Death Note est un manga jouissant de toutes les
caractéristiques du « genre », à savoir que l’atmosphère est toujours
celle d’une forme de violence glacée et aseptisée. Les personnages ne font pas
de sentiments et même lorsque l’un d’eux fait preuve de courage ou d’esprit de
sacrifice, comme le père de Light à plusieurs reprises, cela se manifeste par
des actes et non par des monologues intérieurs. Quand une voix off décrit les
pensées de Kira ou de L, c’est plutôt pour décrire un « schéma
tactique ». Chaque question de L a pour but de savoir si Light est bien
Kira et se voit donc dédoublée par la rumination du questionneur et du
destinataire, et chacun des duellistes reconnaît en l’autre un sens du double
jeu et de la manipulation identique à la sienne. L et Kira sont donc les
meilleurs ennemis du monde et ils enferment dans les entrelacs de la toile que
tisse leur opposition tous les autres personnages, y compris les Dieux de la
mort. Contrairement à la mythologie Grecque, ce ne sont pas les Dieux qui se
servent des hommes pour mener à bien leurs desseins, ce sont les hommes qui
font entrer les Dieux dans leur projet à titre de simples variables, de
facteurs à prendre en compte.
Cette inversion des rôles est probablement l’un
des présupposés les plus déterminants de la fiction. Elle fait signe d’une
conception du divin tout-à-fait singulière. On peut peut-être avoir
l’impression que les Dieux grecs s’ennuient, à voir toutes les mesquineries,
les vengeances et les adultères commis par Zeus et ses semblables, mais cela ne
remet nullement en cause leur perfection, leur beauté, leur omnipuissance. Les
quelques « planches » représentant le monde des Dieux de la mort
décrivent au contraire un univers de cendres et de destruction dans lequel des
êtres profondément laids essaient péniblement de tromper leur ennui en jouant
aux cartes. C’est comme si l’idée que la
vie a un sens disparaissait précisément avec ceux dont nous attendons
habituellement qu’ils lui en donnent un. Il n’y a rien à attendre de ce
côté là : Ryuk est un « pomme rouge addict » qui ne lèvera
jamais le petit doigt pour ou contre Light. Par conséquent la thèse religieuse
très ancienne (religion égyptienne) selon laquelle nos actes seront pesés et
décideront de notre séjour au paradis ou en Enfer est totalement invalidée. On
ne peut pas s’empêcher de penser que cette révélation a un certain poids dans
la décision de Light de tuer les « méchants ». S’il ne le fait pas,
c’est la notion même de châtiment qui perdrait tout son sens, comme si tout se
valait finalement, comme s’il était parfaitement indifférent que nous fassions
le bien plutôt que le mal.
Si c’est aux hommes et seulement à eux de
donner un sens à leurs actions et si on leur donne le moyen de trancher
radicalement entre les comportements « bons », c’est-à-dire
socialement acceptables et les « mauvais », incompatibles avec la
collectivité, avons-nous une chance de voir émerger une société « clean »,
juste, cohérente et sensée ? La réponse est « Non » (il suffit,
pour s’en convaincre, de penser à ce moment où Light demande à Rem, déesse de
la mort, de confier le Death Note à un homme d’affaire sans scrupule, qui
utilisera le cahier pour se débarrasser de la concurrence) c’est là le fond de
la thèse nihiliste de ce manga : ce qu’il nous décrit se manifeste à nous
comme un « divertissement », au sens existentiel du terme. La vie est
un manga parce qu’il n’existe nulle part de quoi donner à nos vies une
justification : pas davantage chez les Dieux que dans le fond passionnel
de nos motivations. Rousseau affirme que « la Justice exige la
transcendance de celui qui l’exerce » et Death Note nous donne à voir la
folie dans laquelle ne peut manquer de sombrer l’humain auquel on donne par hasard
le pouvoir de cette transcendance.
Tous les mangas sont, en ce sens, les enfants
du livre d’Albert Camus, « l’étranger », c’est-à-dire de la
littérature de l’absurde. « Les hommes, dit Spinoza, sont conscients de
leurs actes, mais ignorants des causes qui les déterminent. » Pour le
philosophe hollandais, il y a néanmoins un sens profond, déterminé autant que
déterminant à ses actions par le biais desquelles à chaque instant c’est
l’unité d’un monde, d’une nature divine (Deus sive natura) qui s’accomplit,
mais pour Death Note, il n’y en a pas. Les hommes, conscients de leurs actes
sont ignorants des causes qui les déterminent et ces causes elles-mêmes ne
convergent pas dans l’effectuation d’un être, d’une réalité « Une ».
Deux adolescents immatures se livrent une lutte sans merci, et c’est tout.
Est-ce pour sauver le monde ? Non, il n’y pas de monde à sauver :
juste des cendres dans le monde des Dieux de la mort et des appétits de
puissance dérisoires dans l’univers des hommes. Sous cet angle, l’esthétique
gothique du manga est assez cohérente : il n’y a rien d’autre à faire
devant l’évidence du chaos que de s’efforcer d’acquérir la lucidité de ce chaos
sans s’effondrer, sans reculer devant ses implications. Ne serait-ce pas
d’ailleurs le paroxysme même de la notion de « sens » : tenir à
bout de bras la gageure d’une existence confrontée continuellement au désastre
et vivre quand même, non pas malgré
l’absence de sens mais AVEC elle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire