mardi 12 mai 2015

Death Note de Tsugumi Ôba - Ecrire la mort des autres (1)


« Death Note » est un manga écrit par Tsugumi Ôba et dessiné par Takeshi Obata. Il fut publié de 2003 à 2006. Son succès immédiat lui a valu d’être adapté en amime par le studio Madhouse et diffusé en France en 2008. Plusieurs adaptations cinématographiques ont été tentées mais c’est à l’anime qu’il sera prioritairement fait référence dans cet article.
Ce manga pose apparemment une question philosophique simple : que se passerait-il si la puissance de donner la mort, par simple décret, tombait dans les mains d’un « humain » ? Il suffit d’écrire le nom de la personne que l’on veut tuer sur le « Death Note » en pensant à son visage et elle mourra six minutes plus tard par arrêt cardiaque, à moins que l’on ne décrive aussi les circonstances de son décès. La référence à l’écriture est cruciale, d’abord au regard de l’expression qui est parfois utilisée devant ce que nous appelons un coup du sort : « c’était écrit ». D’accord mais où et par qui ? Nous parlons habituellement du destin ou du hasard. Nous acceptons cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de notre tête avec fatalité parce que nous savons effectivement que notre existence, en un sens, ne tient pas à grand chose. On raconte qu’à Rome, dans l’Antiquité,  il était d’usage qu’un esclave rappelle à un général victorieux qui venait de se couvrir de gloire la formule : « Memento mori » (« souviens-toi que tu vas mourir ! ») afin que le conquérant ne perde pas de vue la fragilité existentielle de sa condition. Tertullien soutient qu’il s’agissait en réalité de ces paroles : « Regarde autour de toi et n’oublie pas que tu n’es qu’un homme. »
Ce n’est pas que la mort en elle-même qui nous inspire un tel sentiment de vulnérabilité mais aussi le caractère dérisoire, brutal voire absurde de sa réalisation. Quoi que nous accomplissions dans notre vie, nous le faisons dans la chair d’une matière friable au sein de laquelle, en un sens, rien n’est définitivement gravé, comme un enfant dessine des figures sur la plage en sachant que la mer ne va pas tarder à effacer ces images. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette proximité continuelle, structurelle de chaque instant de notre vie avec une mort absurde et toujours possible est constitutive de cette vie même, comme si la nécessité de donner du sens à ce que nous faisons s’actualisait sans cesse de cette menace perpétuelle d’un coup d’arrêt insensé, injustifiable. Ce n’est pas parce que nous pouvons mourir à tout instant que notre existence n’a aucun sens mais exactement le contraire : le fond de la nécessité à donner du sens vient de l’efficience toujours actuelle d’une mort possible.

Mais voilà que Ryuk, un Dieu de la mort, s’ennuie suffisamment « mortellement » pour faire une expérience dont l’enjeu métaphysique est considérable : offrir à un homme la puissance de tuer ses semblables par le simple fait d’écrire son nom dans un cahier. Il est ainsi confié à l’un de nous le pouvoir de donner du sens à la mort, de définir des critères de « mérite » au regard desquels l’existence de tel ou tel être humain vaut ou pas la peine d’être poursuivie. Quels seront ces critères ? La puissance de donner la mort en donne-t-elle le droit ? Comment donner du sens à nos actions quand nous savons que notre « sort » ne dépend plus de « choses qui nous dépassent » mais au contraire de la volonté de l’un de nos semblables de construire un monde débarrassé de ces éléments « impurs », car tel sera bien l’objectif que se fixera Light Yagami, lycéen brillant obsédé par la justice ?
L’un des points fondamentaux de « Death Note » consiste dans le choix de l’auteur de ne jamais décrire les détenteurs humains de ces cahiers (car il y en aura plusieurs dans le manga) comme des personnes  soumises à des cas de conscience. Il n’est aucunement question de ne pas utiliser ce pouvoir, de telle sorte que jamais l’action ne s’interroge sur le pourquoi de la mort infligée mais plutôt la question du « comment ? ». Posséder un tel cahier définit une condition qui fait entrer le propriétaire dans la complexité d’une infinité de questions tactiques au fil desquelles l’objectif n’est finalement pas du tout d’être le plus vertueux mais le plus habile, et la nature de l’intérêt que nous prenons à suivre le fil de ces intrigues très compliquées tient du « jeu » plus que de l’attente d’une morale de l’histoire.

De fait, il n’y pas vraiment de « gentils » dans « Death Note ». Aucun événement, aucun mouvement ne semble revêtir d’autre sens que celui de créer une nouvelle configuration dans la partie d’échecs qui oppose Light Yagami ou Kira à « L », l’enquêteur « absolu », pure machine à démêler les énigmes, à trouver les coupables en suivant les ressorts d’une logique pure, froide et débarrassée de toute affectivité. Ces deux adolescents n’ont d’exceptionnels que leur intelligence, contrairement aux super-héros américains comme Spiderman ou Superman qui sont « fondamentalement », c’est-à-dire dans « leur être même », « surnaturels ». Dans « Death Note », on pourrait dire que c’est plutôt la situation qui est hors norme et les héros vont hausser leur niveau de jeu  au fil de l’intensité croissante de l’imbroglio créé par la situation, étant entendu qu’à aucun moment « Kira » ou « L » ne vont se retrancher derrière des « principes », une fois que l’objectif de chacun d’eux est clairement établi. C’est ainsi que Kira, aussi cynique soit-il, a choisi de tuer « les méchants » pour créer une société humaine chimiquement pure, constituée exclusivement de membres « autorisés », comme une secte dans laquelle tous ceux qui ne posséderaient pas les bons codes comportementaux seraient « radiés » mais il n’hésite absolument pas à tuer tous ceux qui essaient de contrecarrer ses projets.
Il est absolument impossible de suivre l’action de ce manga sans être, à tout instant, assailli de questions philosophiques et celle qui vient en premier lieu par rapport au projet de Kira consiste d’abord à s’interroger sur sa nature éminemment contradictoire : « Comment se fixer à soi-même le projet d’éliminer tous les meurtriers de la société sans réaliser qu’il faudra bien, en toute logique, s’imposer tôt ou tard à soi-même la même sentence ? » C’est comme si la solution du problème soulevé dans Death Note, à savoir quelle attitude devons nous adopter face au mal,  apparaissait en contrepoint d’une action toujours visible, toujours « tueuse », à visée socialisante. Ce n’est pas un pouvoir qu’il faut opposer au pouvoir du mal mais plutôt une résistance et celle-ci ne saurait se concevoir comme une action sur la société mais sur soi. Lutter contre le mal, cela commence ici et maintenant mais juste « en soi ».


2 commentaires:

  1. Super! Seulement, pourquoi rien de plus quant à la portée sociale du sujet? Autrement: enfin et merci!

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  2. Bonjour,
    Aucun de ces deux articles ne peut prétendre à l'exhaustivité sur une oeuvre aussi intéressante et inégale. S'il fallait évoquer la portée sociale de ce manga, cela nous entraînerait probablement à interroger l'histoire du Japon, ses traditions religieuses, ce que Bourdieu appelle l'Ethos. Vous avez raison de penser que ce serait très, très intéressant, mais je ne m'en sens pas la compétence.
    Merci beaucoup pour votre commentaire
    JB

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