mercredi 20 mai 2015

Death Note de Tsugumi Ôba - Le Sens et les Dieux (2)


Death Note est un manga jouissant de toutes les caractéristiques du « genre », à savoir que l’atmosphère est toujours celle d’une forme de violence glacée et aseptisée. Les personnages ne font pas de sentiments et même lorsque l’un d’eux fait preuve de courage ou d’esprit de sacrifice, comme le père de Light à plusieurs reprises, cela se manifeste par des actes et non par des monologues intérieurs. Quand une voix off décrit les pensées de Kira ou de L, c’est plutôt pour décrire un « schéma tactique ». Chaque question de L a pour but de savoir si Light est bien Kira et se voit donc dédoublée par la rumination du questionneur et du destinataire, et chacun des duellistes reconnaît en l’autre un sens du double jeu et de la manipulation identique à la sienne. L et Kira sont donc les meilleurs ennemis du monde et ils enferment dans les entrelacs de la toile que tisse leur opposition tous les autres personnages, y compris les Dieux de la mort. Contrairement à la mythologie Grecque, ce ne sont pas les Dieux qui se servent des hommes pour mener à bien leurs desseins, ce sont les hommes qui font entrer les Dieux dans leur projet à titre de simples variables, de facteurs à prendre en compte.
Cette inversion des rôles est probablement l’un des présupposés les plus déterminants de la fiction. Elle fait signe d’une conception du divin tout-à-fait singulière. On peut peut-être avoir l’impression que les Dieux grecs s’ennuient, à voir toutes les mesquineries, les vengeances et les adultères commis par Zeus et ses semblables, mais cela ne remet nullement en cause leur perfection, leur beauté, leur omnipuissance. Les quelques « planches » représentant le monde des Dieux de la mort décrivent au contraire un univers de cendres et de destruction dans lequel des êtres profondément laids essaient péniblement de tromper leur ennui en jouant aux cartes. C’est comme si l’idée que la vie a un sens disparaissait précisément avec ceux dont nous attendons habituellement qu’ils lui en donnent un. Il n’y a rien à attendre de ce côté là : Ryuk est un « pomme rouge addict » qui ne lèvera jamais le petit doigt pour ou contre Light. Par conséquent la thèse religieuse très ancienne (religion égyptienne) selon laquelle nos actes seront pesés et décideront de notre séjour au paradis ou en Enfer est totalement invalidée. On ne peut pas s’empêcher de penser que cette révélation a un certain poids dans la décision de Light de tuer les « méchants ». S’il ne le fait pas, c’est la notion même de châtiment qui perdrait tout son sens, comme si tout se valait finalement, comme s’il était parfaitement indifférent que nous fassions le bien plutôt que le mal.
Si c’est aux hommes et seulement à eux de donner un sens à leurs actions et si on leur donne le moyen de trancher radicalement entre les comportements « bons », c’est-à-dire socialement acceptables et les « mauvais », incompatibles avec la collectivité, avons-nous une chance de voir émerger une société « clean », juste, cohérente et sensée ? La réponse est « Non » (il suffit, pour s’en convaincre, de penser à ce moment où Light demande à Rem, déesse de la mort, de confier le Death Note à un homme d’affaire sans scrupule, qui utilisera le cahier pour se débarrasser de la concurrence) c’est là le fond de la thèse nihiliste de ce manga : ce qu’il nous décrit se manifeste à nous comme un « divertissement », au sens existentiel du terme. La vie est un manga parce qu’il n’existe nulle part de quoi donner à nos vies une justification : pas davantage chez les Dieux que dans le fond passionnel de nos motivations. Rousseau affirme que « la Justice exige la transcendance de celui qui l’exerce » et Death Note nous donne à voir la folie dans laquelle ne peut manquer de sombrer l’humain auquel on donne par hasard le pouvoir de cette transcendance. 

Tous les mangas sont, en ce sens, les enfants du livre d’Albert Camus, « l’étranger », c’est-à-dire de la littérature de l’absurde. « Les hommes, dit Spinoza, sont conscients de leurs actes, mais ignorants des causes qui les déterminent. » Pour le philosophe hollandais, il y a néanmoins un sens profond, déterminé autant que déterminant à ses actions par le biais desquelles à chaque instant c’est l’unité d’un monde, d’une nature divine (Deus sive natura) qui s’accomplit, mais pour Death Note, il n’y en a pas. Les hommes, conscients de leurs actes sont ignorants des causes qui les déterminent et ces causes elles-mêmes ne convergent pas dans l’effectuation d’un être, d’une réalité « Une ». Deux adolescents immatures se livrent une lutte sans merci, et c’est tout. Est-ce pour sauver le monde ? Non, il n’y pas de monde à sauver : juste des cendres dans le monde des Dieux de la mort et des appétits de puissance dérisoires dans l’univers des hommes. Sous cet angle, l’esthétique gothique du manga est assez cohérente : il n’y a rien d’autre à faire devant l’évidence du chaos que de s’efforcer d’acquérir la lucidité de ce chaos sans s’effondrer, sans reculer devant ses implications. Ne serait-ce pas d’ailleurs le paroxysme même de la notion de « sens » : tenir à bout de bras la gageure d’une existence confrontée continuellement au désastre et vivre quand même, non pas malgré l’absence de sens mais AVEC elle.

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