(ces développements sur l'oeuvre d'Hannah Arendt ont été rédigés par Marie-Line Bretin)
Hannah
Arendt reprend la division marxiste entre monde ancien et monde moderne, mais
elle ne fait pas démarrer le monde moderne à la révolution industrielle du
XIX°siècle, mais au XVIII° siècle et à la découverte de l’origine de la
richesse : le travail. Sa référence pour le monde ancien n’est pas la
société artisanale sous ses multiples formes qui est la référence marxiste mais
la cité grecque.
La
problématique marxiste c’est : avant la révolution industrielle, le
travail était le lieu de la construction de l’humanité, après, dans l’usine,
nous avons un travail aliéné. Donc la question fondamentale du marxiste c’est
comment libérer le travailleur de son aliénation, comment revenir à un mode de
relation aussi avantageux que dans le monde artisanal, tout en se servant des
moyens productifs industriels.
Pour
Hannah Arendt, le travail n’est pas le propre de l’humain, mais au contraire
rattache l’homme au monde naturel. Elle part du fait que le travail a connu une
forme de revalorisation extrême : Les Grecs méprisaient le travail et par
conséquent en partie le travailleur. Dans le monde moderne, c’est l’inverse. On
peut voir ce changement dès Rousseau par exemple qui a dit « Travailler
est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou
faible, tout citoyen oisif est un fripon ». C’est la notion de dette qui
fonde la pensée de Rousseau. Hegel et Marx vont plus loin, pour eux, c’est le
fondement de l’humain en l’homme, puisque cette humanité ne peut être que
sociale.
C’est
ce que déconstruit Hannah Arendt.
Les deux maisons de l’homme dans
l’antiquité : la nature et le monde
L’homme est le seul être vivant qui
naît deux fois nous dit H. Arendt, une fois dans le monde des êtres vivants, la
nature « la maison des êtres vivants sur terre », et une fois dans le
monde « la maison des hommes sur terre » (autrement dit « la
maison de l’être humain en tant qu’humain sur terre).
La
nature n’est donc pas la propriété des hommes. Elle est commune aux hommes et
aux autres êtres vivants, cela a des conséquences que Hannah Arendt n’étudie
pas, car elle ce qui l’intéresse c’est le monde.
Ce
qui caractérise la nature c’est le renouvellement permanent de toutes choses
qui sont prises dans un processus métabolique de production et de destruction.
Le recyclage c’est la donnée première de la nature, et l’écolo sur ce plan
n’invente rien.
L’homme
appartient à la nature, et en tant que tel, il doit, comme tout être vivant,
participer au renouvellement des biens de consommation qui lui permettent de
vivre. Le travail est donc le propre de l’animal
laborans en lui.
En
cela, encore une fois Hannah Arendt est paradoxale et pour son temps, très en
avance dans sa critique du travail, car beaucoup de philosophes, à partir du
XVIII° et du XIX° voient dans le travail ce qui sépare l’homme de la nature.
Hegel et Marx sont de ce côté là. L’animal ne travaille pas pour Marx, parce
que ce qu’il fait n’est jamais innovant, n’est jamais non plus rebutant, la
production animale est instinctive et n’est que le déploiement naturel de ses
forces, tandis que le travail est dans la pénibilité d’un dépassement du
naturel. Pour Hannah Arendt, le travail, aussi intelligent soit-il ou innovant,
quand il produit des biens de consommation rapidement renouvelé, fait partie du
processus naturel. C’est dit-elle, la marque de la servitude de l’homme, son
asservissement à la nécessité. Elle parle aussi de la joie de l’animal laborans, dans cet usage qu’il
fait de ses forces, il y a quelque chose de l’ordre d’une expression vitale de
santé qui fait qu’on est content de dépenser ses forces habilement et content
quand c’est fini.
Le
monde, qui est monde culturel, commence avec l’outil et les biens de
consommation durable. Là on est avec l’homo-faber, l’homme fabricateur, l’homme
technicien, ingénieur et ingénieux, inventeur, et scientifique. Cet homo-faber c’est l’artisan et l’artiste
et leur production c’est l’oeuvre.
Pourquoi est-ce qu’il nous fait entrer dans le monde des hommes, parce qu’il
crée quelque chose qui est durable, qui résiste au processus incessant de
métabolisation de la nature, qui crée un pont entre les générations dans le
temps, et entre les cultures qui peuvent communiquer ainsi. C’est à ce
niveau-là par exemple, que se trouvent les maisons des hommes, les meubles, et
tous les objets de l’artisanat imprégné d’une culture marquée qu’on transmet
aussi avec ces meubles et ces objets.
La
durabilité n’est donc pas seulement souhaitable parce qu’écologique, c’est la
première maison des hommes sur terre.
C’est
là aussi qu’on va trouver cette notion d’amour du travail, du respect du
travail humain, dans l’amour de l’objet qui est en usage chez soi, et qu’on se
transmet. On trouve aussi la marque de l’humain, toujours singulier, dans
l’œuvre d’un artisan.
C’est
encore là que se joue un point commun entre œuvre artisanale et
artistique : l’objet dans la recherche de la perfection dans son usage, ne
peut pas être conçu comme laid. La beauté fait partie de la durabilité.
Parmi
les œuvres les plus importantes dans cette construction de cette maison des
hommes sur terre, il y a l’œuvre d’art qui n’est pas utilisée et donc échappe
totalement au processus de métabolisation qui frappe quand même l’œuvre
artisanale utilisée. D’où les musées, où les œuvres des anciens sont conservés,
le soin de la culture (prendre soin de) de l’homme cultivé qui réalise une
certaine forme de perfection de son humanité parce qu’il peut tenir la main des
anciens, des personnes qui ont fait l’effort de penser, de chercher le sens de
la vie humaine, de la représenter.
Il
y a ensuite un troisième domaine qui ne nous concerne pas trop mais qui est le
plus important pour elle, ce qu’elle appelle « la vie active » (par
opposition à la vie contemplative) : la participation à l’espace public
par l’action et la parole.
L’espace public chez les Grecs,
c’est l’agora, là où on discute, là où on prend des décisions, et c’est aussi
le théâtre, où on se rassemble pour voir une pièce, la juger, en discuter.
L’espace public en réalité c’est moins un lieu qu’une réalité humaine réalisée
par l’entrecroisement des points de vue. Il faut absolument entrer sur l’espace
public pour naître à soi comme être humain, c’est-à-dire être capable d’exister
et non seulement vivre. Et exister implique le regard de l’autre. C’est sur
l’espace publique que se révèle qui je suis et non ce que je suis (ce que je
suis c’est ce que la vie a fait de moi, tout ce qui me détermine, qui je suis a
toujours un sens éthique : quelqu’un de bien, un lâche, un salaud… )
Avoir
une parole individuelle, sur l’espace publique, implique que j’ai reçu une
craine culture, que j’ai été nourri des idées des autres, et qu’à ce contact je
découvre ma propre vision, et donc m’exerce à la parole, par quoi je me dis aux
autres, dans ma vision des choses.
La crise du monde moderne :
1)
Qu’est-ce qui a changé et quand ? Pour Hannah
Arendt, ce qui change c’est l’émergence dominante d’un esprit qui existait
auparavant de manière marginale et mal vue par les autres : le
philistinisme. Le mépris de tout ce
qui ne produit pas de la richesse, mépris des formes culturelles qui ne sont
pas monnayables : mépris de l’art .
C’est l’élévation de la notion d’utilité au rang de
valeur. Tout cela c’est lié au fait que, au XVIII° siècle, on découvre
l’origine de la richesse. Avant on croyait que c’était l’or, le métal précieux
qui faisait la richesse, et donc on allait en chercher dans le Nouveau Monde.
Puis on a cru que c’était la terre qui donne plus qu’elle ne reçoit. Avec Adam
Smith (le père de l’économie politique et du libéralisme économique), il y a
une adéquation entre travail humain et production de richesse.
La
notion de valeur s’est alors concentrée sur cette notion de richesse. La valeur
c’est la richesse, ou ce qui produit la richesse c’est-à-dire l’utile.
Et
on est encore dedans.
Quand
par exemple vous posez la question : pourquoi fais-tu cela ? Réponse
considérée comme satisfaisante : parce que c’est utile.
Hannah
Arendt déconstruit cela : d’abord parce que pendant longtemps ce n’a pas
été la réponse satisfaisante. La valeur était autre : la vie, le plaisir,
la beauté, l’honneur, le bien…
Pourquoi
fais-tu cela, parce que c’est beau. Parce que mon honneur est en jeu. Parce que
cela me procure beaucoup de plaisir.
La
réponse satisfaisante est liée à un système de valeur qui correspond exactement
à cette construction culturelle particulière qu’est une société, ou à une
construction philosophique personnelle. Pour Épicure par exemple, la valeur
c’est le plaisir, tout le reste en découle ou y mène (la beauté, le bien, la
santé…).
Quand
on dit « c’est utile », on entre dans une régression à l’infini, à
moins de rencontrer une autre valeur. Car dire « c’est utile » ne
peut être dit tout seul, l’utile est moyen, il y a donc une autre fin derrière.
Par
exemple, pourquoi aller en cours ? Parce que c’est utile pour avoir son
diplôme, et son diplôme c’est utile pour trouver du travail, et trouver du
travail c’est utile pour gagner de l’argent, et gagner de l’argent, c’est utile
pour… et là vous avez une vraie valeur (vivre ou faire des choses intéressante ou
plaisante, se construire, exister… ).
Heidegger
déjà expliquait que l’élévation de l’utile en valeur conduit à l’instrumentalisation
de tout, y compris de l’autre. Et c’est très grave parce que
l’instrumentalisation d’autrui n’est pas autre chose que la perversion,
l’envers de l’éthique. Si tu n’es pas utile, tu dégages ! Cela peut aller
jusqu’à l’euthanasie des handicapés, des vieux… de tous ceux qui ne sont pas
dans un processus productif.
Si
on remet l’utile à sa place, simple moyen d’aller aux vraies valeurs, on n’est
plus soumis à ce processus très dommageable.
2) Cela a pour
conséquence, l’hypertrophie de la société comme mode communautaire. Il y a différents types de communautés. La famille
c’est un mode particulier de communauté qui est fondé d’abord sur l’engagement
conjugal, puis parental, et sur le lien d’amour. La communauté politique, la
Cité des Grecs ou l’État moderne, c’est une communauté fondée sur
l’organisation et le règlement des relations entre les humains. La société,
c’est précis, c’est l’espace des échanges de biens et de service. C’est le lien
qui naît des échanges, du fait que le travail des uns est consommés par les
autres et vice-versa. C’est l’interdépendance économique. Pour Hannah Arendt la
société n’existe pas tant que cela dans l’Antiquité grecque, où la famille au
sens large est productrice de biens de consommation dans une autonomie, et où la
Cité politique crée un autre type de lien par la constitution d’un espace
public démocratique.
Pendant
longtemps, le travail n’était pas un fait généralisé. Il y avait ceux qui
travaillent et les autres. Et pour Hannah Arendt c’était bien parce que ceux
qui ne travaillent pas, ont le temps de penser, d’écrire, de constituer ces
œuvres qui sont elles-mêmes constitutives du monde. Dans le monde moderne, tout
le monde travaille, tout le monde est soumis au travail. Donc les œuvres des
écrivains par exemple sont soumises au goût des lecteurs, car l’écrivain gagne
sa vie ainsi.
Et
le pire c’est que le machinisme ne peut que conduire au chômage, et donc que le
travail se raréfie, dans un monde où l’être humain n’existe plus que par son
travail. C’est l’horreur économique et sociétale.
« L'époque moderne s'accompagne de la
glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la
société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise
donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier.
C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail,
et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus
enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté.
Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait
vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie
politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres
facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres
voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et,
parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour considérer
ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce
que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs
sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne
peut rien imaginer de pire. "
3) La
production de masse du monde industriel contemporain : la dévoration
par le processus vital de tout ce qui constituait le monde, des biens durables
produits par l’homo-faber
« Avec le besoin que nous avons de
remplacer de plus en plus vite les-choses-de-ce-monde qui nous entourent, nous
ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver
leur inhérente durabilité ; il nous faut consommer, dévorer pour ainsi
dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait des
« bonnes choses » de la nature qui se gâtent sans profit à moins
d’entrer rapidement dans le cycle incessant du métabolisme humain. (…) Les
idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la
stabilité, la durée, ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal
laborans. Nous vivons dans une société de travailleurs parce que le travail
seul, par son inhérente fertilité, a des chances de faire naître
l’abondance ; et nous avons changé l’œuvre en travail, nous l’avons brisé
en parcelles minuscules jusqu’à ce qu’elle se prête à une division où l’on
atteint le dénominateur commun de l’exécution la plus simple afin de faire
disparaître devant la force de travail (cette partie de la nature peut-être
même la plus puissante des forces naturelles) l’obstacle de la stabilité
« contre-nature », purement de-ce-monde, de l’artifice humain. »
(Condition de l’homme moderne)
Marie-Line Bretin
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