Les proverbes ne font pas
bon ménage avec la Philosophie, en premier lieu parce qu’ils se réduisent à des
formules toutes faites que nous appliquons aux circonstances lorsque nous avons
l’impression qu’elles s’y prêtent. Prenons un exemple : nous avons un ami
gourmand qui nous dit qu’il veut faire un régime mais quelques heures plus tard
nous le voyons plonger sa cuillère dans un pot de crème glacée. Il se peut que
nous nous trouvions intelligents en lui disant : « Chassez le
naturel, il revient au galop. » Bon ! Quel est le sens d’une
telle affirmation ? Tu es comme tu es, et tu ne peux pas échapper à ta nature
qui est d’être gourmand. Indépendamment du fait que ce jugement a plutôt
tendance à le plomber qu’à l’encourager, il manifeste une forme de puissance de
réduction des situations aux formules non seulement fausse sur le fond mais
aussi parfaitement malsaine dans sa forme.
Voilà en substance le sens
caché de toute personne abusant de proverbes : « je ne suis pas né de
la dernière pluie, j’ai une réserve considérable de maximes applicables à
toutes les situations de l’existence, parce qu’il n’y a rien de la vie qui
puisse vraiment dépasser de l’efficience réductrice des formules. »
Quiconque a les bonnes formules ne sera jamais désarçonné, pris au dépourvu par
une situation. C’est en cela que l’utilisation des proverbes nuit gravement à
l’intelligence. C’est une forme de pensée non seulement fossilisée mais aussi
sclérosante (en ce sens qu’il s’agit de tuer dans l’œuf la plus infime volonté
de réfléchir). Ce n’est pas de la pensée du tout et c’est probablement le trait
le plus remarquable du proverbe que de manifester une forme d’abrutissement,
d’engourdissement de l’acte de penser là où l’utilisateur croit, au contraire,
avoir fait preuve de « présence d’esprit ». C’est comme si le rappel
à telle ou telle maxime révélait une « capacité » : celle de se
souvenir des bons mots au bon moment, mais réfléchissons un peu à la démarche
souterraine de cette considération du « bon moment », ce que les
grecs appelait le « Kayros » (le moment opportun – Toute action
politique efficace suppose un sens du Kayros).
L’utilisateur impénitent de
proverbes a dans la tête un « grenier » plein de formules
sentencieuses et poussiéreuses qu’il ressort quand cela lui semble adéquat à la
situation. Cela signifie qu’il n’est rien de l’instant présent qu’il puisse
percevoir comme l’occasion donnée de concevoir une pensée
« présente », c’est-à-dire nouvelle, inédite. Il y a ici une
considération de la philosophie qui se trouve négligée. Pour certains
philosophes ainsi que certains professeurs de Philosophie, il s’agit de penser
en acte : la pensée juste consiste à « juste penser »,
c’est-à-dire à penser maintenant.
Nous avons tous subi les cours de professeurs
qui étalent leur culture, montrent l’étendue de leurs connaissances mais les
formules sortent trop facilement de leur bouche pour être autre chose que du
« réchauffé ». Ils ne sont pas en train de penser ce qu’ils disent.
De ce fait, aussi intelligent que puisse être leur discours, il ne recouvre
aucune effectivité évènementielle. En d’autres termes, « il n’est pas en
train de se passer quelque chose parce que l’orateur n’est pas pris dans le
mouvement de nécessité pure qui caractérise toute réflexion instante. »
L’utilisation de proverbes
constitue le paroxysme de « l’indigence référentielle ». C’est
toujours au fil imprévisible de nos existences de susciter des pensées
inédites, insoupçonnables. Se connaître soi-même implique que nous consentions
de bonne grâce à laisser venir à la surface de notre expression des idées
nouvelles même si elles sont suscitées par la lecture de livres anciens, car
c’est maintenant qu’elles nous viennent à l’esprit.
L’épreuve de Philosophie du
baccalauréat se rapproche. Nous pouvons appliquer ce que nous venons
d’affirmer: utiliser un proverbe comme s’il constituait un argument est non
seulement contre-productif mais très légitimement sanctionnable. Une
dissertation ne peut pas se réduire à un exercice mémoriel. Prenons un exemple
courant : de nombreux candidats pensent avoir émis une pensée très
pertinente quand ils écrivent sur un sujet portant sur la liberté que « ma
liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. » Non seulement cette
affirmation ne manifeste aucune réflexion effective sur la question mais elle
se révèle complètement à côté de la plaque si nous essayons de l’approfondir un
minimum. En effet, si ma liberté s’arrêtait là où commence celle de l’autre,
alors cela signifierait que la liberté est comme un gâteau dont il s’agirait de
se partager équitablement les parts.
Mais la conceptualisation
d’une liberté spatialement limitée ne peut contredire l’évidence géométrique
selon laquelle un petit peu moins de liberté pour l’autre ce serait un peu plus de
liberté pour moi. On discute sur l’équité sans se rendre compte que l’on ramène
la liberté à une notion quantitative, ce qui est non seulement discutable mais
tout simplement impossible. La liberté ne peut se concevoir qu’en tant
qu’inconditionnée, illimitée. Elle ne peut accepter la notion de degrés. Ma
liberté ne commence pas là où s’arrête celle de l’autre parce que c’est qualitativement, fondamentalement la même. Personne ne peut être libre à
l’exclusion de l’autre. La liberté d’une femme battue à porter plainte contre
son mari violent est aussi la mienne. La vraie liberté consiste à réaliser
pleinement l’absolue nécessité dans laquelle nous trouvons d’exister (et non de
vivre) vraiment, seulement, absolument. Dés qu’une personne se voit contrainte
par une autre et empêchée par elle de libérer sa puissance d’exister, c’est un
certain style de vie qui se voit étouffé, réduit à un faible débit et cela ne
peut que porter atteinte à l’affirmation de soi de la totalité des existants.
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