Nous avons récemment évoqué
en cours la distinction entre sens « transcendant et sens immanent ».
S’agit-il de donner au travail une dynamique sous le mouvement de laquelle il
participe à quelque chose qui le dépasse (transcendant) ou bien est-il question
de constituer « de toute pièce » au cœur de l’activité travailleuse
et par elle un sens qui nous permette de nous y installer, de nous faire
exister (plutôt que vivre) dans l’efficience même de l’ouvrage, voire de
l’œuvre dans laquelle nous investissons notre énergie (immanence) ?
Dans cette perspective, on
peut envisager de traiter d’abord le sens transcendant et d’envisager
successivement la thèse selon laquelle le travail permet à l’homme de se
dépasser, de participer à un progrès du genre humain, à un sens de l’histoire.
Or, la position de Karl Marx est ambiguë de ce point de vue là : si, comme
il a été vu en cours, il ne fait pas de doute que pour lui le travail,
l’évolution des forces productives est le moteur de l’histoire, il est en même
temps difficile de le situer dans cette première partie tant il n’inscrit jamais sa réflexion dans le cadre d’un
sens transcendant. C’est pourquoi il est beaucoup plus justifié d’évoquer
Hegel.
Certains aspects de la
philosophie du travail de Marx pourraient se concevoir comme inspirés de Hegel mais sans la transcendance. L’extrait
de « la phénoménologie de l’esprit » qui suit permet de rendre compte
de l’esprit de nuance qui distingue ces deux philosophies. Il convient de le
rapporter à « la dialectique du maître et de l’esclave » qui a
récemment été étudiée en cours :
« Le maître, qui ne travaille pas, ne produit
rien de stable en dehors de soi. Il détruit seulement les produits du travail
de l’Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives :
elles n’intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par
lui ; elles n’ont pas de vérité, de réalité objective révélée à tous.
Aussi, cette « consommation », cette jouissance oisive de maître, qui
résulte de la satisfaction « immédiate » du désir, peut tout ou plus
procurer quelque plaisir à l’homme (au maître) ; elle ne peut jamais lui
donner la satisfaction complète et définitive. Le travail est par contre un
Désir refoulé, un évanouissement arrêté ; ou en d’autres termes, il forme
et éduque. Le travail trans-forme le Monde et civilise, éduque l’homme. L’homme
qui veut ou doit travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à
consommer immédiatement l’objet brut.
Et l’esclave ne peut travailler pour le maître,
c’est-à-dire pour un autre que lui qu’en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ;
ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il
« sublime » ses instincts en les refoulant. D’autre part, il ne
détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la
chose en la transformant d’abord par le travail, il la prépare pour la
consommation, c’est-à-dire qu’il la forme. Dans le travail, il transforme les
choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le
monde en se transformant, en s’éduquant lui-même ; et il s’éduque, il se
forme, en transformant des choses et le monde. »
Le texte de Marx distribué
en cours portant sur la distinction entre la valeur et l’usage de la force de
travail peut par contre servir de référence, dans une deuxième partie, afin de
remettre en cause la possibilité pour le travailleur de donner du sens au
travail dans une économie capitaliste dont la dynamique est motivée par le
surtravail, c’est-à-dire l’extorsion de cette part de travail socialement
exigée du travailleur en plus de ce qui serait nécessaire à assurer sa vie.
Nous avons également évoqué
lors de la dernière séance des éléments susceptibles d’être utilisés pour la
partie 3 concernant un sens immanent au travail. Or, il existe un autre texte
de Marx (un grand merci à Marie Line Bretin pour cette référence) qui, non
seulement, s’inscrit parfaitement dans cette perspective mais entre étrangement
résonance avec de nouvelles formes de production qui aujourd’hui commence à
peine de faire parler d’elles (les « fab Lab » et la possibilité pour
chacun de nous de contrôler et d’activer la totalité du processus de production
– Tout le capitalisme repose sur la distinction entre les producteurs et les
propriétaires des moyens de production, or c’est précisément elle que les
« fab lab » rendent obsolète).
« Supposons, que nous produisions
comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa
production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon
individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la
jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation
de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme
une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2.
Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle
de satisfaire par mon travail un besoin humain de réaliser la nature humaine et
de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3. J’aurais conscience
de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti
par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de
toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4. J’aurais,
dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta
vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma
vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de
miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. »
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