanges », le petit débrouillard de
l’existence, qui n’assigne aux choses, aux êtres, aux instants qu’une valeur
marchande. On pourrait affirmer que lui et Sonia vivent une existence
difficile, précaire mais en même temps, cette description raterait totalement
la dimension légère, ludique de la vie qu’ils mènent. Le mot d’ordre de ces
actions est le jeu, « il y a du jeu », dans tous les sens du
terme : divertissement et marge de manœuvre. La règle absolue est de ne
s’attacher à rien, de « surfer » sur le trafic, sur cette marge de
manœuvre continuelle que la valeur échangeable des biens nous permet
d’installer entre nous et ce fait « donné », écrasant d’une existence
incompréhensible. Il n’est affaire pour lui que de se garder de tout ce qui
pourrait approfondir notre rapport à notre existence comme, par exemple, le
travail (le travail que nous exerçons dit nécessairement quelque chose de notre
implication dans la vie, de notre énergie vitale) Bruno est peut-être l’une des
figures les plus à même de nous faire comprendre la pensée de Pascal. Il est
l’homme du divertissement :
« On charge
les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs
amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable
d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait
entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur,
leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose
qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des
affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. - Voilà, direz-vous, une
étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux
pour les rendre malheureux ? – Comment ! Ce qu’on pourrait faire ?
Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient,
ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ; et
ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après
leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur
conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout
entiers. »
Bien sur, Bruno ne se préoccupe aucunement d’avoir un statut social,
mais il s’est donné un mode de vie paradoxalement facile dans lequel il n’est
question que de trafiquer, négocier, troquer, décharger sa vie de toute
référence au « sacré », de tout affect par le biais duquel nous
éprouvons l’évidence d’un ancrage à un autre être, à une activité, à
soi-même. Mais il aime Sonia, et Sonia, elle, est « impliquée »
dans un autre rapport à l’existence, du fait de sa maternité (cela ne signifie
aucunement que les femmes en tant que mères potentielles seraient
nécessairement intéressées à l’existence autrement, cela n’est aucunement une
détermination sexuelle (en l’occurrence sexiste) – Il ne tiendrait qu’à Bruno
de comprendre la dimension de la paternité (redoubler le caractère
incompréhensible de son existence par la venue toute aussi incompréhensible
d’une autre existence. Etrangement donner naissance à un enfant ne perce
aucunement le mystère de notre « présence au monde » mais nous ancre
en lui, comme si l’on comprenait « mieux » que l’on ne comprend rien,
comme si l’on se faisait peu à peu à l’absurdité miraculeuse du « fait
d’être là »))
Bruno est l’homme pour qui tout
ayant un prix, rien n’a de valeur et le montant de toute chose lui permet
de « vivoter », de n’avoir pas plus d’épaisseur que ces biens qui ne
font que « transiter » par lui. Il est la créature du libre échange
par excellence, celui qui spécule sur la possession des objets et des êtres. Il
ne tient pas à ce qu’il a mais en même temps il ne « tient » qu’à
l’incessante valeur transactionnelle de ce qu’il a. Il est celui qui, à force
de s’en tenir au « possible » s’exclue de ce qui est présent. Il
faudrait que chacun de nous s’interroge vraiment sur ce qu’il éprouve lorsqu’il
voit la scène de la « vente ». Quelle est exactement la nature de
cette « fibre » qui se sent salie, niée, piétinée ? Quelque
chose de cette transaction est une profanation, mais en un sens qui unit et
confond toutes les confessions religieuses. Que l’on soit musulman, chrétien,
juif, cet acte est inacceptable, mais que l’on réfléchisse un tant soit peu à
la procédure légale d’adoption (au rôle que joue le niveau de vie des couples
« demandeurs ») et nous nous rendrons compte que cet inacceptable
est, en grande partie, « accepté », même si bien évidemment, le
climat affectif du couple et sa « solidité » entre aussi en jeu).
Ce que Bruno ne saisit pas (ou fait semblant de ne pas saisir), c’est la
dimension gratuite, non monnayable de certaines situations existentielles comme
la paternité génétique. Avoir un enfant, ça n’a pas de prix et pas du tout
parce que « c’est beau », « irremplaçable », ou
« magnifique » comme expérience, mais parce que c’est
incompréhensible, et que cela prolonge la nature profondément énigmatique d’une
vie dont nous ignorons le pourquoi. Cela n’est ni rationnel ni raisonnable et
nous fait donc rentrer de plain pied avec l’inconnaissable d’une vie dont nous
réalisons ainsi le fond imprédictible, improgrammable. Avoir un enfant, c’est donner
son aval à la libération d’une puissance qui nous échappe totalement. Quand
nous donnons un prix à une chose, nous lui assignons le présupposé de son
accessibilité, nous évaluons et monnayons l’acte de sa propriété, comme si, de
ce fait, il était déjà un petit peu plus clair qu’elle existe. L’homme ne sait
pas pourquoi il y a du sable, des pierres ou des arbres, mais il achète des
parpaings, du ciment, des planches, et fait varier les prix, éludant ainsi la
nature incompréhensible, miraculeuse de ces éléments. Il est le petit malin de
l’existence qui a tout compris de tout dés lors qu’il peut évaluer, monnayer et
spéculer sur la présence de tous ces phénomènes auxquels il ne comprend en
réalité strictement rien.
Les grands financiers, les traders et les golden boys
ont, comme la récente crise des subprimes l’a prouvé, le sort d’une
grande quantité de gens entre leurs mains. Ils
ont tout compris de ce que spéculer signifie, autant dire qu’ils n’ont rien compris de ce que
vivre « est ». Il est un risque inhérent à toute existence
réellement vécue qu’ils ne prennent pas, exactement comme Bruno, qui saisit
bien que quelque chose de Jimmy l’engage, l’ancre dans un sol existentiel
profond, réel, « boueux », imprévisible et opaque.
C’est cette « lâcheté » qui nous fait horreur, de la même
façon que, contrairement à ce qu’affirme Elisabeth Badinter, quelque chose nous
interpelle dans ce mouvement par le biais duquel une personne se perçoit comme
« hôtesse de plaisir » et conclue l’acte de vente de son corps pour
un instant donné. Ce n’est pas la morale ni une question de bienséance ou de
« bonnes mœurs », c’est plutôt le caractère suspect de cette facilité
avec laquelle on élude ainsi l’opacité
de ce phénomène « d’être un corps », et non simplement de
l’avoir. Si « j’avais » mon corps, je pourrai en effet le mettre en
vente, mais « je le suis », et dés lors l’impossibilité dans laquelle
je me trouve de le prêter ou de le vendre s’impose à partir de ce fait donné
qu’est l’expérience incommensurable d’être un corps.
Que je sois un corps, c’est totalement moi et en même temps cela
dépasse complètement le moi (comment pourrais-je le mettre en
vente ?). Si certaines personnes donnent un prix au fait d’avoir un corps
et de le prêter à quelqu’un d’autre comme instrument de plaisir, c’est
nécessairement pour dissimuler autant qu’ils le peuvent l’aventure d’en être un (« On ne sait pas ce que peut un
corps » - Spinoza). Réfléchissons un tant soit peu notamment à ce que
c’est qu’ « être son cerveau » et nous percevrons clairement à
quel point la prostitution caractérise l’acte de vente d’une « efficience
neuronale incommensurable » qui ne peut d’aucune façon être l’objet d’une
vente quelconque dans la mesure où le propre de tout objet commercialisable est
d’avoir une fonction assignable et limitée.
« Qu’il y ait du sacré » n’est qu’une autre façon de dire
qu’il y a de l’inconnaissable, et avoir un enfant fait partie de cette
incompréhensibilité de la vie. Mais la question qui se pose maintenant
est celle de savoir si cette perception du sacré implique qu’ « il y
ait de la valeur ». Nous avons vu à quel point l’attitude de Bruno
reposait sur cette idée selon laquelle tout a un prix parce que rien n’a de
valeur. Mais faut-il en déduire que « tout » ait une
« valeur », et si oui laquelle ? (Il importe ici de prendre le
sujet avec précision : il ne nous est pas demandé si tout a
« du » prix mais si tout a « un » prix – Serait-il possible
d’envisager la possibilité que les hommes aient inventé cette notion de prix et
de valeur pour « s’occuper », pour rendre accessible et moins opaque
le mystère de l’existence : nous ne cessons pas de discuter des questions
de prix pour nous dissimuler à nous-mêmes que vivre nous est
« donné » et qu’à ce titre tout a du prix mais dans l’exacte mesure
où il nous est précisément impossible de lui assigner un. Si tout est sacré,
tout n’a pas « un » prix, mais tout est précieux. Le fait que nous ne
vivions pas les instants de notre
existence avec la même intensité affective implique-t-il que certaines
expériences n’aient pas le même prix que d’autres ?)
Finalement le propre d’un prix est d’être « fixé »et même s’il
est l’objet de fluctuations en fonction des mouvements du marché et des
« conjonctures » économiques, le prix d’un bien qui est mis en vente
est le même à un moment donné pour tous les acheteurs. C’est bien à cette
notion de « principe d’équivalence » que nous sommes alors confrontés.
Mais si nous percevons bien pourquoi il est absolument nécessaire en vue de
créer un système d’échanges de marchandises de déterminer en son sein le
« prix » de chaque bien, le problème consiste à se demander si nous
ne négligerions pas dans cette préoccupation les modulations de la teneur
affective de chaque instant. Ne déterminerions-nous pas le prix de chaque chose
pour dissimuler l’impossibilité de fixer le « chiffre » de chaque
« affect » (un « affect » est une impression - le pire
étant que le premier (le prix du bien) tente maladroitement de donner idée du
second (l’intensité de l’affect)) ? Si nous y réfléchissons, c’est bien là
ce qui nous terrifie dans le comportement de Bruno: cette insouciance qui
« surfe » sur la valeur d’échange de chaque chose, voire de chaque
être pour se détacher autant qu’il le peut de la teneur affective de l’existence.
Il fuit toute possibilité d’ancrage à un travail, à son enfant, à la vie même –
C’est l’amour qu’il éprouve pour Sonia qui finira par lui faire un tant soit
peu réaliser tout ce que son geste induit de « profanation ».
Ce rapport entre le prix d’un bien et le chiffrage d’un affect est
fondamental et lorsque nous réfléchissons, nous réalisons que c’est bien ce
rapport qui se trouve impliqué dans le cadeau que nous offrons à
quelqu’un : nous essayons de lui dire à quel point il compte pour nous en
lui offrant un bien dont le prix n’est dissimulé qu’au profit du message
d’affection dans lequel il consiste véritablement. Une amitié, un amour n’ont
pas de prix mais peut-être ne pourraient-ils pas durer si le cadeau ou le geste
que l’on fait pour la personne que l’on aime ne lui donnait pas une certaine
idée du comptant de valeur affective que l’on éprouve pour elle. Le fait qu’il
soit impossible d’évoquer ces témoignages d’affection sans utiliser des termes
qui sont extraits du registre lexical de la finance doit ici éveiller notre
attention. Une personne aimée « compte » beaucoup pour nous, mais
« de combien » ? Le geste de Bruno nous dégoûte mais il n’est
pas tout à fait exclu que bon nombre d’hommes deviennent pères pour faire
plaisir à leur épouse qui « voulait » un enfant (ou inversement :
la femme pour satisfaire le désir paternel de l’époux) et la question se pose
alors de savoir dans quelle mesure l’enfant n’est pas perçu comme un
« bien » avec lequel le mari « achète » l’affection de sa
femme.
Nous réalisons ainsi qu’il ne suffit pas de nous élever au niveau de la
valeur affective de la vie, en condamnant (peut-être un peu trop facilement)
l’attitude de Bruno pour en finir avec cette idée selon laquelle « tout
s’achète ». Ce n’est pas parce que le montant du cadeau est dissimulé
qu’il n’est pas souterrainement actif, en donnant idée du sacrifice que nous
avons fait. Nous pourrions dire de tout cadeau qu’il est effectivement gratuit
mais il se trouve que cette gratuité a un prix et « qu’on n’a rien sans
rien ». Nous estimons « normal » d’entretenir les sentiments
d’une personne à notre égard par l’entremise de ces « gratuités
payantes » que nous appelons des cadeaux.
Cette « normalité » pose problème, comme toute
« normalité » : elle nous place directement en face de la notion
de récompense et de sacrifice. Nous jugeons « normal » d’être aimé
d’une personne à la juste proportion de ce que nous sommes capables de faire
gratuitement pour elle, par quoi justement cette gratuité n’en est pas une. Il
existe au cœur de toute normalité une efficience profonde, logée au plus
profond de notre être, descriptible dans les termes d’une exigence fondamentale de compensation, de
« ratio » : ration, raison, et origine du terme de
« rationalité ». C’est peut-être de ce souci prégnant de « la
juste proportion » qu’il convient de se détacher si nous voulons enfin
nous extraire de tout ce que cette notion de prix » a de nauséabond.
Chacun de nous est davantage Bruno qu’il ne le pense, car son attitude est
effroyablement « normale ». Elle ne fait que pousser à ses extrémités
le principe même du libre-échange : nous mesurons ce que nous sommes à la
hauteur de ce que nous « avons », tout ce que l’on « a »
peut s’échanger, « j’ai » un enfant donc…Le problème se pose dés lors
que l’on réalise que l’on « est » son enfant, ou du moins, que notre
enfant se situe, si l’on peut dire, dans l’une des ondes de choc du fait que
nous existions. Il est « normal »
que nous ayons un enfant, mais il est totalement faux que nous
« l’ayons », car la vérité est qu’il est extraordinaire que nous en devenions
un (ce qui est pourtant l’évidence de toute naissance), que nous existions à
tout jamais dans l’efficience de ce lien génétique par le biais duquel
« exister » se décline continument en tous les êtres, en tous les
lieux, en tous les temps.
Bruno sait bien que Sonia prendra mal son acte mais il ne réalise pas
« jusqu’à quel point », et quand il lui met sous les yeux la liasse
des billets, il pense qu’elle se paiera de la douleur de la perte par la
jouissance du profit, parce qu’ils ont plus ou moins toujours vécu « comme
ça ». Il ne semble pas saisir tout ce que cette liasse a d’impossible,
d’inconcevable, d’insultant, et il serait totalement faux de mettre cette
incompréhension sur le compte de la délinquance de Bruno, sur le fait qu’il vit
sur la base du fonctionnement d’un marché noir « parallèle »,
illégal, car toute personne souscrivant légalement une assurance-vie mise,
exactement comme Bruno, sur la capacité de ses proches à convertir son
existence en une liasse de billets. Tout a donc un prix lorsque vivre nous fait
trop peur pour que nous résistions à la tentation d’en banaliser l’expérience
par le trafic. C’est en cela que Bruno va au bout de la normalité de notre quotidien
de trafiquant : « Combien tu me donnes pour tant d’heures de
travail, pour tant de moments passés avec toi, pour cet enfant que je t’ai
« donné ». Combien de reconnaissance, de comptant de dette affective
pour ce cadeau de Noël, etc. »
Sonia va souffrir mais elle
compensera sa perte, pense Bruno. Mais voilà que brutalement, la valeur
d’échange n’a plus cours, qu’elle n’accepte plus la cigarette qu’il lui tend,
qu’elle le fixe incrédule à partir d’un état d’âme qui n’est aucunement une
indignation morale mais une impossibilité existentielle, physique,
génétique : on ne peut pas « cadrer les choses » à ce
point : « il ira dans une famille où il y a de l’argent », tant
d’argent, tant d’enfants. Enfanter serait alors une question de
« moyens » d’existence ? Non, c’est d’abord et seulement une
puissance physique, génétique et quels que soient les subterfuges d’une société
fondée sur le libre échange pour faire rentrer cette puissance dans une
normalité économique, quelque chose de l’efficience énigmatique de la filiation
demeure « là », incompréhensible et génial, dans tous les sens du terme
(génial vient du latin « gens », generis : généreux, génital).
Il importe de remplacer le rapport que nous avons tendance à instituer
entre la demande perpétuelle et faussement instinctive de compensation et la
normalité. Il n’est pas « normal » de demander une compensation, il
existe une efficience compensatrice qui crée une normalité. Si nous voulons
trouver l’origine de cette efficience, nous sommes renvoyés (une nouvelle fois)
à ce que les neurobiologistes ont appelé le
système de récompense (septum, noyau accumbens, aire tegmentale ventrale,
cortex préfrontal), à savoir cette configuration active dans le cerveau de
nombreux mammifères dont il a scientifiquement été prouvé qu’elle était à
l’origine de tous nos processus d’addiction. Le rat qui peut auto stimuler
cette zone de son cerveau activera « la manette » jusqu’à six cents
fois par heure, au détriment de la satisfaction de tous ces besoins vitaux. Il
existe donc chez ces mammifères un principe d’association qui nous rend
capables de relier un geste, un effort, un mouvement à sa rétribution en terme
de plaisir ou de douleur. On ne voit pas comment l’idée de donner à chaque
chose le prix qu’elle coûte pourrait naître d’une autre efficience biologique
que celle-ci.
Mais en même temps, chacun de nous réalise tout ce qui, de ce pli
neuronal, est de nature à faire de nous des automates, des individus dépendants
du pouvoir des stimulations. Or, avant d’être associé à son correspondant,
l’affect « est », s’effectue. Il est des affects qui nous installent,
du fait de leur profondeur, de leur épaisseur auto-suffisante, de leur
simplicité organique, dans un « fond d’existence » juste, parce que
« juste là ». C’est ce que nous pourrions appeler le fait d’être
présent au présent, de jouir du présent comme d’un cadeau. Sonia n’attend rien
du fait d’avoir un enfant. « C’est comme ça ». L’amour, la filiation,
le sentiment prégnant d’être mortel sont sans aucun doute des affects dont la
puissance nous soustrait à l’efficace du système de récompense. C’est à partir
d’eux que nous pouvons répondre que rien n’a de prix parce que rien n’est
monnayable ni compréhensible.
L’idée persistante selon laquelle tout a un prix n’est que la stratégie
de diversion que nous mettons au point pour nous empêcher de percevoir
l’évidence d’une existence d’autant plus précieuse qu’elle est
incompréhensible. Rien ne nous est dû et pourtant tout nous est donné. Tout est
là, tout le temps, et il n’existe nulle part de vie plus enviable que la mienne
parce que « je suis la vie que je vis » et que chaque instant vécu
est l’absolu de tout ce qu’il peut être. Nous nous sommes inventés le principe
payant de l’alternative : « je vis ceci mais je pourrai aussi
vivre cela » pour tenter de nous distraire de la pesanteur de cette
existence qui est pourtant la seule vraie et la seule féconde (ne serait-ce que
parce que c’est la seule présente). Les petits débrouillards de Wall Street
peuvent autant qu’ils le souhaitent provoquer toutes les crises boursières
imaginables, ils ne sauraient hausser leur intensité d’existence à cette
absolue gratuité qu’est la reconnaissance interrogative de l’énigme
existentielle dans laquelle nous errons. Chacun de nous n’a que deux
options : celle du trafic ou du raffinement de l'existence. Raffiner une substance
revient à en extraire l’essence, à en raréfier la nature jusqu’à parvenir à sa
fibre la plus subtile. Plus nous concentrons notre attention sur le simple fait
de vivre, plus nous vivons « vraiment », à l’écart des tentatives de
détournement du système du récompense. Cela ne nous impose qu’une seule
chose : refuser de nous conduire comme Bruno en éprouvant au jour le jour
la vérité de cette affirmation de Wittgenstein : « il est
incompréhensible que le monde existe. »
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