« Death Note » est un manga écrit par
Tsugumi Ôba et dessiné par Takeshi Obata. Il fut publié de 2003 à 2006. Son
succès immédiat lui a valu d’être adapté en amime par le studio Madhouse et diffusé
en France en 2008. Plusieurs adaptations cinématographiques ont été tentées
mais c’est à l’anime qu’il sera prioritairement fait référence dans cet
article.
Ce manga pose apparemment une question
philosophique simple : que se passerait-il si la puissance de donner la
mort, par simple décret, tombait dans les mains d’un
« humain » ? Il suffit d’écrire le nom de la personne que l’on
veut tuer sur le « Death Note » en pensant à son visage et elle
mourra six minutes plus tard par arrêt cardiaque, à moins que l’on ne décrive
aussi les circonstances de son décès. La référence à l’écriture est cruciale,
d’abord au regard de l’expression qui est parfois utilisée devant ce que nous
appelons un coup du sort : « c’était écrit ». D’accord mais
où et par qui ? Nous parlons habituellement du destin ou du hasard.
Nous acceptons cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de notre tête avec
fatalité parce que nous savons effectivement que notre existence, en un sens,
ne tient pas à grand chose. On raconte qu’à Rome, dans l’Antiquité, il était d’usage qu’un esclave rappelle à un
général victorieux qui venait de se couvrir de gloire la
formule : « Memento mori » (« souviens-toi que tu vas
mourir ! ») afin que le conquérant ne perde pas de vue la fragilité
existentielle de sa condition. Tertullien soutient qu’il s’agissait en réalité
de ces paroles : « Regarde autour de toi et n’oublie pas que tu
n’es qu’un homme. »
Ce n’est pas que la mort en elle-même qui nous
inspire un tel sentiment de vulnérabilité mais aussi le caractère dérisoire,
brutal voire absurde de sa réalisation. Quoi que nous accomplissions dans notre
vie, nous le faisons dans la chair d’une matière friable au sein de laquelle,
en un sens, rien n’est définitivement gravé, comme un enfant dessine des figures
sur la plage en sachant que la mer ne va pas tarder à effacer ces images. Aussi
étrange que cela puisse paraître, cette proximité continuelle, structurelle de
chaque instant de notre vie avec une mort absurde et toujours possible est
constitutive de cette vie même, comme si la nécessité de donner du sens à ce
que nous faisons s’actualisait sans cesse de cette menace perpétuelle d’un coup
d’arrêt insensé, injustifiable. Ce n’est pas parce que nous pouvons mourir à
tout instant que notre existence n’a aucun sens mais exactement le
contraire : le fond de la nécessité à donner du sens vient de l’efficience
toujours actuelle d’une mort possible.
Mais voilà que Ryuk, un Dieu de la mort,
s’ennuie suffisamment « mortellement » pour faire une expérience dont
l’enjeu métaphysique est considérable : offrir à un homme la puissance de
tuer ses semblables par le simple fait d’écrire son nom dans un cahier. Il est
ainsi confié à l’un de nous le pouvoir de donner du sens à la mort, de définir
des critères de « mérite » au regard desquels l’existence de tel ou
tel être humain vaut ou pas la peine d’être poursuivie. Quels seront ces
critères ? La puissance de donner la mort en donne-t-elle le droit ?
Comment donner du sens à nos actions quand nous savons que notre
« sort » ne dépend plus de « choses qui nous dépassent »
mais au contraire de la volonté de l’un de nos semblables de construire un
monde débarrassé de ces éléments « impurs », car tel sera bien
l’objectif que se fixera Light Yagami, lycéen brillant obsédé par la justice ?
L’un des points fondamentaux de « Death
Note » consiste dans le choix de l’auteur de ne jamais décrire les
détenteurs humains de ces cahiers (car il y en aura plusieurs dans le manga)
comme des personnes soumises à des cas
de conscience. Il n’est aucunement question de ne pas utiliser ce pouvoir, de
telle sorte que jamais l’action ne s’interroge sur le pourquoi de la mort
infligée mais plutôt la question du « comment ? ». Posséder un
tel cahier définit une condition qui fait entrer le propriétaire dans la
complexité d’une infinité de questions tactiques au fil desquelles l’objectif
n’est finalement pas du tout d’être le plus vertueux mais le plus habile, et la
nature de l’intérêt que nous prenons à suivre le fil de ces intrigues très
compliquées tient du « jeu » plus que de l’attente d’une morale de
l’histoire.
De fait, il n’y pas vraiment de
« gentils » dans « Death Note ». Aucun événement, aucun
mouvement ne semble revêtir d’autre sens que celui de créer une nouvelle
configuration dans la partie d’échecs qui oppose Light Yagami ou Kira à
« L », l’enquêteur « absolu », pure machine à démêler les
énigmes, à trouver les coupables en suivant les ressorts d’une logique pure,
froide et débarrassée de toute affectivité. Ces deux adolescents n’ont d’exceptionnels
que leur intelligence, contrairement aux super-héros américains comme Spiderman
ou Superman qui sont « fondamentalement », c’est-à-dire dans
« leur être même », « surnaturels ». Dans « Death
Note », on pourrait dire que c’est plutôt la situation qui est hors norme
et les héros vont hausser leur niveau de jeu
au fil de l’intensité croissante de l’imbroglio créé par la situation,
étant entendu qu’à aucun moment « Kira » ou « L » ne vont
se retrancher derrière des « principes », une fois que l’objectif de
chacun d’eux est clairement établi. C’est ainsi que Kira, aussi cynique
soit-il, a choisi de tuer « les méchants » pour créer une société
humaine chimiquement pure, constituée exclusivement de membres
« autorisés », comme une secte dans laquelle tous ceux qui ne
posséderaient pas les bons codes comportementaux seraient « radiés »
mais il n’hésite absolument pas à tuer tous ceux qui essaient de contrecarrer
ses projets.
Il est absolument impossible de suivre l’action
de ce manga sans être, à tout instant, assailli de questions philosophiques et
celle qui vient en premier lieu par rapport au projet de Kira consiste d’abord
à s’interroger sur sa nature éminemment
contradictoire : « Comment se fixer à soi-même le projet
d’éliminer tous les meurtriers de la société sans réaliser qu’il faudra bien,
en toute logique, s’imposer tôt ou tard à soi-même la même
sentence ? » C’est comme si la solution du problème soulevé dans
Death Note, à savoir quelle attitude devons nous adopter face au mal, apparaissait en contrepoint d’une action
toujours visible, toujours « tueuse », à visée socialisante. Ce n’est
pas un pouvoir qu’il faut opposer au pouvoir du mal mais plutôt une résistance
et celle-ci ne saurait se concevoir comme une action sur la société mais sur
soi. Lutter contre le mal, cela commence ici et maintenant mais juste « en
soi ».
Super! Seulement, pourquoi rien de plus quant à la portée sociale du sujet? Autrement: enfin et merci!
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerAucun de ces deux articles ne peut prétendre à l'exhaustivité sur une oeuvre aussi intéressante et inégale. S'il fallait évoquer la portée sociale de ce manga, cela nous entraînerait probablement à interroger l'histoire du Japon, ses traditions religieuses, ce que Bourdieu appelle l'Ethos. Vous avez raison de penser que ce serait très, très intéressant, mais je ne m'en sens pas la compétence.
Merci beaucoup pour votre commentaire
JB