« Chaque génération sans doute se croit vouée à
refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa
tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se
défasse. » Albert Camus en 1957
« Dans le combat
entre toi et le monde, seconde le monde. » F. Kafka
Ce qui fait de
l’obsolescence programmée une question très vive, c’est d’abord le fait que le
produit s’y trouve appréhendé en tant que durée. Nous pouvons en effet croire
que le propre d’un objet est d’occuper un certain périmètre dans l’espace, mais
ce n’est pas du tout dans l’espace que se produit la rencontre. Il n’y a
d’interactions, d’interdépendances et de résonances entre l’utilisateur et
l’objet que dans le temps. On pourrait illustrer cette affirmation par une
situation simple : représentons-nous
un automobiliste et un piéton sur un passage clouté. Aucun des éléments
ne « mord » sur l’autre et, en un sens, il n’est rien ici qui
constitue « une situation ».
Ces trois composantes se confondent en « un » moment dés lors que nous prenons en considération non seulement le temps mais aussi les affects, à savoir que c’est sur l’impatience du conducteur que marche le piéton et nous pourrions vraiment dire que c’est là la consistance authentique du milieu dans lequel il agit. Ce n’est que de « seconde main » qu’il marche sur le passage clouté, parce que si c’était seulement ça, il n’y aurait pas de problème. Nous pourrions dire : « il y a un automobiliste dans sa voiture et un piéton sur le passage clouté ». Pour saisir ce fond commun d’interactivité par l’entremise duquel se tisse « une » trame, « une » action, « un » fait, « une réalité », il faut saisir que la volonté de l’un se déploie sur l’attente de l’autre et ni cette volonté ni cette attente ne se développent dans l’espace mais chacune installe sa vitesse dans la durée.
Ces trois composantes se confondent en « un » moment dés lors que nous prenons en considération non seulement le temps mais aussi les affects, à savoir que c’est sur l’impatience du conducteur que marche le piéton et nous pourrions vraiment dire que c’est là la consistance authentique du milieu dans lequel il agit. Ce n’est que de « seconde main » qu’il marche sur le passage clouté, parce que si c’était seulement ça, il n’y aurait pas de problème. Nous pourrions dire : « il y a un automobiliste dans sa voiture et un piéton sur le passage clouté ». Pour saisir ce fond commun d’interactivité par l’entremise duquel se tisse « une » trame, « une » action, « un » fait, « une réalité », il faut saisir que la volonté de l’un se déploie sur l’attente de l’autre et ni cette volonté ni cette attente ne se développent dans l’espace mais chacune installe sa vitesse dans la durée.
Il existe ainsi une
multitude de problématique de design de produits ou d’espace qui trouve dans la
durée la vraie dimension de leur efficience. On peut réfléchir autant qu’on
veut par exemple sur la question du minimum d’espace nécessaire à la vie, on
sera surpris de réaliser qu’en fait c’est moins d’espace vital dont il s’agit
de parler que de durée vivante. La question n’est pas tant celle de savoir dans quel espace minimal nous pouvons vivre
mais au fil de quels affects nous pouvons exister et ces affects n’ont pas
nécessairement besoin de beaucoup d’espace.
Or, c’est précisément sur
ce terrain de la durée que s’insinue l’obsolescence programmée puisque elle
vise à imposer des temps d’utilisation courts à un flux d’intensités affectives
qui s’effectue dans la durée en tant que durée. Ce n’est pas dans l’espace que
nous rencontrons des objets, c’est dans la durée que nous sommes criblés par
des affects. L’entreprise fabricatrice du produit n’a pas la prétention
d’envahir mon espace mais de m’imposer son rythme, de moduler ce que je suis
peut-être le plus intimement, le plus sûrement, le plus fermement : un
métabolisme, c’est-à-dire une continuité de ralentissement et d’accélération de
vie. Gilles Deleuze insiste ainsi sur le fait que notre existence suit des
lignes de segmentation plus ou moins souples ou rigides. La vie consiste
biologiquement dans l’interpénétration des phases de ralentissement de la mort.
Ce que l’obsolescence planifiée vise à programmer, ce n’est pas seulement la durée
d’utilisation du produit mais surtout cette texture d’affects qui va avoir à
composer avec la brièveté de cette durée, autrement dit moi-même. Il n’est
probablement pas de lieu dans lequel les exigences du marché visent à
s’insinuer plus violemment à l’efficience la plus première, la plus brute de
notre teneur existentielle. Il ne s’agit pas seulement de s’imposer à mon
quotidien mais de moduler la vitesse de « ma croisière » de vie. Pour
le dire de façon plus scientifique, nous sommes des métabolismes, c’est-à-dire
des flux de transformations biochimiques qui s’effectuent à l’échelle de nos
cellules. Et toute la question qui se pose au cœur de l’opposition entre le
développement durable et l’obsolescence programmée est finalement celle de la
compatibilité de ces métabolismes dans lesquels nous consistons avec d’un côté
le cycle de régénération énergétique de la terre et de l’autre le rythme de croissance
linéaire imposée par une économie de type libéral. La croissance au sens
économique du terme, c’est précisément ce qui ne se conçoit plus dans le cadre
de la croissance au sens écosystémique du terme.
Pour bien saisir le cycle
de régénération de la terre, il suffit de réaliser qu’en une année de
consommation énergétique humaine, nous brûlons ce qu’il a fallu un million
d’années à la terre pour produire. Le pétrole est le résultat de la
fossilisation de minuscules animaux marins sur dix millions d’années. Ici
encore nous percevons bien à quel point c’est en terme de durée que se posent
les vrais problèmes. On peut toujours dire que la terre est là, qu’elle tourne
et qu’elle est ronde dans l’espace mais la vérité est qu’elle se caractérise
par un phénomène de nature plus temporelle que spatiale, exactement sur le
modèle d’une chaîne de montage dont les dernières unités consommeraient en cinq
minutes tout ce qu’il a fallu en une semaine aux premières pour alimenter la
production. Mais si l’on reprend cette image, la situation est bien pire dans
la mesure où ces deux unités ne se contenteraient pas de fonctionner selon des
rythmes différents mais surtout dans des sens irréconciliables, selon des
logiques incompatibles : l’une cyclique, l’autre linéaire.
C’est à partir de ce
constat que la phrase de Camus prend tout son sens : chaque génération
veut refaire le monde c’est-à-dire créer des idéologies permettant de susciter
de nouveaux espoirs au sein de nouveaux modèles de sociétés, mais nous sommes
placés en face de cette évidence au gré de laquelle c’est de son propre
mouvement que le monde se refait. Se
pourrait-il qu’il n’ait jamais été question pour l’homme de créer de nouveaux
mondes ? Se pourrait-il que nous ayons atteint la limite de pertinence
idéologique de ce système d’échange régi par le « donnant donnant »
que nous avons constitué sur un fond d’interaction géré par du « gagnant
gagnant ». L’écologie ne devrait pas être une idéologie, c’est la fin de
la notion même d’idéologie, le déplacement de la notion de société vers celle
d’écosystème, le moment de réalisation par l’homme de ceci qu’il n’y a rien à
espérer si ce n’est incessamment naître et renaître dans un univers qui ne
renouvelle la distribution de ses cartes que sous l’effet de sa propre donne.
Dans un livre de Stanislas
Lem, Solaris, le héros Kelvin se trouve confronté, sur une planète lointaine à
la réincarnation physique de sa femme qui sur terre s’était suicidée. Chacun
des membres de l’expédition se voit ainsi mis en présence de ce qu’il est,
comme si dans le plus lointain nous revenait d’expérimenter de nous, en nous,
le plus proche. Nous ne pouvons pas voyager dans l’espace avec le souvenir des
êtres que nous avons aimés sans que « sous vienne » du temps passé
l’efficience de cette réalité à la lumière de laquelle l’espace apparaît enfin
comme ce qu’il est : l’illusion de pouvoir se fuir. L’océan de Solaris se
contente de remettre les pendules à l’heure.
Dans un dialogue particulièrement intéressant,
l’un des membres de l’équipe, Snaut évoque une hypothèse qui constitue
probablement le fond de l’intention de l’auteur. Nous voyageons dans l’univers
pour découvrir d’autres planètes, d’autres mondes, éventuellement d’autres
civilisations, mais la vérité est que le fait d’exister est précisément ce que
nous n’avons pas seulement commencé d’expérimenter vraiment. Solaris est une
planète suffisamment intelligente pour renvoyer chaque membre de l’expédition à
la seule véritable expérimentation, à l’épreuve de la seule extériorité
authentique qui ne se trouve pas être
celle de l’espace qui nous entoure mais celle des flux de durée et d’affects
qui nous constituent. Exister est déjà en soi une aventure assez complexe,
riche et « accaparante » pour que nous nous mettions en tête
d’exister ailleurs. Nous aurons beau multiplier nos efforts pour exister
ailleurs, la vérité c’est que nous ne pouvons exister qu’autrement. C’est
exactement comme si l’océan qui constitue Solaris disait aux humains :
« vous qui ne cessez de vous transporter dans d’autres lieux,
commencez par accepter de vivre avec vous-même, réalisez d’abord ce que c’est
que de se sentir constitué, tissé dans la matière même de souvenirs qui vous
échappent. Là est la seule et unique véritable étrangeté. Il n’existe pas d’ailleurs à habiter, il
n’y a que de l’inconnu à être. »
On pourrait opérer une
forme de traduction écologique de ce que Stanislas Lem explore sous l’angle
psychologique : il n’y a pas lieu de coloniser d’autres planètes afin de
leur imposer la dynamique d’un mouvement de croissance économique linéaire,
parce que cela ne fera qu’accroître la contagion d’un dysfonctionnement de l’homme
incapable d’intégrer la dimension cyclique de ce que c’est qu’être. Aussi loin
qu’on puisse aller dans l’extra-terrestre, on sera toujours en prise avec de « l’infra monde ». Nous
pouvons bien nous mettre en tête qu’il est de notre devoir d’empêcher que le
monde se défasse, la vérité est qu’il n’est rien qui puisse contredire cette
évidence à la lumière de laquelle l’instant d’un monde défait, annihilé serait
encore un instant, c’est-à-dire « quelque chose », par quoi ce ne
serait pas rien. Ce n’est pas la fin du
monde qui nous effraie, c’est plutôt l’impossibilité d’en finir avec ce qui « a
lieu » qui nous sidère. Se pourrait-il qu’à l’image de l’océan, nous
consistions dans les flux et reflux d’une machine infernale de rumination de sa
propre matière, de redistribution de ses propres affects sur le modèle non pas
d’une création continuée mais d’une continuité recréative ?
Nous croyons tellement à
l’histoire de notre nom que nous en perdons de vue l’efficience anhistorique de
notre « exister ». Que suis-je, en effet, en-deçà de mon nom ?
La réponse est courte et étrangement profonde : « là ».
« Loup, y es-tu ? » demande très intelligemment les enfants, ce
qui revient finalement à interroger « Loup, as-tu lieu ? ». La
question n’est pas de savoir où « a lieu le loup » mais « si le
loup a lieu. » « Loup as-tu lieu en même temps que le monde, sachant,
comme l’affirme Wittgenstein que « le monde est tout ce qui a lieu ».
Aucun de nous ne sort de cette question et c’est précisément notre lieu…que de
n’être qu’en question, dans le fil ténu de cette suspension interrogatrice. Où
est Kelvin dans le livre de Stanislas Lem ? Ce n’est pas la question,
disons qu’il est loin, mais la vraie question est celle de savoir dans la
consistance de quels affects il donne au fait d’être la texture particulière de
sa venue au monde, et c’est justement à cela que le renvoie l’océan de Solaris.
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