Peut-on donner sans y être intéressé, et donc
sans prélever de ce don « total » un bien « propre » qui ne
peut se concevoir suivant une autre modalité que celle d’être retranché à la
prétendue totalité de ce don ? Peut-on faire un don d’une
« nature » si totale, si pleine qu’il court-circuite radicalement la
plus infime possibilité d’un profit, profit par le biais duquel quelque chose,
quelque part, se soustrairait au don ? La question du don est donc celle
du sacrifice, mais d’un sacrifice qui porterait le souci de son efficience
jusqu’à s’ignorer lui-même, c’est-à-dire jusqu’à s’impliquer si profondément
dans son activation qu’il ne retirerait du fait d’être aucun profit à être. Peut-on donner si totalement qu’on ne
bénéficie pas même en donnant de la jouissance de donner ?
Nous avons en tête des exemples de donateurs
dont l’altruisme n’est rien moins que suspect au regard de la joie que leur
procure leur apparent désintéressement. Donner est un pouvoir que j’exerce sur
le bénéficiaire du don et grâce auquel je prélève sur ce que je donne à l’autre
cette part de reconnaissance qu’il ne pourra pas ne pas me vouer. Ce que le don
coûte au donateur n’est, en un sens, rien ou en tout cas pas grand chose au
regard de ce qu’il en est pour le bénéficiaire d’avoir été crédité d’un don.
Pour bien se représenter le problème, il faudrait imaginer le dialogue suivant
entre donneur et receveur :
-
Merci vraiment de tout
cœur !
-
De rien, ça me fait
plaisir !
-
Ah ? Alors vous ne
m’avez pas tout donné, il en reste encore. Faites moi don aussi de votre
plaisir de me donner, ou plutôt faites
m’en grâce, dispensez le ! Allez jusqu’au bout de la générosité de la
dépense ! Effacez de l’ardoise jusqu’au souvenir de la dépense, jusqu’à
l’idée même qu’il pourrait y en avoir une.
La question est de savoir si l’on peut donner,
c’est-à-dire se défaire de tout, jusqu’à se dépouiller du ressenti jouissif de
s’être dépouillé. Dans son livre : « Capitalisme, désir et
servitude », Frédéric Lordon appuie la réponse négative à cette question
sur la définition spinoziste du « conatus » : « chaque
chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ».
Cela signifie qu’exister, c’est finalement brûler du désir d’exister. Nous ne
sommes pas « quelqu’un », nous brûlons du désir d’être, lequel est à
la fois notre condition et notre carburant. C’est un peu comme si nous
définissions moins un moteur par ses pièces, sa marque, ou sa spécificité que
par sa consommation.
A bien y réfléchir, cette considération de
l’existence invalide la notion même de gratuité en posant à la source de
ma vie l’intensité de mon intéressement à vivre. Quoi que je fasse, je ne le
fais pas « pour rien » parce que je
ne le fais pas autrement que par intérêt pour le fait d’exister. Si le
propre de l’homme est de désirer, tous nos comportements sont nécessairement
intéressés.
« Mais alors demande Frédéric
Lordon, que reste-t-il de la chaleur des relations vraies et de la noblesse de
sentiment ? Rien et tout. Rien si l’on tient à maintenir mordicus
l’idée d’un altruisme pur, mouvement hors de soi dans lequel le soi renoncerait
à tout compte. Tout, pour peu qu’on puisse résister à la réduction qui ne
comprend « intérêt » que sur le mode du calcul utilitariste.
L’intérêt, c’est la prise de satisfaction, c’est-à-dire l’autre nom de l’objet
du désir, dont il épouse l’infinie variété. Est-il seulement possible de nier
que l’on soit intéressé à son désir ? Et si c’est impossible, comment
refuser alors le statut d’intérêt à tous les objets du désir qui échappent à
l’ordre du seul désir économique, comment nier qu’il y aille de l’intérêt dans la reconnaissance escomptée d’un don,
dans l’attente de la réciprocité amoureuse, dans les démonstrations de
munificence, dans l’encaissement des profits symboliques de grandeur ou de
l’image charitable de soi, tout autant que dans la tenue d’un compte de pertes
et de profits mais simplement sur d’autres modes que celui du calcul
explicite. »
Ce que Frédéric Lordon suggère ici c’est qu’il
nous sera impossible de relever en quelque attitude humaine que ce soit, y
compris les plus généreuses ou altruistes (et peut-être surtout celles-ci)
l’efficience fondamentale d’une prise d’intérêt, ne serait-ce que parce que
Gandhi, par exemple, ne peut poindre à la surface de cet « agir
désintéressé » auquel il a si souvent donné lieu qu’en s’y intéressant.
Qu’il ait pris le risque de la mort en jeûnant, qu’il ait ainsi manifesté avec
tant de force un certain désintéressement à la vie, c’était précisément sa
façon, son style, sa manière de marquer son ancrage à l’exister (exister n’est
pas vivre). Dans ce jeûne, ce qui s’est exprimé c’est finalement cette
devise : « plutôt mourir que de ne pas être… Gandhi », mais
être Gandhi c’est libérer exactement le comptant d’énergie dispensable dans
l’acte de jeûner, ni plus ni moins que dans l’instant du jeûne.
On perçoit bien ici à quel point il ne s’agit
pas de retirer une représentation avantageuse de soi dans l’acte désintéressé
que l’on fait, mais plutôt de s’y inscrire. Gandhi donne « tout » en
un sens, mais en même temps ce que c’est qu’être Gandhi, c’est précisément ce
qui se soustrait au don, ce qui trace son chemin dans l’acte absurde,
irrationnel, ce qui se construit dans la pure perte.
Peut-on dire d’une adolescente anorexique
qu’elle donne tout ? Non, pas davantage que Gandhi, et cela nous fait bien
comprendre que la cause défendue ne fait finalement rien à l’affaire. On peut
toujours, en effet, parler de « chantage » concernant le leader
indien puisque il s’agissait ni plus ni moins que de mettre sa vie dans la
balance dans les dissensions religieuses mettant l’indépendance de l’Inde en
péril. Il a « gagné » c’est-à-dire qu’il a retiré tout le bénéfice
politique de son sacrifice, mais ce n’est pas de cette prise d’intérêt là dont
nous parle Frédéric Lordon car l’anorexique ne tire aucun bénéfice de cette
sorte de sa maladie. Ce n’est pas qu’elle attende quelque chose en retour,
c’est plutôt qu’elle ne peut pas exister sans manifester dans l’efficience d’être
un corps ce détournement de l’ordre fonctionnel organique par le biais duquel
elle va s’affirmer comme étant « celui-là ». Ici encore : plutôt
mourir que ne pas être ».
Le corps sans organe c’est « le fait
d’être » ramené à la durée par le biais de quoi fulgurent certaines
vitesses, certains rythmes, certains ralentissements. Ce n’est pas parce qu’un
nom propre nous est donné à notre naissance que notre inscription dans
l’existence est ratifiée, elle est en constante voie de ratification et c’est
bien la raison pour laquelle « nous ne sommes pas » mais brûlons
incessamment du désir d’être. Cela signifie que l’intéressement ne désigne pas
la motivation de mon être, mais la nature de l’investissement qui se produit
pour que « je sois ». Aussi loin que nous puissions aller dans
l’intensité de cet effort de tout donner, nous ne saurions donner plus que
nous-mêmes, c’est-à-dire plus que l’énergie qui se dispense pour « qu’être
soi soit ». Il convient d’aller jusqu’à cette modalité de perception de
soi comme flux de variables intensives pour réaliser qu’il n’est pas d’être
humain qui puisse exister ailleurs ni autrement que par intérêt.
Le vrai débat se situe finalement entre les
philosophes du devoir et ceux de l’intérêt. A la question « peut-on tout
donner ? » Kant répondrait d’abord que la question est mal posée. Il
faut s’interroger de la façon suivante : « doit-on tout
donner ? » et ensuite répondre « oui ». Toute action que
l’on fait par intérêt n’est pas morale, seule le sera l’acte accompli par
volonté bonne. Nous agissons bien précisément quand nous ne sommes absolument
pas personnellement intéressés à
l’action. Kant donne au terme : « tout » présent dans la
question une acception universelle. Peut-on agir de telle sorte que la maxime
de mon action, son principe directeur soit à même de constituer une communauté
de sujets agissant de concert. Puis-je agir de telle sorte que ce soit
finalement l’efficience d’un « tout sujet » qui dans mon action
s’active et de ce biais active un monde ? Par conséquent, il n’est pas
possible de « vraiment » donner, avec tout ce que cela implique de
pur désintéressement moral, sans évacuer radicalement du mobile de mon action
la plus infime trace d’un ressenti de jouissance à donner. Si je ressens cela,
je n’ai pas tout donné, l’universalité de la maxime de mon action n’est pas
parvenue à gommer de mon moi son ancrage à l’affectif, à l’égoïste, à
l’intéressé. Mais alors la question se pose de savoir en quoi consiste vraiment
le sens qu’un sujet moral kantien ayant tout donné à l’esprit universel de la
loi peut donner à l’existence, à ce que c’est pour lui d’exister.
A Kant s’oppose la belle définition de la
vérité donnée par Kierkegaard :
« Il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de
trouver l’idée pour laquelle je veux vivre ou mourir…Quel profit pour moi d’une
vérité qui se dresserait nue et froide, productrice plutôt d’un grand frisson
d’angoisse que d’une confiance qui s’abandonne ? Certes, je ne veux pas le
nier, j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’en vertu d’un tel
impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l’absorbe
vivant et c’est cela à mes yeux l’essentiel. C’est de cela que mon âme a soif
comme les déserts d’Afrique aspirent après l’eau…c’est là ce qui me manque pour
mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin
d’en arriver par là à baser ma pensée sur quelque chose non pas d’objectif, qui
n’est pas moi, mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi
je sois comme greffé sur le divin et qui s’y attache, même si le monde
croulait. »
On se tromperait gravement en pensant que
Kierkegaard affirme ici qu’il s’agit de trouver une vérité pour laquelle on
puisse vouloir « tout donner », car la vérité dont il parle est finalement
celle que l’on est, celle de se sentir brûler du désir d’être.
Il y a des gens qui s’intéressent au don en le
croyant gratuit et il y en a qui « inter-sont » dans le don en
l’acceptant gratifiant, en jouissant de tout leur être de se sentir dans
l’instant du don rétribué par la jouissance de donner. Le vrai don est donc en
un sens « faux ». Il faut être vraiment égoïste, extrêmement exigeant
dans la revendication légitime de son plaisir pour être vraiment bienveillant.
Ce que la lecture de Marcel Mauss nous apprend sur le don dans certaines
sociétés traditionnelles ne réside aucunement dans cette idée selon laquelle le don
serait en fin de compte un échange puisque les familles puissantes qui
dilapident leur richesse dans le potlatch y bénéficient en retour d’un supplément
de considération , c’est bien de don qu’il s’agit, mais justement d’un
vrai don, soit d’un don soucieux de faire, en lui, par lui exister celui qui le
fait. Ce que manifestent ces cérémonies de « dépense » dans
lesquelles tout doit être « donné », c’est l’efficience d’une ardoise
virtuelle sur laquelle se crée de l’obligation mais moins à l’égard de
quelqu’un que dans l’épaisseur de quelque chose, cette chose étant évidemment
en dernier instance l’intéressement à exister.
Il en serait ainsi, de la même façon de la mère
rappelant à sa fille le poids étrange et insolvable la dette
parentale : « après tout ce que j’ai fait pour toi ». Ce
n’est pas du tout qu’elle y croit en le disant, ni qu’elle attende forcément un
retour de la part de sa fille, c’est plus simplement qu’elle s’estime en droit
d’attendre de ce tout qu’elle a effectivement donné le ressenti clair de ce qu’elle est, la
quantité exacte d’effort d’existence dans lequel elle consiste. La vérité du
don intéressé, c’est la quantification, une fois que l’on a compris avec
Spinoza qu’exister n’est qu’une affaire
de quantification.
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