Dés que nous évoquons
l’Univers, nous posons l’existence d’une réalité dans laquelle nous nous
situons et dont les dimensions sont incommensurables (impossibles à mesurer) avec
notre finitude. « Le silence éternel
de ces espaces infinis m’effraie » dit Pascal. L’univers c’est
l’omniprésence : rien ne peut être ailleurs qu’en lui, c’est « le
fait d’être là » de toute chose, de tout être, de tout « donné »,
autant dire que c’est à la fois l’idée même d’une réalité exorbitante à toute
représentation par la vision ou l’imagination « et » l’évidence
incontournable de cette efficience commune à tout ce qui « est »,
d’être au moins lié, en toute dernière instance par le fait d’être
« là ». Qu’un phénomène se produise induit nécessairement qu’il se
produise quelque part et qu’il soit lié par ce « quelque part » à
d’autres phénomènes auxquels il devient possible de le rapporter en tant que
pris comme lui dans un rapport de cause et d’effet. Rien ne saurait s’effectuer
sans cause parce que rien ne se réalise ailleurs que « là ». Aussi
distincts, éloignés que puissent être deux phénomènes, ils « sont ».
L’univers, c’est finalement cette affirmation d’un lieu commun de l’être, c’est-à-dire d’une efficience référentielle et universelle du
fait d’être des phénomènes par le biais de laquelle le mode opératoire selon
lequel tel fait est apparu « ici » est légitimement rapportable au
mode opératoire de tel autre fait étant apparu « là » parce que cet
ici et ce là sont fondamentalement constitués d’un fond de texture qui est nécessairement le
« même » : l’univers. Nous sommes donc à la fois perdus en lui
et rassurés à l’idée qu’il demeure en tout lieu identique à lui-même, de telle sorte qu’aussi incommensurable qu’il
soit « en fait » il se manifeste à nous comme continûment offert à un
travail de « connaissance en droit ».
Le même Pascal peut donc, sans
se contredire par rapport à la citation précédente, affirmer : « Par l’espace, l’univers me comprend
et m’engloutit comme un point. Par la pensée, je le comprends. » Que
l’univers soit, c’est tout à la fois ce qui nous écrase et ce qui constitue le
« primum movens » (la première impulsion) de la notion même de
connaissance, car nous ne voyons pas comment une connaissance serait possible
dans un milieu qui ne se caractériserait pas par l’efficience d’une intégrité,
d’une identité fondamentale à soi-même. Le terme d’intelligence vient du latin
« inter legere », lire (legere) ce qui est « entre »
(inter), discerner les liens entre les phénomènes, mais encore faut-il que la
réalité observée nous donne la possibilité d’y relever l’efficience de ses
liens, ce qu’il ne saurait faire à moins d’être un « uni »-vers. L’univers est-il une réalité donnée,
irrécusable, ou un postulat, une supposition justifiée par la nécessité
« humaine » qu’une connaissance scientifique des phénomènes soit
possible ? Qu’une connaissance de
l’Univers soit possible : n’est-ce pas ce qui tend à dissimuler, autant
que cela se peut, le fait qu’une intuition du chaos est, à tout instant,
réelle ? L’univers est-il objet de science ou ce qui, au sens propre du
terme, lui tient « lieu » d’être ?
L’idée selon laquelle le
rapport que nous entretenons avec l’univers dans lequel nous vivons peut être
un rapport de « connaissance » est finalement assez récente dans
l’histoire de l’humanité. Il est possible de la faire remonter à l’utilisation
par les grecs du mot « cosmos » qui désigne un monde régi par des
lois. Ce n’est pas que les égyptiens, ni bien d’autres peuples avant eux
n’aient pas déjà collecté beaucoup d’informations sur les étoiles, les
planètes, la météorologie, la médecine, etc, c’est que tout cela ne faisait que
s’articuler autour d’une vision fondamentalement mythologique de la nature, des
astres et du monde. Pour les égyptiens, le soleil était un Dieu :
« Aton ». Cela signifie que la première modalité d’explication de
l’existence de ce tout qu’est l’univers est la religion, le sacré. Dans
l’Illiade, l’alternance de victoires et de défaites de chacun des deux camps
est scandée par le jeu des influences contradictoires des Dieux et des Déesses
auprès de Zeus. On peut bien expliquer la guerre à un niveau
« humain » par le courage d’un tel ou la stratégie d’un tel, le
dernier mot reste aux dieux et ce sont eux, les relations de pouvoir autour du
« décideur » dans l’Olympe qui déterminent les faits. L’idée selon
laquelle nous pourrions connaître l’univers, c’est-à-dire le ramener à des lois
qui expliqueraient rationnellement la totalité des faits qui s’y déroulent sans
avoir jamais à effectuer ce saut dans l’absolu qu’est la croyance à une volonté
surnaturelle ne commence à voir le jour qu’ au 5e siècle avant JC à
Athènes et encore convient-il de relativiser cette affirmation tant il est vrai
que les différentes disciplines scientifiques voyant le jour à cette époque
sont encore très largement baignées dans une considération mythologique de
l’univers.
Or, ce qui est commun au
mythe et à la science est finalement que l’univers existe comme un
« tout », comme un ensemble ordonné dont on peut comprendre les
mécanismes. « Rien ne se produit sans cause », pour les mythes comme
pour la science, et si ces deux modalités de considération du monde différent
quant à l’origine première de l’univers, elles n’en suivent pas moins
communément le fil d’une réalité « lisible », compréhensible,
réductible à des rapports de causalité, et c’est finalement cela
« l’univers ». Que l’on crée des récits mythologiques ou que l’on
fasse des calculs et des expériences, on ne participe pas moins dans l’une de
ces activités que dans l’autre à rendre compte de ceci que la réalité est une
dimension régie par des relations nécessaires. La connaissance de toutes les relations qui constituent l’univers n’est
pas réelle mais elle n’en est pas moins secrètement à l’œuvre dans toute
démarche scientifique. Aucun travail ne verrait le jour dans ce domaine
sans se concevoir lui-même comme ayant à prendre place au cœur d’un
enchevêtrement de relations au sein duquel « en droit » tout est
« explicable », réductible à des relations prévisibles de causes et
d’effets.
Cela signifie que tout
travail scientifique part d’un postulat
qui constitue aussi son horizon et qu’il ne fait donc que tendre vers l’idéal
même d’où il part comme d’une idée acquise : « étant entendu que
l’univers est, prouvons que l’univers est. » Aucune procédure scientifique
ne se conçoit donc sur un autre fond que celui d’une connaissance de l’univers « possible »
mais alors la question se pose de savoir si quoi que ce soit de ses travaux
peut prétendre à un autre statut que celui-là même de « possible ».
Que l’univers soit, c’est-à-dire que la totalité des phénomènes qui se
produisent soient tous liés les uns aux autres dans l’efficience d’une seule
texture commune et unifiée, est-ce ce que la science rend sans discussion
« réel » ou ce dont elle constitue le récit comme
« possible », prolongeant ainsi l’œuvre du mythe par d’autres moyens.
Clausewitz a dit de la guerre qu’elle était « la continuation de la
politique par d’autres moyens. » Nous pourrions reprendre cette
formulation en nous posant la question de savoir si « la science est la continuation du mythe par d’autres
moyens ».
L’univers est-il réellement le lieu dans
lequel une connaissance entreprend de l’expliquer, de le résoudre en équations
ou bien est-il une fiction régulatrice qui donne arbitrairement
« lieu d’être » à cette connaissance. Quelque chose de la cosmologie
n’a pas « lieu d’être » dans la mesure où l’on ne voit pas comment
nous pourrions totaliser dans une connaissance ce qui nous contient nous dans
notre situation, mais il n’est pas bien sûr non plus que le propre de la
connaissance, à l’image de ce que Pascal dit de la pensée, ne puisse comprendre
ce qui la comprend. Ce qui donne à cette question un tour problématique
particulièrement vif réside dans ce fait que la notion même de connaissance de
l’univers est aussi incontournable en droit qu’impossible en fait. Elle définit
donc à la fois ce sans quoi l’idée même de science n’aurait pas le moindre sens
(donc son horizon) mais tout aussi bien ce à partir de quoi la science se donne
comme principe de l’effectuer négativement par l’expérience (l’universel, c’est
justement ce qui interdit à la théorie validée par l’expérimentation de se dire
« vraie » (Popper)). Il n’est
pas de démarche scientifique qui soit concevable sur la base d’un autre
fondement que celui d’une connaissance universelle, mais, en même temps, il
n’est rien qui soit plus inaccessible à la science que cette connaissance
universelle de l’univers. Se pourrait-il donc que cette idée d’une
connaissance de l’Univers soit comme le point aveugle de la science,
c’est-à-dire ce dont le possible la définit et la « soulève », ainsi
qu’on le dirait d’une lame de fond, d’un mouvement globalisant qui finalement
la cantonne elle-même à n’être qu’une possibilité, c’est-à-dire que le
développement d’une rationalité entre les deux moments d’un seul énoncé
performatif : « que l’univers soit et l’univers
fut ! » ?
On peut en effet ramener
toute démarche scientifique à trois idéaux : descriptif (observer l’univers),
prescriptif (définir les lois de l’univers) et prédictif (prévoir les
phénomènes de l’univers). Un astronome n’observe jamais un phénomène sans le
référer à l’efficience de la loi dont il est le résultat et sans tenter à
partir de la possibilité de cette
loi une nouvelle observation expérimentale qui infirmera ou confirmera
l’hypothèse. Or, nous devons à Karl Popper d’avoir clairement défini le statut
de l’hypothèse confirmée comme « possible ». La validation de la
théorie par l’expérimentation ne la fait aucunement passer une fois pour toutes
du côté du réel, tout simplement parce qu’il n’existe pas d’expérience
cruciale, c’est-à-dire d’expérience qui, d’avoir été une fois probante,
pourrait poser la thèse envisagée comme juste « toutes les fois »,
c’est-à-dire vraie. L’universel n’est pas expérimentable. C’est justement le
propre de la science selon Popper que de maintenir constamment la théorie dans
les limites du possible. La connaissance de l’univers n’est
« scientifiquement » que possible parce que l’idéal d’universalité
vers lequel elle tend produit un effet de limitation à l’égard de
l’expérimentation par l’entremise de laquelle cette connaissance se réalise.
D’une connaissance de
l’univers qui ne se passerait pas elle-même à l’épreuve de cette confrontation
avec le réel qu’est l’expérience nous dirions qu’elle est illusoire et
abstraite, mais d’une connaissance qui ne dépasserait jamais du cadre exigu de
« l’ici maintenant » d’une expérience donnée, nous dirions qu’elle
est absurde, en s’assimilant à une sorte de collecte de faits reliés les uns
aux autres par des « et » et non par des « parce que ». De
cette contradiction entre l’idée régulatrice d’un univers traversé et réglé par
des lois universelles et la spécificité d’une expérience exprimant dans des
conditions données un accord ou un désaccord avec l’hypothèse d’une loi naît
cette zone, cette marge de manœuvre et de plausibilité qui définit, selon Karl
Popper, la science même. Le propre de la science est d’émettre des énoncés
falsifiables, c’est-à-dire de ne rien affirmer hors de cette zone qui, de
l’expérimentation réussie à l’universalité impossible, circonscrit ce que l’on
pourrait appeler « une frange de probabilité » ou « l’efficience
d’un « peut-être » ». Il n’est donc pas de théorie scientifique
concernant l’univers qui ne soit à la merci d’une expérience susceptible de la
réfuter, et d’avoir été une fois invalidée par l’expérimentation, l’hypothèse
le sera toutes les fois. Toute théorie est un « essai » d’explication
des faits par des lois qui se rapprochent le plus possible d’une exactitude
universelle mais sur le modèle de la courbe asymptotique. On pourrait dire de
la science qu’elle n’en finit jamais d’essayer d’être vraie, c’est-à-dire
universelle en ne se plaçant jamais ailleurs que dans « cette zone à haut risque d’être fausse » qu’est
l’expérience.
Si le marxisme n’est pas
selon Popper, une science, c’est précisément parce qu’il se situe à un niveau
d’explication du monde qui ne prend pas le risque de sa falsification. C’est
toute la différence entre la science et l’idéologie selon lui. Une idéologie
interprète les phénomènes au gré de prises de parti qui sont infalsifiables,
c’est-à-dire qui ne s’offrent pas à l’évidence réelle de leur éventuelle
réfutation. Toute science est connaissance, c’est-à-dire qu’elle ne reconnaît
comme valide (et non vrai) que ce qui a été conforté par une expérience. Même
dans les sciences non expérimentales, comme les mathématiques pures, tout ce
qui est affirmé est prouvé. Le propre de la science réside dans le refus de
toute intuition, révélation, affirmation gratuite.
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