dimanche 6 avril 2014

"Une connaissance de l'Univers est-elle possible?"



Dés que nous évoquons l’Univers, nous posons l’existence d’une réalité dans laquelle nous nous situons et dont les dimensions sont incommensurables (impossibles à mesurer) avec notre finitude. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » dit Pascal. L’univers c’est l’omniprésence : rien ne peut être ailleurs qu’en lui, c’est « le fait d’être là » de toute chose, de tout être, de tout « donné », autant dire que c’est à la fois l’idée même d’une réalité exorbitante à toute représentation par la vision ou l’imagination « et » l’évidence incontournable de cette efficience commune à tout ce qui « est », d’être au moins lié, en toute dernière instance par le fait d’être « là ». Qu’un phénomène se produise induit nécessairement qu’il se produise quelque part et qu’il soit lié par ce « quelque part » à d’autres phénomènes auxquels il devient possible de le rapporter en tant que pris comme lui dans un rapport de cause et d’effet. Rien ne saurait s’effectuer sans cause parce que rien ne se réalise ailleurs que « là ». Aussi distincts, éloignés que puissent être deux phénomènes, ils « sont ». L’univers, c’est finalement cette affirmation d’un lieu commun de l’être, c’est-à-dire  d’une efficience référentielle et universelle du fait d’être des phénomènes par le biais de laquelle le mode opératoire selon lequel tel fait est apparu « ici » est légitimement rapportable au mode opératoire de tel autre fait étant apparu « là » parce que cet ici et ce là sont fondamentalement constitués d’un fond de texture qui est nécessairement le « même » : l’univers. Nous sommes donc à la fois perdus en lui et rassurés à l’idée qu’il demeure en tout lieu identique à lui-même, de telle sorte qu’aussi incommensurable qu’il soit « en fait » il se manifeste à nous comme continûment offert à un travail de « connaissance en droit ».

 Le même Pascal peut donc, sans se contredire par rapport à la citation précédente, affirmer : « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point. Par la pensée, je le comprends. » Que l’univers soit, c’est tout à la fois ce qui nous écrase et ce qui constitue le « primum movens » (la première impulsion) de la notion même de connaissance, car nous ne voyons pas comment une connaissance serait possible dans un milieu qui ne se caractériserait pas par l’efficience d’une intégrité, d’une identité fondamentale à soi-même. Le terme d’intelligence vient du latin « inter legere », lire (legere) ce qui est « entre » (inter), discerner les liens entre les phénomènes, mais encore faut-il que la réalité observée nous donne la possibilité d’y relever l’efficience de ses liens, ce qu’il ne saurait faire à moins d’être un « uni »-vers. L’univers est-il une réalité donnée, irrécusable, ou un postulat, une supposition justifiée par la nécessité « humaine » qu’une connaissance scientifique des phénomènes soit possible ? Qu’une connaissance de l’Univers soit possible : n’est-ce pas ce qui tend à dissimuler, autant que cela se peut, le fait qu’une intuition du chaos est, à tout instant, réelle ? L’univers est-il objet de science ou ce qui, au sens propre du terme, lui tient « lieu » d’être ?


1) Science et mythologie : de la Cosmogonie à la Cosmologie


L’idée selon laquelle le rapport que nous entretenons avec l’univers dans lequel nous vivons peut être un rapport de « connaissance » est finalement assez récente dans l’histoire de l’humanité. Il est possible de la faire remonter à l’utilisation par les grecs du mot « cosmos » qui désigne un monde régi par des lois. Ce n’est pas que les égyptiens, ni bien d’autres peuples avant eux n’aient pas déjà collecté beaucoup d’informations sur les étoiles, les planètes, la météorologie, la médecine, etc, c’est que tout cela ne faisait que s’articuler autour d’une vision fondamentalement mythologique de la nature, des astres et du monde. Pour les égyptiens, le soleil était un Dieu : « Aton ». Cela signifie que la première modalité d’explication de l’existence de ce tout qu’est l’univers est la religion, le sacré. Dans l’Illiade, l’alternance de victoires et de défaites de chacun des deux camps est scandée par le jeu des influences contradictoires des Dieux et des Déesses auprès de Zeus. On peut bien expliquer la guerre à un niveau « humain » par le courage d’un tel ou la stratégie d’un tel, le dernier mot reste aux dieux et ce sont eux, les relations de pouvoir autour du « décideur » dans l’Olympe qui déterminent les faits. L’idée selon laquelle nous pourrions connaître l’univers, c’est-à-dire le ramener à des lois qui expliqueraient rationnellement la totalité des faits qui s’y déroulent sans avoir jamais à effectuer ce saut dans l’absolu qu’est la croyance à une volonté surnaturelle ne commence à voir le jour qu’ au 5e siècle avant JC à Athènes et encore convient-il de relativiser cette affirmation tant il est vrai que les différentes disciplines scientifiques voyant le jour à cette époque sont encore très largement baignées dans une considération mythologique de l’univers.


Or, ce qui est commun au mythe et à la science est finalement que l’univers existe comme un « tout », comme un ensemble ordonné dont on peut comprendre les mécanismes. « Rien ne se produit sans cause », pour les mythes comme pour la science, et si ces deux modalités de considération du monde différent quant à l’origine première de l’univers, elles n’en suivent pas moins communément le fil d’une réalité « lisible », compréhensible, réductible à des rapports de causalité, et c’est finalement cela « l’univers ». Que l’on crée des récits mythologiques ou que l’on fasse des calculs et des expériences, on ne participe pas moins dans l’une de ces activités que dans l’autre à rendre compte de ceci que la réalité est une dimension régie par des relations nécessaires. La connaissance de toutes les relations qui constituent l’univers n’est pas réelle mais elle n’en est pas moins secrètement à l’œuvre dans toute démarche scientifique. Aucun travail ne verrait le jour dans ce domaine sans se concevoir lui-même comme ayant à prendre place au cœur d’un enchevêtrement de relations au sein duquel « en droit » tout est « explicable », réductible à des relations prévisibles de causes et d’effets.
Cela signifie que tout travail scientifique part  d’un postulat qui constitue aussi son horizon et qu’il ne fait donc que tendre vers l’idéal même d’où il part comme d’une idée acquise : « étant entendu que l’univers est, prouvons que l’univers est. » Aucune procédure scientifique ne se conçoit donc sur un autre fond que celui d’une connaissance de l’univers « possible » mais alors la question se pose de savoir si quoi que ce soit de ses travaux peut prétendre à un autre statut que celui-là même de « possible ». Que l’univers soit, c’est-à-dire que la totalité des phénomènes qui se produisent soient tous liés les uns aux autres dans l’efficience d’une seule texture commune et unifiée, est-ce ce que la science rend sans discussion « réel » ou ce dont elle constitue le récit comme « possible », prolongeant ainsi l’œuvre du mythe par d’autres moyens. Clausewitz a dit de la guerre qu’elle était « la continuation de la politique par d’autres moyens. » Nous pourrions reprendre cette formulation en nous posant la question de savoir si « la science est la continuation du mythe par d’autres moyens ».

2) Ce qui définit la Science est la connaissance « possible » de l’univers (Popper)


 L’univers est-il réellement le lieu dans lequel une connaissance entreprend de l’expliquer, de le résoudre en équations ou bien est-il une fiction régulatrice qui donne  arbitrairement « lieu d’être » à cette connaissance. Quelque chose de la cosmologie n’a pas « lieu d’être » dans la mesure où l’on ne voit pas comment nous pourrions totaliser dans une connaissance ce qui nous contient nous dans notre situation, mais il n’est pas bien sûr non plus que le propre de la connaissance, à l’image de ce que Pascal dit de la pensée, ne puisse comprendre ce qui la comprend. Ce qui donne à cette question un tour problématique particulièrement vif réside dans ce fait que la notion même de connaissance de l’univers est aussi incontournable en droit qu’impossible en fait. Elle définit donc à la fois ce sans quoi l’idée même de science n’aurait pas le moindre sens (donc son horizon) mais tout aussi bien ce à partir de quoi la science se donne comme principe de l’effectuer négativement par l’expérience (l’universel, c’est justement ce qui interdit à la théorie validée par l’expérimentation de se dire « vraie » (Popper)). Il n’est pas de démarche scientifique qui soit concevable sur la base d’un autre fondement que celui d’une connaissance universelle, mais, en même temps, il n’est rien qui soit plus inaccessible à la science que cette connaissance universelle de l’univers. Se pourrait-il donc que cette idée d’une connaissance de l’Univers soit comme le point aveugle de la science, c’est-à-dire ce dont le possible la définit et la « soulève », ainsi qu’on le dirait d’une lame de fond, d’un mouvement globalisant qui finalement la cantonne elle-même à n’être qu’une possibilité, c’est-à-dire que le développement d’une rationalité entre les deux moments d’un seul énoncé performatif : « que l’univers soit et l’univers fut ! » ?


On peut en effet ramener toute démarche scientifique à trois idéaux : descriptif (observer l’univers), prescriptif (définir les lois de l’univers) et prédictif (prévoir les phénomènes de l’univers). Un astronome n’observe jamais un phénomène sans le référer à l’efficience de la loi dont il est le résultat et sans tenter à partir de la possibilité de cette loi une nouvelle observation expérimentale qui infirmera ou confirmera l’hypothèse. Or, nous devons à Karl Popper d’avoir clairement défini le statut de l’hypothèse confirmée comme « possible ». La validation de la théorie par l’expérimentation ne la fait aucunement passer une fois pour toutes du côté du réel, tout simplement parce qu’il n’existe pas d’expérience cruciale, c’est-à-dire d’expérience qui, d’avoir été une fois probante, pourrait poser la thèse envisagée comme juste « toutes les fois », c’est-à-dire vraie. L’universel n’est pas expérimentable. C’est justement le propre de la science selon Popper que de maintenir constamment la théorie dans les limites du possible. La connaissance de l’univers n’est « scientifiquement » que possible parce que l’idéal d’universalité vers lequel elle tend produit un effet de limitation à l’égard de l’expérimentation par l’entremise de laquelle cette connaissance se réalise.
D’une connaissance de l’univers qui ne se passerait pas elle-même à l’épreuve de cette confrontation avec le réel qu’est l’expérience nous dirions qu’elle est illusoire et abstraite, mais d’une connaissance qui ne dépasserait jamais du cadre exigu de « l’ici maintenant » d’une expérience donnée, nous dirions qu’elle est absurde, en s’assimilant à une sorte de collecte de faits reliés les uns aux autres par des « et » et non par des « parce que ». De cette contradiction entre l’idée régulatrice d’un univers traversé et réglé par des lois universelles et la spécificité d’une expérience exprimant dans des conditions données un accord ou un désaccord avec l’hypothèse d’une loi naît cette zone, cette marge de manœuvre et de plausibilité qui définit, selon Karl Popper, la science même. Le propre de la science est d’émettre des énoncés falsifiables, c’est-à-dire de ne rien affirmer hors de cette zone qui, de l’expérimentation réussie à l’universalité impossible, circonscrit ce que l’on pourrait appeler « une frange de probabilité » ou « l’efficience d’un « peut-être » ». Il n’est donc pas de théorie scientifique concernant l’univers qui ne soit à la merci d’une expérience susceptible de la réfuter, et d’avoir été une fois invalidée par l’expérimentation, l’hypothèse le sera toutes les fois. Toute théorie est un « essai » d’explication des faits par des lois qui se rapprochent le plus possible d’une exactitude universelle mais sur le modèle de la courbe asymptotique. On pourrait dire de la science qu’elle n’en finit jamais d’essayer d’être vraie, c’est-à-dire universelle en ne se plaçant jamais ailleurs que dans « cette zone à haut risque d’être fausse » qu’est l’expérience.


Si le marxisme n’est pas selon Popper, une science, c’est précisément parce qu’il se situe à un niveau d’explication du monde qui ne prend pas le risque de sa falsification. C’est toute la différence entre la science et l’idéologie selon lui. Une idéologie interprète les phénomènes au gré de prises de parti qui sont infalsifiables, c’est-à-dire qui ne s’offrent pas à l’évidence réelle de leur éventuelle réfutation. Toute science est connaissance, c’est-à-dire qu’elle ne reconnaît comme valide (et non vrai) que ce qui a été conforté par une expérience. Même dans les sciences non expérimentales, comme les mathématiques pures, tout ce qui est affirmé est prouvé. Le propre de la science réside dans le refus de toute intuition, révélation, affirmation gratuite. 


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