La parole est un acte alors que le langage est une
« faculté », mais ce terme manque encore de justesse car une faculté
désigne une aptitude que je peux ne pas avoir alors qu’il y a dans la condition
de l’être de langage la référence à un donné absolument préalable, soit une
disposition à l’égard de l’existence dans laquelle l’homme est toujours déjà
« structurellement » impliqué et qu’il ne dépend aucunement de lui
d’avoir ou pas (parce que c’est peut-être à partir de cette disposition qu’il
est homme).
Le linguiste Ferdinand de Saussure en distinguant la langue de la parole
sépare « ce qui est social de ce qui est individuel et ce qui est
essentiel de ce qui est accidentel, accessoire ». Peut-être pourrions nous
trouver le langage en allant chercher encore plus avant dans la direction
contraire de ce mouvement vers la parole, l’humain et, en amont de cet
« essentiel » qui s’oppose à l’accidentel, au circonstanciel de la
parole, un « absolu » de nécessité, un fait accompli, ce dans quoi
l’homme est fait, comme tissé, ce qu’il
est et non ce qu’il a. Le langage n’est plus alors une aptitude que l’être
humain « a » mais une disposition existentielle, originelle et
constitutive de ce qu’il est. « Etre ou ne pas être »…de langage,
telle n’est pas la question de l’homme, puisqu’il se définit dans l’absence
même de cette alternative, comme si nous atteignons ici une sorte de fond
structurel humain. L’homme comme phénomène, c’est ce qui ne peut pas émerger
ailleurs ni autrement que dans cet enveloppement de ses plus infimes
manifestations dans du signifiant.
La parole, c’est ce que je peux ne pas émettre, le langage c’est ce que
je ne peux pas ne pas émettre. Mais alors de quoi est-il question dans le
langage ? De quoi se compose-t-il ? De signes plus que de mots, de
« vouloir dire » plus que de « dit ». On comprend mieux ce
qu’est le langage quand on réalise l’impossibilité pour l’être humain d’être à
l’existence, au monde, autrement qu’« aux aguets », c’est-à-dire en
situation perpétuelle de décryptage, d’interprétation et d’émission de signes.
C’est ce que le philosophe allemand Heidegger appelle la
« prévoyance » (ce terme ne désigne pas l’anticipation de l’avenir
mais plutôt le fait donné, principiel d’une préoccupation, d’un intéressement
au monde sous l’efficace duquel il n’y a pas d’insignifiant. Le langage est
cette dimension préalable du parti pris de la toute signifiance des phénomènes,
y compris celui de notre existence. Il est cette efficience par laquelle nous
suivons le fil des évènements mondains « au sens », « au
signe », au mot mais jamais « à la lettre », c’est-à-dire jamais
dans l’instantanéité d’une hébétude littérale (le haïku est la tentative de
cette hébétude).
En face d’une autre personne à laquelle je ne parle pas, l’absence de
paroles n’est pas vide de sens. Elle en est, au contraire, incroyablement
pleine et c’est pour occulter la nature presque insoutenable de cet effet de
saturation du sens, à savoir que la haine ou le mépris ou l’indifférence ou
l’amour imprègnent l’atmosphère d’une densité sans failles, que si souvent nous
parlons. Nous ne nous exprimons pas alors pour briser le silence ou pour cacher
que nous n’avons rien à nous dire mais, au contraire, parce que ce silence est
trop plein de sens et que tout est dit. Il faut crever cette poche de justesse
et d’authenticité où tout explose dans une lumière trop crue. Par conséquent,
l’absence de parole est comme le squelette mis à nu de la toute présence
efficiente du langage, de l’indéfectible permanence du vouloir dire.
Mais alors pourquoi ne pas s’abstenir de parler pour qu’enfin s’active
l’authenticité de tous les signes, de tous les « vouloir
dire » ? Si échanger des mots est justement ce qui nous empêche de
vivre l’authenticité d’un rapport, pourquoi ne pas se taire ? Tout
simplement parce que l’efficience d’un vouloir dire est si constante, si
indéracinable qu’elle ne s’activera pas moins dans l’émission que dans
l’absence de paroles. On peut trouver, dans la pièce de Shakespeare,
« Jules César », une illustration particulièrement claire de ce
constant détournement de la littéralité de ce qui est dit par l’exercice de la
puissance toute à la fois insidieuse et en même temps constitutive de l’énoncé
proféré d’un vouloir dire. Nous ne disons jamais que ce que nous disons. Quoi
que l’on dise, ce n’est jamais cela que l’on veut dire. Une parole est
inconcevable sans langage non seulement en ce sens qu’il faut un fond
signifiant à un énoncé mais aussi d’un point de vue structurel c’est-à-dire
dans ce qui fait d’une parole une parole. Ce que l’on dit donne à penser, prête
à interprétation. Rien n’est à prendre à la lettre parce qu’il n’y a pas de
« lettre », ni même de mot (au sens d’unité isolée) mais ce
débordement constant du mot par le signe.
Il convient donc de prêter à ce
passage une attention particulière dans la mesure où la complexité et
l’intensité dramatique de la situation dans laquelle Marc Antoine prend la
parole ne le contraignent pas à faire un « certain usage » de la
parole mais au contraire à jouer de ce qu’elle est vraiment, de sa fibre la
plus authentique, celle-ci étant l’ambiguïté, le retour à cette donnée
« toujours déjà cryptée » du message.
César vient d’être assassiné. Marc Antoine qui lui était très lié est
terrassé par la nouvelle de ce meurtre. Il hait les conjurés et
particulièrement Brutus mais il ne veut pas appeler le peuple à la révolte,
d’une part parce que la situation politique est incertaine (sa propre vie ne
tient qu’à un fil) et d’autre part parce qu’il ne veut pas d’une guerre civile.
C’est en douceur qu’il convient de rendre Brutus odieux, injuste, au peuple de
Rome, et, de la sorte, de l’évincer de l’exercice du pouvoir :
« Je viens parler, sur la
dépouille de César. Il était mon ami, fidèle et juste,
Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux.
Et Brutus est un homme honorable.
Il a conduit bien des captifs à
Rome. Dont la rançon remplit nos coffres publics :
Cela vous semble-t-il d’un
ambitieux ? Quand les pauvres souffraient, César pleurait.
L’ambition doit être plus coriace.
Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux.
Et Brutus est un homme honorable.
Et tous vous avez vu qu’aux
Lupercales, trois fois je lui offris la couronne royale,
Qu’il refusa, trois fois. Fut-ce par
ambition ?
Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux.
Et Brutus est, bien sûr, un homme honorable. »
Bien sur, en prêtant attention à la structure de son discours, à l’effet
de répétition de la ritournelle affirmant l’honorabilité de Brutus ainsi qu’au
peu de poids de cette honorabilité comparativement à la grandeur des actes de
César, on a envie de dire qu’il est habilement tourné mais il convient de ne
pas se laisser aveugler par la maîtrise de l’orateur. Toute sa subtilité repose
sur son aptitude à ne laisser agir de la parole que sa nature la plus profonde,
étant entendu que cette nature est fondamentalement celle de la duplicité, du
double sens. Nous n’adressons aucun message à qui que ce soit sans qu’il soit
nécessairement précédé du « sous entendu » de son impossible
littéralité : « Attention, ce que je te dis n’est pas seulement ce
que je te dis. »
Mais alors qu’est-ce que c’est ? La dynamique sous jacente d’un
fond de suggestion qui d’ailleurs n’agit pas seulement dans les mots mais dans
tous les actes, les postures et les gestes humains. Cette impossible
littéralité dont joue Marc Antoine est aussi ce qui s’active dans cette chape
de plomb que fait peser sur les rapports sociaux l’efficience permanente d’une
machine à interprétations. C’est d’ailleurs cette considération qui ne peut
manquer d’éveiller un soupçon à l’égard des disciplines interprétatives comme
la psychanalyse ou la sociologie : se construisent-elles finalement dans
un autre espace que celui de cet échappement du dit de la parole par le vouloir
dire du langage ? Si jamais je ne dis ou fais sans vouloir dire autre chose
que ce que je dis ou fais, alors ni la psychanalyse ni la sociologie ne me
révèle le fond vrai de quoi ce soit, le « fin mot », elles ne font
que prendre en marche le mouvement interprétatif de ce qui n’a pas d’autre être
que celui de cette évanescence du vouloir dire. On peut bien expliquer le fait
qu’une fille soit anorexique, par exemple, par un problème
« papa-maman », cette explication ne prendra jamais suffisamment en
compte le fait que l’anorexie est déjà en elle-même un « vouloir
dire », non pas ce par quoi la fille veut dire quelque chose, mais une
certaine tournure de ce qui, de toute façon, n’a pas d’autre réalité que d’être
une tournure. On croira avoir trouvé l’origine du dysfonctionnement quand on
aura simplement « sur interprété » le fait que l’homme
« parle ».
Dans son livre « la chevauchée sur le lac de Constance »,
l’écrivain allemand Peter Handke situe parfaitement, dans un dialogue entre
deux femmes, tout ce que cette impossible littéralité des manifestations
humaines recèle comme parti pris épuisant d’un fond préalable d’ambiguïté (nous
sommes toujours au monde comme Œdipe à la sphinge : des déchiffreurs
d’énigmes)
« Henny
- « Quelqu’un est assis la tête baissée : est-il triste ?
Elisabeth -
Non, il est simplement assis la tête baissée.
- Quelqu’un sursaute : se sent-il
coupable ?
- Non, il sursaute simplement.
- Deux personnes restent assises sans
se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées l’une contre
l’autre ?
- Non, elles sont simplement assises
sans se regarder ni s’adresser la parole.
- Quelqu’un frappe sur la table ;
est-ce pour imposer sa volonté ?
- Ne peut-il simplement frapper sur la
table ? » »
C’est
peut-être exactement dans l’épreuve que nous faisons, à la lecture de ce
passage, de notre hésitation entre le non et le oui pour répondre à la question
d’Elisabeth, que se situe la dimension la plus problématique du langage. Non,
il ne peut pas simplement frapper sur la table, parce que seuls les aliénés
agissent de la sorte, parce que le propre de l’homme est de se dérober constamment
à la verticalité d’un acte qui ne serait que ce qu’il est dans l’instantanéité
de sa donne évènementielle (la science, la littérature, la religion ne se
constituent pas autrement). Mais en même temps, n’est-il pas vrai qu’après
tout, il n’a réellement fait que taper sur la table ? N’est-ce pas dans
cette neutralité « a-signifiante » de l’acte que s’impose à nous,
dans sa simplicité, toute la justesse de son « à propos », étant
entendu que rien n’est ailleurs ni autrement qu’à propos ? Un homme peut-il
être, plus encore qu’insignifiant (notion qui ne s’exclue pas de la référence à
son contraire, à savoir, ici, le signe), en marge de cette dimension du
« tout signifiant » dans laquelle consiste le plus authentiquement le
langage ?
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