Il nous est tous arrivé, à la suite d’un échec,
d’un drame, ou simplement d’un sentiment de lassitude dans notre vie
sentimentale, professionnelle, familiale, sociale, d’avoir envie de tout
plaquer, de changer « tout » : de ville, de pays, de métier,
d’entourage, et pourquoi pas de nom, afin de prendre ce que l’on appelle
« un nouveau départ ». De façon plus ou moins consciente, ce genre de
décision repose sur l’idée selon laquelle un changement radical d’environnement
humain, social et géographique sera de nature à relancer quelque chose de nous
qui sera, d’une certaine façon, « plus nous » ou du moins qui nous
sortira d’un engourdissement, d’une stagnation, d’un sommeil, d’une forme plus
ou moins avérée « d’existence anesthésiée ». C’est comme si nous
n’éprouvions plus de véritable appétit à exister et nous misons alors sur une
transformation complète des conditions extérieures de notre vie afin
paradoxalement de renouer avec elle, c’est-à-dire avec « une structure
d’existence », un fond d’attitude plus pur, brut et finalement
« basique » dans lequel réellement, simplement, nous consistons.
Changer de vie suppose donc d’abord que nous
nous sentions moins vivants et que la pression de la mort se manifeste à nous comme
un visage traversé d’un rictus ironique et cruel, une expression nous renvoyant
à la certitude de sentir la fin de plus en plus proche sans jouir du sentiment
« d’avoir tout donné », d’être exactement maintenant ce qu’on était
censé être au regard d’un certain potentiel, d’une envie, d’un désir auquel on
a renoncé au fur et à mesure que les engagements, les responsabilités, les
devoirs se sont accumulés dans notre vie d’adulte. Quelque chose de confus se
manifeste alors à notre conscience, c’est la réalisation du caractère éphémère
et artificiel de tous les engouements que nous avons éprouvés pour telle ou
telle pratique, personne ou événement. Se pourrait-il que le fait d’exister
soit par lui-même l’expérience pure, raffinée au sens le plus chimique du
terme, c’est-à-dire ramenée à ses éléments simples, d’une passion sans objet , comme si rien ne pouvait vraiment,
authentiquement nous passionner dans la vie que l’efficience pure de la vivre. Nous
voudrions alors changer de vie non plus en vue de tel ou tel objectif mais sous
la pression d’une irrésistible nécessité dans laquelle se libèrent à la fois la
totalité de l’énergie qu’on peut être et l’exclusivité de la seule force en
laquelle on ne peut pas ne pas consister, l’effectuation pure de sa liberté la
plus « fatale », la jouissance infinie de se sentir à chaque instant
en tout lieu, être exactement tout ce que l’on peut être et rien que cela,
comme si exister vraiment, exister seulement, tenait à la fois d’une efficience
licencieuse, débauchée, outrancière et de la retraite la plus discrète, la plus
humble, la moins exhibée possible.
Changer de vie, c’est tenter une aventure,
prendre un risque, se confronter à l’inconnu d’une existence future dont l’horizon
n’est pas lisible, mais se pourrait-il qu’aussi sincère que soit ce désir de
bouleversement, ce saut dans le vide d’une existence qui n’a aucune idée de ce
qui l’attend, il dissimule, en réalité, quelque chose de suspect qui en réalité
ne tente pas autant qu’il le prétend l’aventure d’une vie totalement
inconnue ? Un scientifique peut bien nous dire qu’il tente l’aventure de
l’expérimentation, nous savons très bien qu’il accueillera le verdict du
résultat en référence à l’hypothèse qu’il avait préalablement conçue, de telle
sorte que si la nature est bel et bien interrogée, elle ne l’est qu’en
référence à une question qui a fixé avant
les conditions d’apparition du phénomène. La réalité sanctionne l’idée du
savant mais exclusivement en répondant oui ou non (Karl Popper dirait que ce
« oui » est en réalité un « peut-être »). Il faut qu’une
hypothèse fasse ses preuves et subisse, comme on le dirait d’une cérémonie
d’initiation, la « mise à l’épreuve de sa valeur ». Elle ressortira
de ce moment « crucial », valide ou répudiée, de la même façon qu’une
personne décidant de changer de vie retirera de ce bouleversement de ses
habitudes une connaissance de soi supérieure. Bref, de la même façon qu’on ne
se représente pas un scientifique faire une expérience sans en attendre un
« progrès », on n’imagine pas quelqu’un changer de vie sans en espérer
une amélioration. Mais alors une question se pose : au regard de quoi ce
changement pourrait-il être une amélioration si c’est vraiment et complètement de vie dont on a voulu changer ?
Que peut-il rester de cet ancien moi dans la conscience qu’a le nouveau d’être
mieux que lui, si la vérité de l’expérience consiste précisément à faire en
sorte qu’il n’y ait plus rien de l’ancien qui demeure dans le nouveau?
On mesure mieux le poids de la question
posée : nous pouvons changer de pays, de nationalité, de langue, de
culture, de religion, de conjoint, de métier, d’habitudes, de mode de vie, de
nom, mais pouvons-nous changer au point de n’être plus celle ou celui que l’on
a été, de ne pas aborder cette nouvelle vie comme une volonté de revanche, ou
un souci à l’égard de l’ancienne de montrer qu’on a la capacité de la dépasser.
Dans le tube des années 80 : « I will survive », on perçoit bien
que le désir de Gloria Gaynor de survivre à un amour brisé est la seule énergie
qui alimente le nouveau, ce qui n’augure rien de bon quant à la durée de vie de
l’aventure à venir. Elle « survivra » jusqu’au suivant auquel elle
« survivra » aussi sans jamais trouver dans aucune de ses résurrections
sentimentales le temps simple et « passif » de les
« vivre ». Plus elle parle de
relations amoureuses, plus elle décrit les mille et une façons de faire en
sorte que ce ne soit ni de relation ni d’amour dont il sera vraiment question
dans la constitution de ce couple.
Cet exemple nous permet de discerner le fil
d’une distinction intéressante entre deux façons différentes de concevoir
l’acte de changer de vie : s’agit-il
de survivre à ce changement ou d’y « sous-naître » ? Nous
avons vu que dans l’expérience scientifique, le « saut dans le vide »
du passage à l’expérience n’en est pas vraiment un, puisque il s’agit de tester
une thèse préalable. Telle conjecture survivra-t-elle à sa mise à l’épreuve de
la réalité, et dans quel état ? De ce choc sont censés jaillir des
enseignements, des confirmations ou des infirmations de lois efficientes, des
bosons de Higgs. Il convient de parvenir à mettre en place un protocole
expérimental tellement rigoureux, tellement affûté, que rien ne saurait plus se
manifester physiquement dans l’instant T du test qu’une puissance de sanction,
comme si la capacité du chercheur à envisager des possibles trouvait enfin là
de quoi se fixer, s’épaissir, se radicaliser dans le verdict d’une réponse.
Même à concevoir avec Popper que le oui de l’expérience ne prouve pas pour
autant la vérité de l’hypothèse, il n’en constitue pas moins le tour de cette
nuance qui la fait passer du possible au probable et il permettra à ce titre
d’y voir plus clair, moins toutefois que le « non » qui, lui, est
définitif.
La science prend donc tous les risques dans
l’expérience, sauf celui qu’y jaillisse de façon aussi imprévisible qu’incompréhensible
autre chose que la réponse à une question préalable, l’évidence d’une réalité
non questionnable. Autrement dit le chercheur prend bien le risque d’être
contredit par l’expérience, mais pas celui de s’entendre dire que sa question
n’a pas lieu d’être, tout simplement parce qu’il ne donne pas les moyens à la
nature de s’exprimer de la sorte. Il se comporte donc de la même façon qu’une
personne qui, tentant l’expérience de changer de vie, n’irait pas cependant
jusqu’à envisager vraiment la possibilité de sortir de cette expérience en
étant quelqu’un de radicalement autre à celui qui l’a tenté, ne serait-ce que
parce que c’est toujours au Même qu’il s’agit encore de prouver qu’on peut être
Autre. Tant qu’il restera de soi le reliquat d’une instance référentielle aux
yeux de laquelle le changement sera à même de s’imposer réellement comme en
étant un, ce ne sera pas vraiment à un « changement » que nous serons
confrontés mais à l’affirmation héroïque et suspecte d’une démonstration de
résistance, d’un témoignage de survie, la revendication d’une identité capable
de relier entre eux les fils d’une réalité potentiellement éparse, dissonante,
discursive (au sens étymologique, nous y reviendrons) , chaotique. Nous pouvons changer de vie, mais pas au point
de se confronter vraiment à la possibilité que tout cela ne finisse pas par
composer « une » vie.
Une expérimentation scientifique radicale (c’est-à-dire
qui irait jusqu’au bout de la notion d’expérience) serait la manifestation
d’une réalité si profondément expérimentale qu’elle ne correspondrait plus, de
quelque biais que ce soit, à aucune des hypothèses expérimentées, comme si le
chercheur était parvenu à un tel niveau de conceptualisation de la réalité
qu’il n’existerait plus pour elle d’autre possibilité de s’effectuer que le pur
chaos. Représentons-nous un scientifique qui serait à tel point troublé par la
réponse expérimentale à l’hypothèse envisagée qu’il en oublierait la
consistance même. Imaginons à notre
interrogation une réponse empreinte d’une telle puissance de sidération que
nous ne savons plus quelle était la question (et si c’était l’œuvre ? N’est-ce
pas exactement de cela dont nous parle Picasso quand il
affirme : « Je ne cherche pas, je trouve. ») Ce serait un
peu comme si l’instant présent nous imposait de considérer qu’il n’est plus
temps de se poser des questions mais seulement de vivre la bonne réponse étant
entendu qu’il ne peut en exister d’autre, parce que, de toute façon, comme
dirait Deleuze, « c’est celle-là
maintenant ».
De la même façon en suivant le fil de ce
parallèle entre l’expérience scientifique et notre existence, nous réalisons
que nous pouvons changer de vie mais peut-être pas jusqu’à nous confronter
vraiment avec l’efficience pourtant irrécusable de cette vérité instante à la
lumière de laquelle elle ne consiste que dans un fourmillement incessant de
variables au fil desquelles la menace sourde et imminente de toutes les
possibilités qui peuvent arriver frôle de très prés la fatalité tranchée au fil
du laser de ce qui ne peut qu’arriver. Bref, nous pouvons croire que changer de
vie est possible parce que nous ne réalisons pas à quel point changer de vie
est réel dans l’infiniment petit de ce pullulement de détails précaires,
enchevêtrés et interactifs qui constitue nos vies. Plutôt que de changer de
vie, ne conviendrait-il pas dés lors de se mettre en phase avec tout ce qui, du
simple fait de vivre, est nécessairement, fondamentalement
« changer », c’est-à-dire s’altérer (au sens littéral : s’altruiser »),
mourir ?
Ici encore, le parallèle avec la science est
éclairant puisque nous avons vu qu’elle n’accorde à l’expérience le pouvoir
authentique de trancher qu’à la condition de décider préalablement de ce qui
s’expose à la sanction de telle sorte que c’est finalement sur le fond d’une
continuité irréfragable que la recherche expérimentale accorde à la réalité une
pseudo puissance de rupture, comme un invité à une réception qui pourrait
parler « comme il veut » à la seule condition que ce soit seulement
en réponse à une question (une variante du briefing que chaque cadre
d’entreprise fait subir à son épouse quand il la présente, pour la première
fois, à son PDG : « tais-toi quand tu parles ! »). Derrière
l’apparence de l’humilité et de la clairvoyance se dissimule l’aveuglement
impérialiste de la conquête et de l’invasion. Il ne s’agit pas de comprendre la
réalité mais de réaliser ce que l’on peut y pêcher une fois que l’on a
préalablement décidé des dimensions du filet, du tressage de ses mailles et des
zones de pêche. Rien ne peut se comprendre du réel hors de ce présupposé qu’il
est rationnel, mais qu’y a-t-il dés lors de surprenant à voir qu’il est
rationnel si on ne s’est pas placé dans une disposition expérimentale qui nous
permettrait de le voir autrement ? De la même façon, qu’y aurait-il de
vraiment aventureux à changer de vie si nous partons du principe que cela
restera quand même notre vie ? Changer de vie « vraiment », ce
serait y perdre la référence au nom propre, non pas celui de son nom ni même
d’un nom (car on pourrait toujours au bout du compte, faire l’addition de ces
différents pseudo, de ses conquêtes comme Dom Juan, de ces expériences que l’on
énumère fièrement dans un CV) mais l’idée même qu’une expérience puisse être
assignable à un nom. Peut-on changer de
vie au point de ne jamais faire autre chose que s’y méconnaître, s’y
surprendre, s’y dépasser et s’y décevoir, n’y être jamais à la hauteur de ce
que l’on attend de soi, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous jusqu’à se lasser
enfin de l’attente et de la comparaison et vivre enfin « à vue »,
comme un bateau ivre qui ne se sent plus « guidé par les haleurs »
(Rimbaud) ?
Dans un cas
comme dans l’autre, nous mesurons à quel point, c’est lorsqu’on réussit
que l’on rate, et lorsqu’on rate qu’on réussit. Luc Ferry a écrit un
livre : « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » Mais, ici,
peut-être envisageons-nous la possibilité que ce ne soit pas du tout la
question, ou plutôt qu’il n’existe jamais de meilleurs moments à vivre que ceux
qui sont tellement « la » vie qu’ils débordent de tous côtés la
possibilité de les ranger dans le fil de « notre » vie. De la même
façon, l’expérimentation scientifique vraiment réussie serait celle qui
déracinerait totalement l’hypothèse du
socle de sa présupposition d’un cosmos, d’un univers rationnel. Autrement dit,
c’est quand l’hypothèse se heurte à une conclusion chaotique qui ébranle
jusqu’aux fondements les plus rationnels de ses présupposés qu’elle expérimente
vraiment quelque chose qui n’est pas elle, mais en ce cas de figure, ce n’est
même plus qu’elle échoue, c’est qu’elle explose en vol (quelque chose qui
concrètement pourrait ressembler à l’expérience des fentes de Young en 1801).
C’est bel et bien, en effet, la question de la
nature de l’altérité rencontrée qui est posée par la
question : « peut-on changer de vie ? » Peut-on
changer de vie comme Dom Juan change de femme ? Oui évidemment, mais on
réalise très vite que ce serait alors pour ne pas changer que nous changerions
de vie, de la même façon que c’est pour s’enfermer dans l’identité monolithique
d’un profil de séducteur à perpétuité que Dom Juan essaie vainement de nous
faire croire à une existence d’aventurier (alors qu’il ne risque rien). La
question n’est donc pas intéressante, dans cette perspective. Elle ne devient pertinente
que si nous nous interrogeons sur la possibilité de changer de vie jusqu’à ce
qu’il n’y ait plus rien de tout ce que nous vivons qui soit totalisable sous
l’appellation d’une vie « une ». Peut-on parvenir à cette zone
trouble, virtuelle et clandestine de notre existence dans laquelle toutes les
possibilités ne cessent de se concevoir et de s’intriquer les unes dans les
autres, les unes fécondant les autres, de lever silencieusement et de se
brasser comme le pétrin du boulanger, d’ourdir la trame de notre vie comme un
complot d’où les numéros ne sortent qu’après s’être autant entrechoqués que les
boules dans la sphère du loto ?
Peut-être convient-il de ramener autant que
nous le pouvons le fil de notre vie à l’évidence chaotique et hideuse du hasard,
au rictus abject d’un flux imprévisible et croisé de coïncidences, pour y
saisir vraiment le fond troublant d’une réponse possible, à savoir qu’il n’est
pas du tout important que nous changions ou pas notre vie dans la mesure où
elle ne consiste authentiquement que dans ce fond de virtualités en gestation,
de toutes ces vies possibles qui ne cessent à tout instant de fulgurer aussi
bien en nous qu’autour de nous au fil de nos impressions, lesquelles sont
seulement et vraiment réelles. Pour que nous puissions changer de vie, encore
faudrait-il savoir sur quel support se trace une vie, si elle se trace, encore
faudrait-il savoir s’il y vraiment lieu de regretter l’ancienne, d’espérer les
améliorations de la nouvelle, mais c’est précisément ce lieu, ou plutôt
l’incertitude quant à l’existence de ce lieu qui nous trouble.
Ce que suppose un tel lieu, c’est non seulement
l’affirmation de la lisibilité d’une vie mais aussi celle d’un contrôle, d’une
autorité sur elle, au sens étymologique (auteur) du terme. Or, comment ce lieu
serait-il envisageable sans se situer de lui-même dans l’utopie d’une
exclusion, d’un « terme ». Changer de vie implique le temps de cette
suspension, de ce moment à la charnière de l’ancienne et de la nouvelle, temps de la décision durant lequel
c’est en même temps que l’ancienne n’est déjà plus et que la nouvelle n’est pas
encore, mais aussi évidente et tranchée que puisse être la rupture amoureuse,
l’installation dans un autre pays, la signature d’un nouveau contrat
d’embauche, ces preuves n’en seront pas moins seulement démonstratives,
extérieures, étalées au regard de ce fond de plasticité impressive qui
constituent la texture de nos vies. Ce que nous décidons de nos vies, c’est sur
le fond de tous ces flux de mutations et de coïncidences qui font nos vies que
nous entretenons l’illusion de le décider. Le temps de changer de vie ne peut
pas « venir » sans que sa présence formelle ne contredise sa présence
objective, c’est-à-dire sans que sa matière ne contredise sa supposée fonction.
La rupture c’est toujours l’illusion et il n’est pas rare que nous rompions
sentimentalement avec les personnes qui nous ont phagocyté de façon
suffisamment durable pour que leur proximité physique ne soit même plus
nécessaire à les faire exister à travers nous.
De deux choses l’une, donc : soit nous
changeons de vie pour finalement ne rien changer du tout, un peu comme les
Touaregs qui ne se déplacent continuellement d’un lieu à un autre que pour
s’ancrer toujours plus profondément dans leur identité de nomade, nous
changeons alors complètement de situations mais seulement pour se faire une
juste idée de ce fond d’habitudes qui est « nous » et dont nous
savons bien qu’il finira tôt ou tard par se réinstaller, soit nous jouons
vraiment le jeu du changement, de l’altérité, mais alors c’est réellement pour
se perdre de vue, pour se méconnaître, pour vivre une « expérience
limite », c’est-à-dire pour toucher du doigt la possibilité que nous
n’expérimentions vraiment que ce qui ,de fait, s’expérimente seulement, à
savoir le fait qu’il n’est absolument rien de la vie qui se produise d’une
autre façon que génialement improvisée et que l’autorité n’existe pas, pas
davantage la notre que celle d’une intelligence supérieure.
Nous retrouvons ici l’alternative fondamentale :
essayons-nous de changer de vie pour y
survivre, pour devenir ce héros qui se retrouve, qui sort intact de cette
immersion dans l’expérience traumatisante du bouleversement, ou bien pour y
« sous-naître », pour s’y sentir consister dans le grouillement du
dessous des choses, étant entendu qu’à cette échelle, c’est une seule et même
chose de dire que rien jamais n’est vraiment nouveau et que tout l’est parce
qu’il n’existe à cette dimension qu’une déferlante de détails accessoires et
qu’en même temps la moindre parcelle de cette déferlante est d’une fatalité
implacable. C’est quand on réalise à quel point tout est aussi léger et ténu
qu’un jeu infime de coïncidences que plus rien n’est vraiment anodin et que
tout est grave.
Finalement dans les deux cas, il n’est pas
possible de changer de vie, parce que le changement est trompeur dans le
premier parce qu’il est contredit dans le second. Il ne s’agit pas, en effet,
dans l’efficience de cette « sous-naissance », de changer vraiment de
vie mais de faire l’expérience de sa texture la plus souterraine, c’est-à-dire de
ce fond de possibilités en gestation qui inlassablement s’y ressasse et s’y
redistribue en ces donnes toujours inédites que nous appelons des instants
présents : « L’évolution de la vie est, selon Bergson, une création
continue d’imprévisibles nouveautés. » Mais c’est Yeats qui nous décrit
l’attitude la plus conforme à la réalisation de ce fond de mutation qui
constitue la vie. Nous n’avons pas à changer de vie mais à nous laisser glisser
le long de la pente jusqu’au fond du terrier du lapin d’Alice pour jouir de
l’évidence pure de sa texture dynamique (celle-là même qui fait ressembler
toutes les statues de Rodin à des lianes). Nourrir la prétention de changer de
vie, c’est se boucher les oreilles au murmure de la seule machinerie efficiente
à savoir celle de la vie « comme elle va ». Pour cela, il n’existe
qu’une seule chose à faire : « toucher
le fond ». « Now my ladder is gone, I must lay down where all my
ladders start » (« Maintenant que mon échelle s’est dérobée, je dois
chuter jusqu’à ce fond d’où toutes mes échelles partent. »)
(Cette question a évidemment été abondamment traitée par la littérature et le cinéma. Parmi les images qui se sont invitées à la réflexion sur ce sujet, nous pouvons citer: "Villa Amalia" de Benoît Jacquot (à partir d'un roman de Pascal Quignard), "Into the wild" de Sean Penn, "Fight Club" de David Fincher, "Bienvenue à Gattaca" d'Andrew Niccol, Mister Nobody de Jaco Van Dormael (il y a une analyse de ce film dans le blog, "réflexions autour d'un film"), "Paris Texas" de Wim Wenders et surtout "La femme des sables" de Hirashi Teshigara, à partir d'un roman de Kôbô Abe)
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