Il est tout-à-fait
envisageable que les précautions d’usage qu’il convient de prendre à l’égard
d’une telle question composent finalement son seul traitement possible. Comment
travailler cette interrogation en évitant de tomber dans la bêtise de la
croyance en sa résolution ? C’est bien là la nature de l’effort qui nous
est demandé. « La bêtise, dit Gustave Flaubert, consiste à vouloir
conclure. » Ce n’est pas qu’il faille nécessairement commencer cette
réflexion en faisant une croix sur la possibilité de vaincre la bêtise, c’est
plutôt que ce sujet a l’impudeur de nommer le présupposé de tout questionnement
philosophique : il ne s’agit pas de se poser des questions pour y
répondre, comme un fruit que l’on finirait par cueillir sur l’arbre mais plutôt
d’explorer la densité de ramification des branches à partir du tronc. De fait,
la philosophie énerve l’opinion, parce qu’elle ne répond jamais aux questions
qu’elle se pose, mais montre à quel point tel problème renvoie à de nouvelles
dimensions elles-mêmes problématiques et ce jusqu’à épuisement du temps (quatre
heures pour l’épreuve du baccalauréat), de la vie (pour les philosophes
eux-mêmes).
Il y a donc quelque chose de
ce qui constitue le propre de tout questionnement philosophique qui se trouve
nommé, pointé par celui-là, comme si ce que nous sous-entendions jusqu’à
maintenant faisait désormais l’objet d’un questionnement
« redoublé ». La défiance à l’égard de toute précipitation à
répondre, ou, en d’autres termes, la possibilité que la bêtise consiste à
vouloir répondre suggère que nous envisagions la philosophie comme l’action de
« séjourner dans la question ». Mais ce séjour est-il une
lutte ?
Maurice Blanchot, dans
« la parole plurielle », évoque précisément la distinction entre la
forme affirmative et la forme interrogative : « Prenons ces deux modes d’expression : « le ciel
est bleu » « le ciel est-il bleu ? Oui ». Il ne faut pas
être grand clerc pour reconnaître ce qui les sépare. Le « oui » ne
rétablit nullement la simplicité de l’affirmation plane : le bleu du ciel,
dans l’interrogation a fait place au vide ; le bleu ne s’est pourtant pas
dissipé, il s’est au contraire élevé dramatiquement jusqu’à sa possibilité,
au-delà de son être et se déployant dans l’intensité de ce nouvel espace, plus
bleu assurément, qu’il n’a jamais été, dans un rapport avec le ciel, à
l’instant – l’instant de la question où tout est en instance. »
Ces deux propositions
peuvent apparaître identiques aux yeux de quiconque ne regardent que le
« résultat » : « Le ciel et bleu » et « le
ciel est-il bleu ? Oui ». Il ne fait pas de doute, pourtant, que la
deuxième a parcouru plus de chemin que la première. C’est cela que veut nous
faire comprendre Maurice Blanchot. Il y a eu un temps de suspension durant
lequel la question a été posée, c’est-à-dire pendant lequel le bleu du ciel a
été soulevé de son socle assertif pour devenir une possibilité, une couleur
évoquée parce que pressentie mais pas encore constatée et peut-être impossible
à constater car nous pourrons toujours discuter de la détermination de ce bleu.
Le bleu est « en instance », mais en instance de quoi? De bleuir. Aucune couleur n'est que ce qu'elle est. Elle consisterait plutôt dans l'acte de s'intensifier et de devenir. Que le ciel soit bleu est une
proposition dont on peut discuter mais au sujet de laquelle nous ne pouvons pas
statuer parce que rien n’est aussi simple que ça (si ce n’est le mot ciel, le
mot bleu, etc.). Bien sûr le « oui » statue, conclue, bêtifie, se
résout à la réponse caricaturale, mais le temps de suspension aura, ne
serait-ce qu’un temps, semé le doute, et de cette graine semée, c’est peut-être
la moisson de l’intelligence même qui commencera à pousser. Nous disons
« oui » en attendant mieux mais cette attente est finalement
infiniment plus riche que tous les oui parce que riche de tout ce que le « oui »
ne fera que simplifier, bêtifier.
En d’autres termes, nous
concluons toujours « faute de mieux », mais pourquoi se priver de ce
« mieux » puisqu’il est à notre portée, puisque il est ce qui se met
en question dans la question ? Pourquoi vivre la réponse comme une nécessité
absolue, impérative ? Pouvons-nous lutter contre la bêtise de croire que
nous posons des questions à quelqu’un pour qu’il y réponde ? La richesse
de la question ne peut pas consister dans la pauvreté catégorique d’une réponse
mais dans l’intensification de sa montée en puissance « questionneuse ».
Si nous distinguons, comme Maurice Blanchot, ces deux propositions : « Nous
pouvons lutter contre la bêtise » et « Pouvons-nous lutter contre la
bêtise ? Oui », nous percevons bien ce bruissement d’ouverture, de
curiosité et d’humilité mêlée dans la deuxième proposition mais pas dans la
première.
Comme le dit Blanchot à
propos de l’exemple qu’il a choisi, le « oui » ne nous fait pas
atterrir au même endroit que celui qui définit comme « le point
d’arrivée » de l’assertion : « nous pouvons lutter contre
la bêtise. » Ce n’est pas seulement le fait que la formule interrogative
nous impose d’envisager la réponse négative, c’est surtout que le suspens de la
question révèle, comme le point d’où elle part, une sorte de neutralité, qui,
sur cette question, est particulièrement fascinante : lutter contre la
bêtise, n’est-ce pas déjà trop dire, ou trop faire, n’est-ce pas déjà se
prendre pour ? Pouvons-nous lutter contre la bêtise sans déjà nous engager
dans un combat qui, en aucune manière, ne saurait être « le notre »,
parce que le combat contre la bêtise ne saurait se concevoir comme un
face-à-face ? Se pourrait-il que la bêtise consiste exactement dans la
croyance en un « adversaire » (à l’origine Satan était défini
comme l’accusateur ou encore comme « l’adversaire ») ?
Pensons à ce discours que
nous avons tous déjà entendu dans la bouche de personnes dotées des meilleures
intentions du monde : « moi, je ne peux pas supporter la
bêtise. » Qu’attendent-elles exactement ? Cette prise de position
a-t-elle un sens ? Pourrions-nous répondre : « Moi, c’est
tout le contraire, j’adore ça ! » ? « Combattre la
bêtise où qu’elle se trouve, par tous les moyens ! » Comment ne
pas se sentir porté par la noblesse héroïque d’un tel mot d’ordre ? Mais
comment ne pas voir également qu’elle ne dit rien, qu’elle ne nous fait avancer
nulle part, voire qu’elle se retourne contre celui-là même qui l’émet parce qu’il n’est peut-être pas très avisé de
croire qu’il y est quoi que ce soit d’identifiable dans la bêtise.
Rien de plus intéressant, de
ce point de vue que le piège de la télé-réalité. Des producteurs mettent en
scène des situations dans lesquelles certaines personnes vont offrir le
spectacle de disputes, de mesquineries, d’humiliations, d’agressivité. Un
« public » va, par la suite se constituer autour de ces situations,
prenant éventuellement partie pour tel ou tel, ou bien encore en exprimant
clairement son jugement sur telle ou telle attitude considérée comme bête. De
ce point de vue, la télé-réalité reprend exactement le mode opératoire du Zoo à
cette différence près qu’il s’agit moins d’y voir des bêtes que de s’y
démarquer de la bêtise en la spectacularisant, en la diabolisant, en la
pointant. Je regarde ce que je ne suis pas, je creuse davantage au fur et à
mesure que je regarde le fossé qui me distancie de celles et ceux que je
considère comme « bêtes ». Ce que je regarde, c’est ce que je ne suis
pas, ce dont je jouis de me distinguer en le regardant : « je ne suis
pas bête puisque je sais reconnaître de la bêtise quand j’en vois, et ça, c’en
est. Je me distingue d’une caricature mais en caricaturant »
Ce qui s’enclenche dés lors
dans cette mécanique, c’est un cercle vicieux de la caricature dans la
dynamique duquel inauthenticité et stéréotype se conjuguent avec une efficacité
suffisamment redoutable pour produire une bêtise systémique à laquelle personne
ne peut vraiment échapper. Nabila définit une norme: « toute fille a du
shampoing », mais nous voyions bien dans sa mise en scène
d’elle-même : « Allô quoi ! » 1) qu’elle exclue donc
de cette norme les filles qui n’ont pas de shampoing (le « allô »
signifie qu’il n’y a personne au bout du fil). Elle crée un cliché et 2)
qu’elle n’y croit pas elle-même (le « allô, quoi ! » est
suffisamment maniéré pour que nous n’ayons aucun doute à ce sujet. Nabila fait
une caricature d’elle-même : Elle se définit comme « une
Bimbo », mais elle sait qu’il est impossible « d’être » une
Bimbo, on ne peut que paraître en être une. Elle fait exactement comme le
garçon de café de Jean-Paul Sartre qui joue à être garçon de café, c’est-à-dire
qui respecte à la lettre tous les stéréotypes de ce qu’un garçon de café doit
faire pour être admis au sein de cette comédie sociale à l’intérieur de laquelle
chacun de nous est intégré parce qu’il accepte de suivre les codes, d’envoyer
les signes extérieurs correspondant à la profession, au genre, à l’image.
Toutes les personnes qui
vont juger que Nabila est l’incarnation même de la bêtise de la télé-réalité
vont ainsi eux-mêmes plonger tête la première dans le piège du paraître. La
bêtise fait semblant d’être bête comme Nabila fait semblant d’être une Bimbo si
bien que si vous critiquez son attitude, vous êtes en train de faire comme Dom
Quichotte, vous luttez contre une illusion, contre des moulins à vent, vous
défendez une façon de paraître contre une autre façon de paraître. De très
nombreux animateurs se sont ainsi empressés de poser à Nabila ou à d’autres
stars de la télé-réalité des questions sur la culture. On rit ainsi des
mauvaises réponses de Nabila sur les dates de la seconde guerre mondiale. Mais
que sommes-nous en train de faire en réalité ? De faire jouer à plein les
rouages de la bêtise stéréotypique selon lesquels une bimbo n’est pas une
intello. Et qu’est-ce qu’une intello ? Une historienne qui connaît la date
de la seconde guerre mondiale. Mais revenons à la première assertion de
Nabila : « T’es une fille, t’as pas de shampoing ». En quoi
ce stéréotype est-il fondamentalement différent de l’idée qu’un intellectuel,
c’est quelqu’un qui connaît la date de la seconde guerre mondiale ? N’est-ce
pas après tout le même désir d’étiqueter, de caricaturer, de constituer une
typologie hiérarchisée des attitudes, des apparences et des images nous
permettant de nous définir et de nous reconnaître, de nous identifier les uns
les autres, les uns des autres, les
uns comme supérieurs aux autres ?
Se pourrait-il qu’identifier
la bêtise revienne à sombrer dans la bêtise de croire qu’on peut
identifier ? Se pourrait-il que nous puissions dire exactement la même
chose de la bêtise que ce que Claude Lévi-Strauss soutient au sujet de la
barbarie ?
"L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur
des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez
chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste
à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales,
religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles
auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas
de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc.., autant de
réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en
présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères.
Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture
grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare; la civilisation
occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or,
derrière ces épithètes se dissimule un même jugement: il est probable que le
mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du
chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain; et
sauvage, qui veut dire «de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal par
opposition à la culture humaine. [...]
Cette
attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les «sauvages» (ou tous ceux
qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement
l'attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes.
[...]
L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique,
parfois même du village; à tel point qu'un grand nombre de populations dites
primitives se désignent elles-mêmes d'un nom qui signifie les «hommes » (ou
parfois - dirons-nous avec plus de discrétion? - les « bons », les « excellents
» , les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou
villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais
qu'ils sont tout au plus composés de «mauvais», de « méchants », de « singes de
terre » ou « d'oeufs de pou ». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce
dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition».
Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent
cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la
découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions
d'enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers
s'employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une
surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction.
[...]
En refusant l'humanité à ceux qui
apparaissent comme les plus «sauvages » ou « barbares » de ses représentants,
on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare,
c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie".
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Éd. Denoël-Gonthier, coll.
Médiations, 1968, pp. 19
L’étude de ce passage de « Race et
Histoire » est particulièrement intéressante par rapport à la question de
la bêtise, notamment parce qu’elle entre en résonance avec ce que nous
pourrions appeler « une logique constitutive de l’identité » que nous
retrouvons à peu prés partout et dont il s’agira pour nous de savoir si elle
est la seule, auquel cas ce serait bel et bien la notion même d’identité qu’il
nous faudrait alors mettre en question (mais il est à espérer que nous en
relèverons une autre). De quelle logique s’agit-il ? De celle qui consiste
à se poser comme « soi » par exclusion de ce que nous définissons
comme « autre ». Je ne suis moi qu’en tant que je me distingue de ce
qui n’est pas moi. Nous percevons dans l’œuvre du théoricien nazi Carl Schmidt
l’expression claire de cette dynamique appliqué à l’esprit même de la
nation : « Une collectivité s’identifie comme telle par opposition à
ce qui est contraire. Une société se définit en opposition aux autres. Tout ce
qui devient antagonique devient politique. La guerre est donc l’acte politique
par excellence, car pour exister soi-même il faut repérer son ennemi et le
combattre. » Nous saisissons bien dans cette logique tout ce
qu’elle implique en termes de conquête et d’adversité.
Claude
Lévi-Strauss décrit d’abord les mille et une façons par le biais desquelles
nous avons presque spontanément tendance à considérer l’autre culture comme
autre à la culture même. Nous pratiquons tous ainsi une forme d’ethnocentrisme
qui nous amène à répudier toute pratique culturelle différente de la notre. Le
barbare, pour les grecs, c’est celui qui « baragouine », qui bégaie,
qui n’articule pas parce qu’il ne parle pas grec. Il existe donc bien un lien
profond étymologique entre la bêtise et la barbarie, c’est le rapport à
l’animalité, et surtout à une animalité perçue comme stupide, bornée, aveugle,
inerte et brute.
Le film
« 300 » de Zack Snyder, touche du doigt dans sa frénésie
caricaturale, des points tout-à-fait fondamentaux, mais « à son
insu ». Disons que c’est précisément dans l’acte même par le biais duquel
la violence devient un argument aguicheur, veule et commercial qu’il acquiert
un étrange droit de cité. Pour le dire plus clairement, l’excellence de ce
film, c’est tout ce qui, de lui, de cette glorification vulgaire de la violence
et de la civilisation Grecque échappe à ces auteurs, notamment Franck Miller
lui-même (défenseur un tantinet trop zélé d’un Occident « musclé »).
La correspondance entre le conditionnement spartiate et celui des jeunesses
Hitlériennes éclate comme une évidence dans ce film. Or ce rapprochement est
juste. On sait qu’Hitler était un admirateur de cette période de l’Antiquité
Grecque et plus particulièrement de la discipline spartiate. Si le barbare
était celui qui croit à la barbarie,
alors « 300 » serait un film barbare, mais nous ne tomberons pas dans
le piège de croire à notre tour à cette barbarie là, nous pointerions plutôt sa
maladresse, ses délires de mise en scène (Léonidas ordonnant à sa troupe de
stopper au seuil d’une falaise, ou abattant trois perses en un seul coup de
lance), et sa qualité graphique remarquable qui constitue vraiment d’ailleurs
le seul intérêt de ce film.
Or l’un
des passages les plus intéressants de ce film décrit l’attaque des 300
spartiates par le corps d’élite de Xerxès, « les immortels », unité
qui a bel et bien existé mais qui se voit réduite, dans le film, à des lézards masqués munis de sabres. Les immortels ne sont pas humains, puisque ils sont
perses, leur sang est noir alors que celui des spartiates est rouge. Les grecs
défendent la raison, la liberté, la culture et l’esprit de corps alors que les
perses sont lascifs, esclaves, indisciplinés et multiples. La Grèce c’est la
glorification de l’esprit Apollinien, le triomphe de la forme sur les
puissances du chaos et Ephialtès, le fourbe, ne peut être que difforme. Nous sommes presque au-delà des stéréotypes. Tout est facile, manichéen, affiché, sur-joué. Il n'est pas une seule image de ce film qui soit autre chose qu'une invitation à ne pas réfléchir.
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