En écoutant les questions de certains élèves de mes classes, il me semble nécessaire de clarifier le plan choisi dans les trois articles portant sur ce sujet. Il convient de rappeler que l'objectif des développements présents dans ce blog dans la rubrique "cours" est, d'une part, de présenter une version écrite de ce qui se dit pendant les cours du lycée et, d'autre part, de proposer simplement des "pistes" de travail (dont j'avoue qu'elles correspondent exactement à ce que j'écrirais en tant qu'élève) rendant compte de la complexité de la question.
(Partie 1) Dans un premier temps, nous pouvons insister sur tout ce que l'amour a de "déterminé", fatal, fusionnel. Il décrit exactement tout ce par quoi un sujet libre et responsable "perd pied" et se voit contraint de reconnaître la force d'une attirance qu'il ne maîtrise pas et qui le met au pied du mur. Montaigne ne peut pas nous expliquer pourquoi il aime La Boétie. Il évoque une "alchimie", un mélange d'autant plus étrange qu'il semblait les relier avant même qu'ils fassent connaissance. Le mythe de l'androgyne, tout en évoquant une réalité bien différente de l'amour propose l'image d'une unité première dont l'amour n'est jamais que la reconquête. Phèdre est la figure de cette partie 1 dans la mesure où elle suit le mouvement de cette passion jusqu'au bout, jusqu'au délire, quoi qu'il puisse lui en coûter (à elle autant qu'à Hippolyte). Il n'y a donc pas de place ici pour le sacrifice. L'amour "est". Point final.
Mais en même temps, cet amour est aveugle, inhumain. Il est une force physique, une force de la Physique. Est-ce vraiment de l'amour d'ailleurs?
(Partie 2) - Pour qu'un amour soit humain, civilisé, il faut qu'il soit codé, "crypté", équivoque. La princesse de Clèves est la figure type de cette élégance, de ce style par lequel l'amour se vit en s'imposant à lui-même du renoncement. Le sacrifice n'est pas moins que l'abandon une façon d'être amoureuse mais il l'est même davantage dans la mesure où la princesse est "une âme"suffisamment dévouée à l'amour qu'elle éprouve pour le duc de Nemours qu'elle lui sacrifie le corps. la chasteté est une sexualité détournée mais elle n'en est pas moins un certain style de sexualité.
Le sacrifice ne serait-il pas exactement ce codage de la force attractive,par le biais duquel le désir devient de l'amour. Le texte de Paul Ricoeur défend totalement cette idée là: le propre de l'homme c'est justement de sacrifier ses besoins à l'affirmation de son statut de sujet, de "je", d'âme. Le philosophe Alain défend également cette idée selon laquelle le propre de l'homme c'est d'être une liberté, donc de ne pas simplement boire quand il a soif. J'ai soif, donc je ne bois pas. Dans le rapport entre nos stimulations sensitives et leurs réponses, nous créons du jeu, du brouillage, c'est cela que nous pouvons appeler "crypter le code". Nous ritualisons ce que les animaux semblent vivre instinctivement, primitivement.
Emmanuel Lévinas approfondit encore cette idée en attirant notre attention sur le sacré du visage de l'autre homme. Celui-ci nous installe de fait dans une situation d'ouverture, de sujétion, de responsabilité (responsa: réponse). Nous devons tout à un visage quoi qu'il puisse nous en coûter. Il ne s'agit pas ici d'un sacrifice au sens "rituel" du terme, d'une cérémonie à mettre en oeuvre, mais d'une donnée sacrificielle initiale du visage, de la réalité première de tout face à face. L'amour, au sens d'agape, c'est cette disponibilité à laquelle l'ouverture sacrificielle du visage nous convie mais on pourrait dire qu'elle fait bien plus que nous y convier: elle nous y "contraint doucement". Toutefois le sacrifice du visage tel que nous le décrit Lévinas définit une sacralité "humaine".
(Partie 3) Or, de récentes découvertes ont mis à jour l'efficience de processus d'auto-destruction dans les formes de vie les plus primitives. L'aptitude à se sacrifier pour la totalité d'un organisme explique, selon Jean-Claude Ameisen, la complexification de plusieurs organismes cellulaires. De même l'apoptose rend compte dans l'embryogenèse de la détermination sexuelle de l'embryon ainsi que du développement de la plupart de nos membres. C'est exactement comme si la capacité de nos cellules à se tuer sculptait de l'intérieur de la vie notre corps. Autrement dit, le sacrifice ne représente aucunement ce style, ce codage par le biais duquel nous humanisons le désir, il est lui-même à l'oeuvre dans ce travail continuel de codage, de cryptage et de décryptage par le biais duquel nos cellules s'échangent perpétuellement des signaux de mort et de vie.
Si notre conscience parvenait à se hisser à la hauteur de l'intelligence de nos cellules, nous réaliserions à quel point nous ne faisons que nous tuer à la tâche de vivre. Nous pouvons toujours nous dire qu'il faut nous sacrifier pour les autres ou pour telle ou telle cause, la vérité est que le sacrifice est toujours "avant". Quoi que nous fassions, nous le faisons nécessairement gratuitement, en pure perte.
C'est cette intelligence de la perte que l'héroïne de Lars Von Trier dans "Melancholia", Justine a parfaitement intégré. Il n'y a rien à sacrifier parce que tout est déjà sacrifié, parce que la fin du monde est l'aplomb juste de la réelle teneur gratuite et dispensatrice, généreuse de nos actes, d'où la seule attitude adéquate: la célébration. Nous ne faisons que donner de nous mêmes. Tout ce que nous "gardons" est "perdu".
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