Sujet 2 :
« Toute vérité est-elle démontrable ? »
Sujet 3 :
Expliquez le texte suivant. La
connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit
que l’explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont
il est question.
« Il est assez curieux qu’en
parlant du devoir on pense à quelque chose d’extérieur bien que le mot lui-même
indique qu’il s’applique à quelque chose d’intérieur ; car ce qui m’incombe,
non pas comme à un individu accidentel, mais d’après ma vraie nature, est bien
dans le rapport le plus intime avec moi-même. Le devoir n’est pas une consigne,
mais quelque chose qui incombe. Si un individu regarde ainsi le devoir, cela
prouve qu’il s’est orienté en lui-même. Alors le devoir ne se démembrera pas
pour lui en une quantité de dispositions particulières, ce qui indique toujours
qu’il ne se trouve qu’en un rapport extérieur avec lui. Il s’est revêtu du
devoir, qui est pour lui l’expression de sa nature la plus intime. Ainsi
orienté en lui-même, il a approfondi l’éthique et il ne sera pas essoufflé en
faisant son possible pour remplir ses devoirs. L’individu vraiment éthique
éprouve par conséquent de la tranquillité et de l’assurance, parce qu’il n’a
pas le devoir hors de lui, mais en lui. Plus un homme a fondé profondément sa
vie sur l’éthique, moins il sentira le besoin de parler constamment du devoir,
de s’inquiéter pour savoir s’il le remplit, de consulter à chaque instant les
autres pour le connaître enfin. Si l’éthique est correctement comprise, elle
rend l’individu infiniment sûr de lui-même ; dans le cas contraire elle le rend
tout à fait indécis, et je ne peux pas m’imaginer une existence plus
malheureuse ou plus pénible que celle d’un homme à qui le devoir est devenu
extérieur et qui, cependant, désire toujours le réaliser.
KIERKEGAARD, Ou bien... ou
bien.
Sujet 1 :
Dans
l’histoire et l’actualité, de nombreux évènements ont des conséquences humaines
suffisamment dramatiques et douloureuses pour que nous les jugions
indésirables. Nous aurions préféré qu’ils ne se produisent jamais. Mais que
refusons vraiment d’eux ? Ce qu’ils sont ou le fait qu’ils soient, leur
contenu ou leur évènementialité ? Pour qu’il y ait de l’inacceptable,
encore faut-il qu’il y ait quelque chose à ne pas accepter et ce « quelque
chose » ne saurait être jugé comme inadmissible sans
« s’offrir » à la possibilité d’un jugement défavorable. Affirmer
qu’un événement historique, une parole émise sont inacceptables revient donc à
poser un jugement de droit sur un fait bien réel. En un sens, nous sommes tenus
de reconnaître qu’il faut qu’une chose soit pour que nous jugions qu’elle
serait mieux en n’étant pas, mais alors de quoi parlons-nous puisque, de fait,
cet événement s’est produit ? Dans la réalité, ce que nous avons vécu,
c’est la nature liée et indissociable entre ce que l’événement a été et
« le fait » qu’il a été, entre son contenu et son apparition dans
l’existence. En un sens, il y a toujours quelque chose de décalé, voire
d’incongru, dans notre habitude de commenter, de juger des situations, des
évènements, à savoir qu’aussi injuste et tragique qu’il ait été, cet événement
s’est intégré, en tant que chose effectivement advenue, à ce fond de réalité
donnée à partir duquel « maintenant » je le condamne. Qu’il y ait un
« maintenant » de la condamnation, c’est ce qu’a rendu réel le
maintenant de la tragédie que je condamne. Je peux bien dire qu’il ne peut pas
exister d’humanité si l’on accepte les camps de la mort (ce qui est vrai dans
l’acception morale du terme « humanité »), la réalité c’est que l’humanité
(au sens biologique d’espèce) vit « avec » le fait pur, brut, donné
d’avoir accepté les camps de la mort, non pas de les avoir approuvé (qui le
pourrait ?) mais de « vivre avec ».
Nous
comprenons ainsi l’ambiguité de cette notion d’inacceptable. Il faut qu’elle
existe pour que nous puissions clairement définir ce dans quoi il est
impossible qu’un ordre humain se constitue. Il nous faut des interdits, des
références historiques négatives à partir desquelles nous pouvons et devons
affirmer « plus jamais « ça » », mais en même temps, il
nous impossible de vivre aujourd’hui sans cohabiter avec « ça ». Ce
critère de droit de l’inacceptable, nous l’acceptons bel et bien de fait, et
c’est précisément peut-être dans toute cette ambiguité que l’animal humain
« se configure » dans sa plus grande noblesse, en se maintenant au
seuil du jugement de l’indignité, parce que ce jugement aussi justifié soit-il
ne revêt qu’une amplitude limitée. Il y a une beauté et une réalité du devenir
humain qui trace humblement son chemin à l’ombre de toutes ces prises de
position comminatoires posturales et creuses (de nombreux intellectuels
d’aujourd’hui jouissent d’une aura médiatique qui semble à la mesure de leur
propension à condamner encore et toujours la modernité au lieu d’essayer de la
comprendre).
On
ne voit pas bien comment il serait possible voire décent de concevoir l’horreur
des camps de concentration comme un « certain angle » ou un
« certain regard ». Que cela se soit produit, c’est
« trop » pour nous, c’est inconcevable. Mais précisément, ce n’est
pas parce que c’est inconcevable que cela ne fût pas « réel », si
bien que quelque chose de nous « vit avec », donc en un sens,
l’accepte, l’endure, le supporte. Il y a d’un côté ce que ma raison peut se
représenter et de l’autre ce avec quoi mon existence doit cohabiter. Voltaire
peut bien condamner le tremblement de terre de Lisbonne, quelque chose de lui
« fait avec » dans ce temps même au cours duquel il nous expose les
mille et une raisons justifiant qu’il n’aurait jamais du avoir lieu. Il importe
donc de distinguer clairement ce qui en nous « juge » et d’autre part
ce qui « compose » avec des faits qui sont ce qu’ils sont. Voltaire
et son souci constant de condamner l’inhumain ne nous décrirait-il pas
finalement les mille et une façons de vivre ailleurs qu’ici et
maintenant ? Probablement faut-il que l’homme définisse clairement ce qui
« de son point de vue d’homme » ne peut pas être accepté mais en même
temps n’est-ce pas là ce point de désancrage à partir duquel l’être humain est
de toutes les créatures vivantes celle qui vit le moins dans le réel ?
Autrement dit, il faut qu’il y ait de l’inacceptable sans quoi les
potentialités humaines à faire le mal se trouveraient libérées et débarrassées
de toute limite, mais en même temps la question se pose de savoir dans quelle
mesure cette capacité de l’homme à engendrer des catastrophes ne viendraient
pas elle-même de ce souci de définir des limites, des « critères
d’acceptabilité ». Après tout, ce qui est inacceptable dans les camps,
n’est-ce pas précisément le jugement nazi au regard duquel il est inacceptable
que les juifs soient ? Mais alors faut-il « tout accepter » et
que signifie exactement cette expression ?
Sujet 2: Il semble difficile, voire risqué d’admettre comme vraie toute proposition qui prétendrait l’être. Si nous considérons qu’un jugement est vrai, ce n’est pas parce qu’il est émis mais parce que la réalité sur laquelle il porte est conforme à ce qu’il affirme. De ce point de vue rien n’est vrai sans être l’objet d’une démonstration. Nous ne pouvons pas nous fier à une thèse par elle-même. Rien ne va de soi. Cela signifie donc qu’aucune proposition ne saurait être admise comme vraie indépendamment d’un référentiel. Nous adhérons à une vérité démontrée lorsque nous suivons le fil de l’argumentation, de la justification, de l’enchaînement des preuves qui conclue à cette proposition. Si toute vérité est démontrable, cela signifie donc qu’il n’existe de vérité que déduite, produite par un processus de relation entre des principes et des conclusions. Or, comme le fait remarquer Pascal, il existe des vérités de raison et des vérités de cœur, c’est-à-dire que nous éprouvons des certitudes issues de démonstrations mais aussi par intuition. « Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a de l’espace, temps, mouvements, nombres est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Il ne saurait donc exister de vérités démontrables qu’à partir de principes reconnus et posés comme vrais sans démonstration.
Cette question prend une nouvelle dimension lorsque nous la mettons en perspective avec la notion de déterminisme. Si rien ne saurait se produire sans cause, alors aucun phénomène ne saurait être compris sans être démontré c’est-à-dire sans que l’esprit de l’observateur ne s’efforce de remonter à son origine. Tout est démontrable en droit comme l’affirme Laplace : « Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux. » L’idéal de rigueur et de rationalité de la science s’appuie sur l’efficience causale des phénomènes. Je peux démontrer la vérité de cette proposition selon laquelle mon stylo va tomber si je le lâche en suivant les démonstrations de Newton sur la gravitation universelle
Mais en même temps, puis-je vraiment prédire la vérité de
cette chute sans anticiper sur un instant qui ne s’est pas encore
« produit » ? Ne serait-ce pas nier quelque chose de fondamental
de l’instant présent ? Quoi ? Sa dimension imprévisible. Si tout est
démontrable, alors tout est prévisible ; or ce n’est évidemment pas le
cas. Quelque chose de cet instant que nous vivons, en tant que nous le vivons
est l’ultime moment d’un univers connu, touchant la frontière avec un chaos
imprévisible. C’est précisément ce liseré ténu entre l’univers prévisible et
démontrable de la science et le chaos absurde et imprédictible de la réalité
qui « rend présent le Présent ». Vivre cet instant présent c’est donc
éprouver cette ligne de frontière entre un idéal scientifique de démontrabilité
absolue et l’efficience brute d’une réalité instante imprévisible.
Toute la difficulté de ce sujet vient donc des deux axes
par le biais desquels il convient de l’orienter selon que l’on prête attention
au « Toute » ou au terme « démontrable « (par
opposition à « démontrée »). Pascal nous permet de répondre
« non » à la question puisque il existe des vérités démontrées mais
que toute vérité ne saurait être démontrable (en tant qu’elle s’appuie sur des
« vérités de cœur »). Toutefois, il est alors possible de relancer la
dissertation en insistant sur le fait que la question ne porte pas sur le
problème de savoir si toute vérité est démontrée mais si elle est démontrable
en droit. Ce n’est pas parce que l’on ne peut pas démontrer l’existence du Big
Bang que l’on ne peut pas insinuer en lui le champ d’une démonstrabilité
scientifique efficiente (quand Pascal dit que l’espace est une vérité
d’intuition, les recherches actuelles sur le Big Bang le contredisent).
Dans le langage commun, le terme « éthique » est plus ou moins synonyme de celui de « moral ». Il serait question dans les deux cas de déterminer une attitude « droite », de savoir comment il convient de se comporter dans telle ou telle situation pour que notre attitude puisse être qualifiée de « juste », satisfaisante d’un point de vue déontologique. Mais le propre de la philosophie est de marquer les nuances et de considérer que deux mots distincts ne peuvent recouvrir la « même » signification (sans quoi ils ne serait pas « deux »). Dans ce passage, Kierkegaard utilise la notion transversale de « devoir » pour affirmer qu’il s’impose davantage à nous d’un point de vue éthique qu’à partir d’une réflexion morale. Autant la morale, telle que Kant en a défini le fondement, repose sur le rapport de l’individu à la loi, à la forme même de la loi, à savoir l’universel, autant l’éthique pointe vers une intégrité de soi à soi, dans une sorte d’affermissement intime, profond de sa subjectivité. D’un point de vue éthique j’agis bien quand j’agis tout uniment, quand je ne fais qu’un avec ma décision, avec mon action, étant entendu que l’on ne peut pas agir dignement quand on tergiverse, quand on hésite, quand on essaie de ménager des intérêts divers.
A la question : « que dois-je faire ? »
Kierkegaard répond donc : « être moi-même », trouver en
moi, et en moi seul, l’assise, l’aplomb qui me permettra de décider sans état
d’âme, avec une assurance d’autant plus ferme qu’elle sera nourrie des racines
les plus profondes de mon être. Rien n’est moins ambigu que cette notion de
devoir : elle s’adresse exclusivement à notre conscience de personne mais,
en même temps, elle exerce sur nous une pression qui semble venir de
l’extérieur, des lois, des impératifs de notre cohabitation avec les autres.
Nous nous sentons tenus de faire notre devoir relativement à des obligations
qui dépassent largement des limites de notre petite personne : notre
nation, l’humanité. Mais Kierkegaard distingue le respect de la consigne,
c’est-à-dire l’obligation à laquelle nous nous soumettons sans l’intérioriser
et l’observation de notre devoir, lequel nous engage intimement. Nous n’avons
aucun compte à rendre à qui que ce soit excepté nous-mêmes, mais ce n’est pas
une mince affaire, pour tout homme, que d’être à la hauteur de ce que son
intégrité commande. Kierkegaard essaie ici d’en finir avec un malentendu.
Pourquoi avons-nous tant de mal à faire notre devoir ? Parce que nous nous
trompons sur sa nature. Il n’est pas aisé de répondre toujours à l’appel de
notre devoir, mais en même temps, dés lors que nous l’avons justement situé en
nous et non hors de nous, le remplir n’est plus une tâche harassante parce que
cela ne fait plus qu’un avec le fait d’être soi-même. La difficulté que nous
éprouvons à agir conformément au devoir est de même nature que celle que nous
ressentons à nous trouver nous-mêmes, à saisir en tout lieu, à toute occasion,
la posture appropriée, droite, celle dans laquelle notre être se retrouve et se
libère pleinement. C’est cela « assumer » : se sentir consister
totalement et exclusivement dans « ce » geste, parce que c’est
« nous ». La conception de l’éthique décrite par Kierkegaard se
distingue donc totalement de la vision kantienne du devoir dictée par la
morale.
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