« Certaines lucidités
sont pires que les pires aveuglements. A l’instant où l’on accepte son propre
reflet comme définitif, il importe peu de savoir si le miroir, l’oeil, est
déformant ou pas ; il faut que ce reflet soit beau ou qu’il tente de
l’être ; car s’il ne l’est pas ou qu’on s’y résigne, on en vient à
rechercher le pire, on ne tente plus que d’accentuer sa propre férocité, tels
dans les fêtes foraines ces badauds déjà laids, qui, reconnaissant soudain dans
une glace faussée, leur image caricaturale, se plaisent à en accentuer le
grotesque plutôt que de s’enfuir. Car les autres badauds, alors, se rassemblent
et rient ouvertement de cette laideur mise en majuscule, et dont ils ne
pouvaient que sourire en cachette quand elle était en minuscule. Enfin on
remarque l’insignifiance ! Et que recherche le plus insignifiant ou le
plus sot, sinon d’être vu ? Chacun veut, quand il marche, que quelqu’un se
retourne, ou quand il ne dort pas, que quelqu’un s’en inquiète, et quand il
cède au rire ou aux larmes, que quelqu’un l’entende. Et s’il est heureux, que
quelqu’un l’envie. C’est peut-être pourquoi toute rupture, tout divorce est si
douloureux. Ce n’est pas l’être aimé, le complément ou la différence, le maître
ou l’objet qui vous manque, c’est « l’autre », le témoin, ce micro et
cette caméra perpétuellement branchés. Celui ou celle qui avec désir ou avec
haine – peu importe – vous voyait vous lever, vous habiller, fumer, sortir,
celui ou celle qui vous entendait siffloter, bâiller ou vous taire (même s’il
ne vous regardait pas et même s’il ne vous écoutait pas). Et tout à coup
personne ! Pour qui alors – même si vous ne le supportiez plus – pour qui
écraser la cigarette dans un cendrier et non au milieu du tapis ? Pour qui
– même si vous n’en aviez plus envie – éteindre votre lampe et vous
déshabiller ? Pour qui – même si vous ne souhaitiez pas le retrouver au
matin – fermer les yeux et chercher le sommeil ? Car enfin – et même si
vous êtes adulte – pour qui dormir si Dieu n’existe pas, et pour qui vous
réveiller ? Qui pourra témoigner demain que vous vous êtes bien lavé les
dents ? Et devant qui ? »
Françoise Sagan – Le lit défait p 141
Quelque chose de très
profond sur la bêtise dans son rapport à Autrui nous est révélé dans ce texte
de Françoise Sagan. Cette femme écrivain que d’aucuns considèrent comme une
créatrice de littérature « mineure » nous invite ici à réfléchir sur
cette notion de « caricature » dont il est indiscutablement question
dans la bêtise. Il peut nous arriver de ressentir une sorte d’effroi devant la
bêtise, c’est-à-dire devant une personne qui ne vous donne à voir d’elle-même
que le reflet de sa propre caricature comme si un pantin s’agitait devant vous,
mais « sans ficelles ». Que signifie exactement ce « sans
ficelles » ? Si je vois un professeur qui « joue au
professeur », c’est-à-dire qui sort ces notes, prend un air plus ou moins
doctoral ou pontifiant, je distingue facilement le marionnettiste qui
manipule dans l’ombre les ficelles ordonnant ces gestes : c’est le
« code » en usage dans la société : un professeur doit passer
plus ou moins par ces postures, ne serait-ce que pour se faire accepter aux
yeux de ses élèves, de ses collègues, de ses supérieurs (voir « le garçon
de café » de Jean-Paul Sartre sur cette question), mais il peut arriver
que le marionnettiste ne soit pas aussi visible, voire qu’il n’y en ait plus du
tout. A force de jouer ce que l’on pourrait appeler le rôle de son être, cette
personne finit par n’avoir plus d’autre être que son rôle (à savoir du
paraître).
Dans un premier temps, c’est exactement de
« bêtise » dont il est question dans ce passage. Comment
l‘expliquer ? Elle se définit par cet entêtement de celui ou celle dont le
reflet projeté par le regard « des autres » est désavantageux, laid,
pas enviable, et qui, au lieu d’essayer d’améliorer cette apparence (ou
d’ignorer le reflet mais c’est une possibilité que Françoise Sagan n’envisage
pas), l’amplifie. On singe alors sa propre laideur, on fait des grimaces devant
le miroir qu’est l’attention des autres. On s’auto-caricature (Nabila fait sa
« Bimbo », Eric Zemmour son « cultureux de droite décomplexé », Donald
Trump son « milliardaire texan »).
Ces personnes suivent alors
la seule voie qui leur semble praticable et, en un sens, ils ont « raison »
(au sens où ils retiendront ainsi l’attention des autres, suscitant autour d’eux
une attention médiatique forte, mais ils le paient au prix fort puisqu’ils
s’enferment à jamais dans « un » rôle). C’est là tout ce que nous
pouvons situer dans cette référence que fait Françoise Sagan du passage de la
minuscule à la majuscule. C’est ce que ces « icônes » des médias
appellent « assumer » (Eric Zemmour assume le fait de porter la
parole dite de « vérité » sur la relation entre la délinquance et
l’immigration - parole statistiquement fausse pourtant – de même, Nabila
« assume » sa passion pour le shopping ou le silicone). C’est ainsi
que l’on peut confondre le courage avec l’obstination, la fermeté avec
l’étroitesse d’esprit, l’abnégation avec le narcissisme, bref l’affirmation
d’un style, d’un mode de vie ou de pensée avec de la bêtise. Les
« badauds » (c’est-à-dire « nous ») peuvent dés lors s’en
donner à cœur joie : ce que nous hésiterions à faire ou à dire devant une
bimbo qui se contenterait de l’être, sans s’en faire le porte-parole ou
l’incarnation médiatique, peut s’exprimer « en majuscule » puisque
une personne cristallise sur son être la totalité des traits qui composent le
stéréotype.
Enfin « on remarque
l’insignifiance » dit Françoise Sagan sans penser évidemment ni à Nabila
ni à Eric Zemmour, mais cela s’applique aussi bien à leur cas qu’à celui de
toute célébrité prenant sur elle de singer une certaine forme de caricature.
Ces deux personnes, dans des domaines très différents, n’auraient évidemment
jamais atteint un tel degré de popularité ou d’impopularité (mais cela revient
exactement au même) sans cet effet médiatique de polarisation. Elles ne disent
ni ne font rien de très original mais avec une telle constance et application
dans la conformité au cliché qu’elles parviennent à coller exactement à la
posture revendiquée. Rien jamais ne dépasse de leur réputation et l’excellence
de leur prestation réside dans le fait qu’elles ne nous surprennent jamais.
Avant même qu’elles parlent ou qu’elles agissent nous avons déjà une petite
idée de ce qu’elles vont dire ou faire. Les compulsions de clôture, de
répétition, d’imitation (cliché) et de rejet (« Capucine n’a pas de
shampoing » - Nabila / « les artistes et les rappeurs n’ont aucune culture »
- Zemmour) se retrouvent exactement dans cet enchaînement d’attitudes décrit
par Françoise Sagan.
Mais son analyse ne
s’arrête pas là, et c’est précisément ce qui rend ce texte aussi profond, aussi
subtil, car Françoise Sagan se soucie de greffer cet égarement sur un trait
dont on peut dire qu’il est impossible de l’éviter dans toute vie en
société : être vu(e). « Que recherche le plus sot sinon d’être
vu ? » Mais dés la phrase suivante nous passons à
« chacun », comme si le « sot » ne faisait qu’accentuer une
forme de délire constitutif de notre existence
sociale : « chacun veut quand il marche que quelqu’un se
retourne ». Nous ne vivons que sur le fond d’une éventualité que nous
n’évacuons jamais totalement : celle d’avoir l’air de quelqu’un aux yeux
de spectateurs assistant à notre vie comme à un film, un show télévisé, une
pièce de théâtre. Choisir sa maîtresse, son amant, son mari, ses amis, c’est
d’abord élire un regard devant lequel nous allons jouer notre partition
d’existence humaine. La question qui se pose alors en présence de nos proches
n’est donc plus celle de savoir comment « être » avec eux, mais qui
« incarner » à leurs yeux, et si ces personnes nous quittent, c’est
que notre jeu d’acteur ne les intéresse pas, que nous n’avons pas été assez bon
en tant que comédien, nous ne sommes pas tant abandonné que désavoué, comme si
notre prestation d’existant était plate et manquait de spectaculaire, de
rayonnement, de séduction (il ne s’agit alors que de soigner le plus possible
son apparence, de se teindre les cheveux, d’acheter une voiture rutilante,
d’envoyer aux autres un maximum de signes extérieurs attestant de la vie
merveilleuse que nous menons afin de les attirer peut-être, de leur faire envie
sûrement).
Se pourrait-il que Dieu,
l’idée de Dieu (dans une perspective résolument athée, donc), ne soit après
tout que l’optimisation de cette absolue nécessité pour toute vie humaine de se
« faire voir », de se concevoir, de se structurer et de se revêtir de
cette apparence spectaculaire en s’inventant, plus encore qu’un démiurge
omniprésent ou omnipuissant, l’excellence même d’une omni-voyance intégrale et continue,
l’absolu témoin au regard duquel tout n’est qu’attestation, mise à l’épreuve,
attente de reconnaissance, témoignage de foi et excuse ? Pour qui exister
si personne ne nous regarde ? A quoi bon vivre si aucun dieu ne peut dans
l’efficience même de structuration, de cohérence, et de signifiance inhérente à
la place qui revient à l’observateur extérieur, embrasser le chaos de notre
existence dans le compte rendu d’une vie avec un début, une fin, un
« sens » ? Si Dieu n’existe pas, je ne vis décidément pour
personne, et de cette vie sans vis-à-vis s’élève alors, comme un cri (ou comme un chant), l’urgence d’en
construire le sens propre, immanent, indépendamment de tout témoin, de tout
mari, de toute épouse, de toute référence sociale. C’est peut-être de ce cri là
que nous percevons confusément l’écho dans le voisinage d’une Œuvre. Ici encore
il semble avéré qu’aucune activité n’est plus à même de nous éloigner de la
bêtise que celle de la création artistique.
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