Texte de Friedrich Nietzsche extrait de son livre "Aurore" (1881)
« A l’individu, dans la
mesure où il cherche son bonheur, il ne faut donner aucun précepte sur le
chemin qui mène au bonheur : car le bonheur individuel jaillit selon des
lois propres, inconnues de tous, il ne peut être qu’entravé et arrêté par des
préceptes qui viennent du dehors. Les préceptes que l’on appelle
« moraux » sont en vérité dirigés contre les individus et ne veulent
absolument pas leur bonheur. Ces préceptes se rapportent tout aussi peu
« au bonheur et au bien de l’humanité » car il est absolument
impossible d’associer à ces mots des concepts précis et moins encore de s’en
servir comme d’un repère sur l’obscur océan des aspirations morales. C’est une
erreur de croire que le but inconscient dans l’évolution de chaque être
conscient (animal, homme, humanité) soit « son plus grand
bonheur » : il y a, au contraire sur toutes les échelles de
l’évolution, un bonheur particulier et incomparable à atteindre, ni supérieur
ni inférieur, mais précisément individuel (…) Ce n’est que si l’humanité avait
un but universellement reconnu que l’on pourrait exposer des impératifs, dans
la façon d’agir : provisoirement un pareil but n’existe pas. »
Quelques
éléments d’explication : Nietzsche insiste ici sur le fait qu’il est
impossible de définir des principes, des modes opératoires qui permettraient à
tous les hommes d’être heureux. Il y a bien des préceptes qui nous invitent à
adopter des comportements mais ce sont des préceptes moraux, lesquels nous
décrivent ce qui constitue une « bonne action ». Mais une bonne
action n’a rien à voir avec une attitude qui m’apporterait un bien-être stable.
La vertu n’est pas la sérénité. Il est impossible de faire du bonheur un
concept universel, donc il ne peut s’apprendre.
Texte
d’Aristote extrait de son livre « Ethique à Nicomaque » (IV siècle
avt JC)
« Mais sans doute
l’identification du bonheur et du Souverain Bien (accord du bonheur et de la
vertu) apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est
d’accord ; ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement
quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on
déterminait la fonction de l’homme. De même, en effet, que dans le cas d’un
joueur de flûte, d’un statuaire, ou d’un artiste quelconque, et en général pour
tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c’est dans la
fonction que réside, selon l’opinion courante, le bien, le
« réussi », on peut penser qu’il en est de même pour l’homme, s’il
est vrai qu’il y ait une certaine fonction spéciale à l’homme. Serait-il
possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité
à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de
toute œuvre à accomplir ? (…) Mais alors en quoi peut-elle
consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que
l’homme partage même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est
ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de
nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensible mais
celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux.
Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie
qui peut être envisagée, d’une part au sens où elle est soumise à la raison et,
d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la
pensée. »
Quelques
éléments d’explication : cette incompatibilité entre le bonheur et la morale,
c’est justement ce qu‘Aristote, bien avant que Nietzsche la soutienne, avait
contredit. Pour le philosophe grec, il est impossible d’être heureux sans être
vertueux. L’accomplissement de son bien être, c’est la perfection morale de son
être. On ne peut s’étonner dés lors, que la conclusion d’Aristote soit
évidemment à l’opposé de celle de Nietzsche. Etre heureux, c’est parvenir à la
réalisation de sa nature, mais encore faut-il que je sache en quoi consiste ma
nature et cela n’est possible qu’à la condition que je connaisse la fonction
que je dois assurer en tant que membre du genre humain. Pour Aristote « la
nature ne fait rien en vain ». L’accomplissement d’une plante réside dans
le fait de croître, celui de l’animal dans la réactivité, dans la sensibilité,
celui de l‘homme dans sa raison. Il s’ensuit logiquement qu’être heureux
revient à exercer sa raison. Non seulement, être heureux s’apprend mais nous
pourrions dire qu’en tant qu’activité de l’esprit, apprendre, c’est être
heureux
Texte d’Epicure extrait de « la lettre à Ménécée » (IVe -
IIIe siècle avant JC)
« C’est un grand bien,
croyons-nous, que de savoir se suffire à soi-même non pas qu’il faille toujours
vivre de peu en général, mais parce que si nous n’avons pas l’abondance, nous
saurons être contents de peu, bien convaincus que ceux-là jouissent le mieux de
l’opulence, qui en ont le moins besoin. Tout ce qui est naturel s’acquiert
aisément, malaisément ce qui ne l’est pas. Les saveurs ordinaires réjouissent à
l’égal de la magnificence dès lors que la douleur venue du manque est
supprimée. Le pain et l’eau rendent fort vif le plaisir, quand on en fut privé.
Ainsi l’habitude d’une nourriture simple et non somptueuse porte à la plénitude
de la santé, elle rend l’homme capable d’accomplir aisément ses occupations,
elle nous permet de mieux jouir des nourritures coûteuses quand, par
intermittence, nous nous en approchons, elle nous enlève toute crainte des
coups de la fortune. Partant, quand nous disons que le plaisir est le but de la
vie, il ne s’agit pas des plaisirs déréglés ni des jouissances luxurieuses
ainsi que le prétendent ceux qui ne nous connaissent pas, nous comprennent mal
ou s’opposent à nous. Par plaisir, c’est bien l’absence de douleur dans le
corps et de trouble dans l’âme qu’il faut entendre. Car la vie de plaisir ne se
trouve pas dans d’incessants banquets et fêtes, ni dans la fréquentation de
jeunes garçons et de femmes, ni dans la saveur des poissons et des autres plats
qui ornent les tables magnifiques, elle est dans un raisonnement vigilant qui
s’interroge sur les raisons d’un choix ou d’un refus, délaissant l’opinion qui
avant tout fait le désordre de l’âme. »
Quelques
éléments d’explication : ce n’est pas parce que le bonheur ne s’apprend
pas, selon Epicure qu’il n’est pas pour autant le résultat d’un « travail
sur soi », lequel consiste à savoir distinguer les désirs vains des
désirs naturels et parmi ceux-ci ceux qui sont seulement naturels et ceux qui
sont naturels et nécessaires. Il suffit de faire confiance au corps pour jouir
de sa capacité à nous faire ressentir clairement parmi les plaisirs ceux qui
nous enchaînent à d’autres plaisirs et ainsi nous enferment dans le cercle
vicieux d’une surenchère douloureuse (c’est finalement le processus même de
l’addiction) et ceux qui manifestent simplement le contentement de la chair
épanouie, reposée, auto-suffisante. Le bonheur s’apprend en ce sens qu’il se
travaille et s’expérimente mais il n’est pas l’objet d’une connaissance
intellectuelle (contrairement à Aristote)
Texte de Rousseau extrait de son livre « Rêverie du
promeneur solitaire. » (1778)
« Mais
s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer
tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le
passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le
présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de
succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de
plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence,
et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état
dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait,
pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais
d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide
qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent
à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon
bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac
agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur
le gravier. De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à
soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état
dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé
de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement
et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui
saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui
viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais
la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet
état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conserve
qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. »
Quelques
éléments d’explication : c’est une version à peine plus approfondie de
l’intuition d’Epicure que Jean-Jacques Rousseau décrit dans ce texte, notamment
parce qu’il situe la jouissance du bonheur dans le temps : Etre heureux,
c’est se satisfaire d’être là, jouir de l’existence dans son ressenti le plus
neutre, le plus épuré, le plus présent. Etre heureux se travaille, donc mais
dans la mesure où il s’agit de ne pas le chercher là où il n’est pas. Mais où
n’est-il pas ? La réponse est déconcertante de justesse et de
facilité : le bonheur n’est ni ailleurs, ni avant, ni après. Il est ici et
maintenant. Or il n’est rien de tout ce que nous vivons qui soit ailleurs
« qu’ici » ou dans un autre temps que « maintenant ». Le
bonheur est toujours efficient, partout, il suffit de se déconditionner de
l’habitude de le chercher ailleurs pour le trouver « ici ».
Texte de
J-M.G. Le Clézio extrait de « l’Extase matérielle » (1967)
« L’idée du bonheur
est le type même du malentendu. Pourquoi le bonheur ? Pourquoi faudrait-il
que nous soyons heureux ? De quoi pourrait bien se nourrir un sentiment si
général, si abstrait, et pourtant si lié à la vie quotidienne ? Quelque
soit l’idée qu’on s’en fait, le bonheur est simplement un accord entre le monde
et l’homme ; il est une incarnation. Une civilisation qui fait du bonheur
sa quête principale est vouée à l’échec et aux belles paroles. Il n’y a rien
qui justifie un bonheur idéal, comme il n’y a rien qui justifie un amour
parfait, absolu ou un sentiment de foi totale, ou un état de santé perpétuelle.
L’absolu n’est pas réalisable : cette mythologie ne résiste pas à la lucidité.
La seule vérité est d’être vivant, le seul bonheur est de savoir qu’on est
vivant.
L’absurdité des
généralisations des mythes et des systèmes, quels qu’ils soient, c’est la
rupture qu’ils supposent avec le monde vivant. Comme si ce monde-là n’était pas
assez vaste, pas assez tragique ou comique, pas assez insoupçonné pour
satisfaire aux exigences des passions et de l’intelligence. »
Quelques
éléments d’explication : en un sens, L’écrivain J-M.G. Le Clézio poursuit
l’idée de Jean-Jacques Rousseau mais il la met au « goût du jour » de
notre vie d’aujourd’hui saturée de toutes les tentations d’une société
d’abondance. « La seule vérité est d’être vivant, le seul bonheur de
savoir qu’on est vivant ». Une fois de plus on saisit bien la nécessité
d’un « déconditionnement », donc d’un travail à faire sur soi pour
être heureux mais nous en percevons aussi toute la difficulté. Vivant dans un
pays « riche », nous sommes « pauvres », précisément parce
que nous ne cessons de parler du bonheur, d’en faire l’idéal de notre
civilisation des plaisirs et rien n’est peut-être moins indiqué pour vivre une
expérience authentiquement que d’en parler. Il existe une intelligence de
l’expérimentation qui nous permettrait de jouir du bonheur, à condition que
nous nous retenions d’en faire un « mythe » ou d’en dramatiser la
« pseudo absence ». L’occidental n’est pas heureux mais il se venge
en cultivant une sorte de narcissisme du malheur de très mauvaise facture
(quantité d’écrivains médiocres se font reconnaître en usant ce
« filon » jusqu’à la fibre).
Conclusion :
« Be happy ! »
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