Nous ne sommes jamais en présence d’une œuvre
d’Art de la même façon que nous rencontrons un objet technique parce qu’un
ustensile nous place toujours déjà sur ce terrain familier de l’action à faire,
d’un futur à mettre en place, d’un avenir humain à accomplir. Nous disposons
ces objets fonctionnels autour de nous comme autant de promesses. Grâce à eux,
nous sommes les auteurs d’un monde à venir. Tout objet technique est profilé au
gré de cette incitation à faire advenir un monde humain dans ce monde physique
où se mêlent des forces sonores, telluriques, lumineuses, thermiques,
gravitationnelles, etc.
Lorsque nous sommes intimidés par un lieu, une
occasion, une réception dans laquelle nous n’avons pas d’amis, on utilise
l’expression suivante : « je ne savais pas où me
mettre ». On reste là les bras ballants à attendre que le temps se passe.
C’est justement cette expérience du désoeuvrement, de la présence pure et sans
horizon que l’ustensile permet de dissiper. Placé dans cette situation
embarrassante, la plupart d’entre nous se saisiront immédiatement de leur
portable pour recevoir leur message, envoyer des textos, simplement fixer leurs
yeux sur le cadre rassurant de l’écran. Nous sommes « sauvés », nous
avons quelque chose à faire et nous pouvons envoyer aux autres l’image
gratifiante de « celui qui s’active à une tâche ». L’ustensile nous donne
une « contenance », il permet à notre corps de se réfugier dans une
posture, dans le creux ergonomique qui se profile au gré de sa plasticité.
Bref tout objet fonctionnel nous place dans la
disposition d’un certain « être au monde » qui se caractérise par des
protocoles d’action humaine visant à installer un monde humain. Mais, de ce
fait, il est un autre « être au monde » qui, dans l’utilisation de
l’objet technique, se voit évité, occulté, dissimulé, c’est celui d’un monde
présent, seulement « là ». Autant l’être au monde de l’ustensile est
humain, tourné vers un futur, fuyant, « parlant » autant celui de
l’œuvre d’art est inhumain, présent, silencieux et « plombant ». A
quoi reconnaît-on que nous sommes devant une œuvre d’art ? Quand toute
possibilité d’échappement vers un futur, vers un ailleurs, vers un
divertissement nous est brutalement interdite. Peu d’œuvres expriment cette
réalité mieux que le tableau d’Edvard Munch : « le cri ».
Une œuvre d’art consiste donc dans l’efficience
d’un ancrage existentiel au « présent ». S’il est un message qu’elle
nous adresse, c’est nécessairement celui-ci : « Tu peux toujours
croire à un avenir meilleur, à une chose à faire ailleurs qui te rendra plus
heureux qu’ici, la seule vérité est que tu es « là maintenant » et
que tout est dit. Tout ce que tu prétends essentiel à ta vie : ton métier,
tes affaires, ta famille, est pur divertissement, détournement à l’égard de la
seule vérité effective : « il y a une minute du monde qui passe,
il faut la rendre dans son éternité » - Cézanne.
Peut-être sommes-nous mieux à même de
comprendre pourquoi nous sommes étonnés, troublés, décontenancés par les œuvres
d’art, même quand elles nous séduisent. Si elles nous charment
« vraiment » (il s’agit ici d’une séduction authentique, pas de ces
engouements qui, "selon le goût du jour", nous incitent à trouver magnifique
telle ou telle œuvre parce qu’on en parle), ce n’est pas du tout parce qu’elles
nous permettent de nous évader mais justement parce qu’elles nous l’interdisent
avec bonheur, parce que, pour une fois, nous sommes sommés par une expérience
d’être « ici maintenant ». Il ne serait pas faux de penser qu’il
existe une stratégie de diversion humaine à l’égard du présent. L’œuvre d’art,
au contraire, est une coupe instantanée du monde. Quelque chose du pur fait
d’écouter maintenant est la musique, de voir est la peinture, d’imaginer est le
cinéma.
Toute œuvre d’art est « cryptée »,
c’est-à-dire qu’elle ne se manifeste jamais à nous avec la simplicité banale de
nos perceptions quotidiennes. Nous voyons des personnes, des objets, des
couleurs, nous entendons des sons connus de nous. Nous les « reconnaissons »,
tout simplement parce que nous les référons à des situations personnelles,
identifiables, dans lesquelles nous avons un rôle à jouer. Cela veut dire que
quelque soit le contexte dans lequel, dans notre vie courante, nous rencontrons
ces personnes, ces objets et ces sensations, nous les intégrons à un mouvement
global qui finalement est celui d’une vie ayant à suivre son cours. Je ne vais
pas m’extasier devant la forme d’un lavabo ou d’une chaise dans le fil d’une
existence qui se perçoit elle-même comme une succession de choses à faire. Qui
de nous ne commence pas sa journée de travail en regardant son
« agenda » (traduction latine de « ce qui doit être
fait ») ?
Si l’on y réfléchit, la question qu’il nous arrive de formuler devant une expérience qui nous semble
inutile : « qu’est-ce que j’en ai à faire ? » se situe
exactement, d’un point de vue littéral, dans ce genre d’attitude dont nous ne
percevons pas toujours qu’elle est seulement une attitude possible (ce qui
signifie qu’il en existe une autre). Nous n’avons précisément « rien à
faire d’une œuvre d’Art » parce qu’elle ne se présente pas à nous dans la
continuité de ce mouvement d’ « affirmation de soi », de
« faire ses preuves » dans le registre de tous les rôles que nous
avons à jouer aux yeux des autres : nos supérieurs hiérarchiques, nos
amis, notre famille, etc. L’œuvre ne se laisse pas embarquer dans ce processus
de détournement par le biais duquel nous utilisons toutes nos expériences plus
ou moins explicitement comme autant de lignes à rajouter dans un CV en vue de
promouvoir notre image.
Il n’est rien de plus désolant, de ce point de
vue, que ces « selfie » par l’intermédiaire desquels des
« amateurs d’art » se photographient eux-mêmes devant la Joconde, pour
prouver qu’ils l’ont vue (alors que justement ils n’ont rien vu du tout).
Quiconque fait du tourisme trouve dans la plupart des guides une sorte de
parcours obligé de toutes les œuvres « qu’il faut avoir vu » pour
pouvoir ensuite dire à leurs amis qu’ils ont effectivement vécu cette
expérience « rare », sans se rendre compte qu’ils ont précisément
exclu de ce moment tout ce qu’il pouvait vraiment recéler de « rare »
puisque ils se sont soumis à la dictature du « il faut avoir vu ».
Cela
ne signifie pas que la Joconde ou la Chapelle Sixtine ne sont pas des œuvres d’art,
mais que nous avons créé une certaine attitude, promu une certaine
représentation de la culture qui rend précisément impossible la perception
« artistique » de l’œuvre d’art. Percevoir ce qui fait de la Joconde
une « œuvre », c’est se détacher totalement de l’idée d’une certaine
image de soi à promouvoir aux yeux des autres, c’est se laisser fasciner par le
trouble d’une réalisation humaine dont la manifestation s’impose à nous sans la
moindre attente d’un quelconque retour, sans rendement, sans bénéfice. Ce n’est
pas parce qu’elle est « belle » que cette œuvre nous touche, mais
parce que nous réalisons, à un certain niveau, qu’elle a été peinte dans l’efficience d’un abandon radical de
tout espoir de reconnaissance. Léonard de Vinci n’a pas créé ce chef
d’œuvre pour que l’on souvienne de lui, il l’a créé parce que quelque chose de
la toile « a toujours été là avant », mais quoi ? La lumière
dont le tableau n’est après tout qu’une certaine déclinaison chromatique, la
gravité qui maintient Mona Lisa dans l’équilibre vertical d’une certain
posture, la profondeur de champs qui distribue sur la toile les territoires
visuels de toutes les présences. Il peint ce qu’ « il y a ».
Les œuvres d’art ne sont pas cryptées sous l’influence
de la volonté des artistes qui inventeraient des situations pour formuler des
messages qu’ils enverraient à leur public, mais sous la pression d’un instant
présent qui ne s’effectue jamais autrement qu’en libérant des forces
telluriques, lumineuses, sonores, atmosphériques. L’œuvre d’art c’est ce qui
« est » d’un instant qui « est ».
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