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L’univers et l’universel (science et idéologie)
On pourrait dire, en un sens, qu’un
mathématicien ne « pense » pas en ce sens qu’il ne dit jamais
« je pense que… » (mais c’est justement dans ce « je pense
que… » que consiste l’idéologie). Ce qu’il avance dans son raisonnement,
c’est ce qu’il ne peut pas ne pas avancer. Toute logique repose sur
l’adéquation entre les prémisses et les conclusions : si x est en relation
avec y et y en relation avec z alors x est en relation avec z. S’il existe en
mathématiques un degré de certitude qui n’est comparable avec aucune autre
science voire discipline, c’est justement parce que rien n’y est
« idéologique ». Une connaissance de l’univers est possible dés lors
qu’elle est fondée sur une logique de déduction des phénomènes universelle,
formelle, rigoureusement appliquée, notamment sur le principe de
non-contradiction. Il existe des lois dans l’enchaînement des propositions
mathématiques et c’est l’absolue rigueur de ces lois qui donne le résultat
exact. Tout raisonnement purement mathématique est nécessairement juste
précisément parce que la nécessité qui rend possible la déduction de telle
proposition de telle autre est une nécessité universelle qui n’a aucun rapport avec les conditions particulières
d’une expérience, faite dans un endroit précis de l’univers.
Les idéologies nous proposent des
« lectures » de la réalité mais la science ne se laisse bercer par
aucun présupposé interprétatif, d’abord parce qu’elles ne suit, dans les
disciplines non expérimentales que des raisonnements entièrement logiques
fondés sur le principe de non-contradiction et ensuite parce qu’elle n’avance
rien dans les sciences expérimentales sans que cela ait été passé à l’épreuve
des faits et totalement réfuté si l’expérience a contredit l’hypothèse.
Galilée écrit : « la nature est un
livre écrit en langage mathématique. » Mesurer des grandeurs, des
extensions, des durées, des poids, etc, dans l’univers, les caractériser par
des symboles et appliquer à ces symboles les principes formels et universels
des mathématiques : tel est le travail et la clé des avancées
scientifiques selon lui et, avec lui, de toute la science moderne. La
connaissance de l’univers est possible dés lors que nous pénétrons la logique
des phénomènes, que nous mettons à jour les lois universelles qui les
gouvernent étant entendu que ces lois ne
sauraient être d’une autre nature que « rationnelles ». Le
présupposé de ce que l’on appelé, à partir de Galilée, la science moderne
réside donc dans l’évidente adéquation des principes mathématiques avec de ceux
de la physique, comme si l’univers ne pouvait pas obéir à d’autres lois que
celles, universelles, du raisonnement.
Mais c’est précisément sur ce point qu’il
convient de faire porter le problème. Dans cette représentation d’un univers
« un », identique à soi à
l’intérieur duquel tous les phénomènes sont, en droit, « lisibles »
et offerts à un mode de lecture scientifique, sommes-nous confrontés à la réalité
de ce qui nous entoure ou bien à la limite « configurationnelle » (on
pourrait presque dire « mentale ») de ce que nous pouvons en
saisir ? Que l’univers « soit », qu’il soit identique à
lui-même, n’est-ce pas la condition sine qua non de notre prise en
considération de toute réalité ? Comment pourrions-nous connaître ce dont
nous ne constituerions pas la nature en « objet » par le fait même de
notre connaissance ? Ce que
j’essaie de connaître, par le fait même que j’essaie de le connaître, est préalablement
posé comme « objet possible de connaissance ». Le propre de toute
connaissance scientifique consiste dans cette idée selon laquelle il est
possible de constituer un savoir objectif, rationnel et universel de la
« chose » observée. Mais que
l’univers soit « une chose », cela est très loin d’être
« évident ».
Pasteur affirme qu’on ne fait pas d’expérience
sans avoir une idée derrière la tête. Cela signifie qu’un expérimentateur
éprouve « une » hypothèse et qu’il l’interroge, par le biais de
l’expérience, conformément au principe de non-contradiction. La réalité
observée dans le déroulement de l’expérimentation l’est donc relativement à
« une » question. Mais c’est précisément cette polarisation de
l’attention du chercheur qui pose question.
Or, c’est précisément en elle
qu’Emmanuel Kant dans « la préface à la seconde édition de la critique
de la raison pure » fait consister la révolution de la science
moderne : « Ils comprirent
que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans
et qu’elles doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses
jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à
répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire à la
laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé
d’avance, nos observations ne se rattacheraient pas à une loi nécessaire, chose
que la raison demande et dont elle a besoin. »
La raison humaine ne saurait voir dans la
réalité quoi que ce soit d’autre qu’elle-même, autant dire un univers et non
pas un chaos, car si elle le faisait, elle serait réduite à « prendre
acte » de faits aléatoires se produisant ici ou là sans qu’il se rattache
à une loi, c’est-à-dire sans que l’on puisse discerner dans tout ceci la logique
d’un sens, l’efficience d’une lisibilité. On pourrait dire que Kant revendique
et légitime sans état d’âme ce protocole expérimental par le biais duquel la
raison se présuppose elle-même dans sa prise de contact avec la réalité.
Celle-ci est bel et bien présente mais elle ne l’est qu’en tant qu’elle est
préalablement interrogée par une question. L’expérience
« tranche » ; en même temps elle n’effectue cette fonction
décisive que sur le fond d’une hypothèse rationnelle formulée par un esprit
humain. L’image utilisée par Kant est, de ce point de vue très
parlante : « Il
faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses
principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux
l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après
ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, non comme un écolier
qui apprend de son maître mais, au contraire,
comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il
leur pose ».
Nous ne
pouvons rien apprendre de la nature en « restant passifs ». Galilée,
grâce à l’expérience, nous a prouvé à quel point il fallait
« tenter », « tester » des « possibilités ». La
réalité extérieure n’a rien à nous dire, mais elle peut répondre. Nous savons
bien néanmoins qu’un juge ne pose de questions aux témoins qu’à partir d’une
« affaire » et qu’il ne les interrogera qu’en fonction de la
nécessité qui est la sienne de savoir si l’accusé est coupable ou pas. Le
témoin est libre de répondre mais seulement dans le cadre imposé par la
question, de telle sorte que toute personne assistant à l’interrogatoire
percevra bien, quelque soit la réponse, l’implicite d’où elle est issue. Que ce
soit l’avocat de la défense ou le procureur qui interviewe le témoin suffit à
influencer les jurés qui perçoivent plus ou moins inconsciemment le parti pris
d’où s’exprime l’interrogateur. Ce qui va faire pencher la balance d’un côté ou
de l’autre est finalement moins la réponse que l’habileté de la question à
faire sortir de la bouche du témoin le détail conforme à l’hypothèse d’où elle
part. Dans un procès, on n’assiste donc en aucune manière à l’éclatement de la
vérité mais on mesure le « métier » des avocats, on subit l’influence
de leur capacité à imprimer aux faits et aux réponses des témoins un mouvement,
un « tour » favorable à ce qu’ils sont chargés de prouver, étant
entendu qu’ils le sont « par leur fonction ». « Dites la vérité,
rien que la vérité, dites : « je le jure » » : cette
formulation devrait être, en toute rigueur, suivi de cet avertissement :
(« Dites la vérité » impartiale…. en répondant à des questions
partiales, arbitraires).
L’inquisition,
au moyen-âge, soumettait à « la question » l’accusé en le torturant,
c’est-à-dire en posant des questions à la personne soupçonnée sous la pression
d’une telle violence physique qu’il finissait évidemment par se conformer à
l’hypothèse de sa culpabilité. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, dans les
pays « libres », mais peut-être sommes-nous moins, de ce fait, attentifs
à la violence mentale de toute interrogatoire qui ne peut pas se concevoir sans
que les questions ne soient fondamentalement intéressées. Quelque soit le contexte, toute question importe moins
par sa réponse que par l’implicite à partir duquel elle se pose (dans quelle
mesure, toute question ne reviendrait pas nécessairement à une « fausse
question »), et cet implicite, dans le contexte de l’expérimentation
scientifique, est un univers rationnel, lisible, donc prévisible. C’est
l’univers de Laplace : « Nous devons envisager l'état présent de
l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui
va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les
forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la
composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à
l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands
corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain
pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
La rencontre
de l’hypothèse scientifique avec « ce qui n’est pas elle », soit la
nature, est donc problématique dans la mesure où la parfaite cohérence avec
elle-même, c’est-à-dire l’efficience en elle d’une rationalité intrinsèque
capable d’englober la réponse de l’expérience dans la visée de son préalable
semble non seulement manifeste mais clairement revendiquée par Emmanuel Kant.
Nous n’obtenons rien de la nature si premièrement, nous ne partons pas du
principe qu’elle est questionnable rationnellement et deuxièmement nous ne lui
posons pas expérimentalement ces questions sous la forme d’hypothèses
auxquelles elle est « sommée » de répondre, mais aussi efficace qu’il
puisse être dans sa capacité à nous donner la connaissance des lois de
l’univers, ce principe n’en est pas moins un « parti-pris »: celui
que la nature est universelle. Que
ces lois fonctionnent, cela ne prouve pas nécessairement que l’univers est
rationnel mais plutôt que nous ne pouvons pas connaître la nature sans la
présupposer « une ».
Mais alors la
thèse de la falsifiabilité soutenue par Karl Popper devient elle-même discutable dans la mesure
où c’est précisément l’argument qu’il invoque pour distinguer la science de
l’idéologie, soit le « non » de l’expérience, qui nous apparaît
maintenant comme éminemment suspect. Le « non » de l’expérience
n’est décisif que « relativement » à la question de l’hypothèse.
Questionnée, la nature ne peut se soustraire à cet arbitraire scientifique qui
lui impose comme un « prérequis » le fait d’être questionnable,
c’est-à-dire finalement d’être un Univers et non un chaos, et cela est vrai,
que la réponse soit oui ou non. Il est vrai que le chercheur n’avance rien
qu’il ne puisse fonder sur des faits, mais c’est dans l’exacte mesure où le
scientifique se soumet totalement au verdict qu’il libère son arbitraire dans
la dictature du procès. Que la nature
ait à répondre à des questions, cela n’est pas évident, et c’est bien d’une
certaine manière, ce que l’expérience des fentes de Young manifeste
explicitement. L’efficience d’une idéologie scientifique ne se manifeste pas
dans la réponse de la nature mais dans le fait, qu’elle s’accorde
arbitrairement à elle-même de plein droit, de poser un certain style de
questions qui ne peut entraîner qu’un certain style de réponses.
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