dimanche 24 janvier 2016

"Pouvons-nous lutter contre la bêtise?" - Utiliser le texte de Friedrich Nietzsche


« Faire du tort à la bêtise. – À coup sûr, la croyance au caractère condamnable de l’égoïsme, que l’on a prêchée avec tant d’acharnement et de conviction, a dans l’ensemble fait du tort à l’égoïsme (au profit comme je le répéterai cent fois, des instincts du troupeau !), notamment en lui ôtant la bonne conscience et en prescrivant de chercher en lui la source véritable de tout malheur. « Ton égoïsme est le malheur de ta vie » – Voilà ce que l’on entendit prêcher durant des millénaires : cela a fait du tort, comme on l’a dit, à l’égoïsme et lui a ôté beaucoup d’esprit, beaucoup de gaieté d’esprit, beaucoup d’inventivité, beaucoup de beauté, cela a abêti, enlaidi et empoisonné l’égoïsme ! – L’antiquité philosophique professa en revanche l’existence d’une autre source essentielle du malheur : à partir de Socrate, les penseurs ne se lassèrent jamais de prêcher : « votre manque de pensée et votre bêtise, votre manière de vivoter en suivant la règle, votre soumission à l’opinion du voisin voilà la raison pour laquelle vous parvenez si rarement au bonheur, – nous, penseurs, sommes, en tant que penseurs, les plus heureux. » Ne tranchons pas la question de savoir si cette prédication dirigée contre la bêtise avait pour elle de meilleures raisons que la prédication dirigée contre l’égoïsme : mais à coup sûr, elle sut ôter la bonne conscience à la bêtise : – ces philosophes ont fait du tort à la bêtise. »
                                           F. Nietzsche, Le gai savoir, 4e partie, § 328.
Friedrich Nietzsche est un philosophe dont il faut toujours se méfier lorsque nous décidons de l’utiliser comme référence au sein d’une dissertation (s’il fallait formuler le moins mal possible cette difficulté à classer ce penseur dans « une partie », nous en viendrions probablement à pointer la critique de la notion de vérité dont Nietzsche est l’auteur. Nous pouvons dire, en effet, que pour ce philosophe, ce n’est pas en tant qu’elle est vraie qu’une pensée est digne d’être conçue et formulée mais, au contraire, quand elle s’émancipe de cette moralisation pesante au nom de laquelle serait seulement « bonne » l’idée « vraie »). Cela est a fortiori valable par rapport à ce passage du « gai  savoir ». Il ne faut pas se laisser trop influencer par les qualificatifs utilisés par Nietzsche pour décrire la réprobation dont l’égoïsme fut victime. Du moins convient-il de réaliser qu’il n’est pas forcément en train de condamner solennellement cette réprobation, mais qu’il est déjà attentif à l’utiliser, à en « ruser », comme on dit. Plutôt que la vérité par rapport à la question de savoir s’il faut être ou pas « égoïste », regardons l’histoire, l’évolution des mentalités et la façon « subtile » au gré de laquelle, petit-à-petit l’égoïsme a été détruit, non pas frontalement mais sournoisement (enlaidi, empoisonné).
Un terme doit cependant retenir notre attention : « cela a abêti l’égoïsme ». L’utilisation fréquente, dans ce texte, du registre lexical de la religion (croyance, prêcher, prédication, etc.) montre assez clairement à quel point l’auteur assimile toute forme de croyance à de la bêtise. C’est un peu comme si la religion du « vivre ensemble » était parvenue à faire honte au solitaire de son égoïsme. Il est infâme de ne penser qu’à soi dans une société au sein de laquelle la préoccupation du groupe doit primer et l’intérêt général l’emporter sur l’intérêt personnel. Évidemment Nietzsche ne souscrit aucunement à cette pression grégaire que le grand nombre exerce sur les hommes d’exception, mais peu importe, ce n’est pas la question ici comme il le dit lui-même de façon très explicite : « Ne tranchons pas la question de savoir si cette prédication dirigée contre la bêtise avait pour elle de meilleures raisons que la prédication dirigée contre l’égoïsme ». Puisque « le troupeau » a su abêtir l’égoïsme, prenons des notes ! Regardons comment il s’y est pris et retournons cette arme qui a si brillamment fonctionné contre l’envoyeur. « Abêtissons la bêtise, elle-même ! » : c’est du moins la démarche initiée par Socrate (c’est notamment le nouvel élan que ce philosophe a insufflé à la Philosophie, comme si, à partir de lui, le propre de cette pratique était de subvertir la bêtise). Socrate est un « rusé » avant d’être un homme « vertueux » (il est plus proche de la « Virtu » machiavélienne (force, habileté) que de la morale Kantienne).
Quoi de plus stupide et surtout inefficace que de diaboliser la bêtise (nous avons bien vu pourquoi) ? Diaboliser l’adversaire est étymologiquement un pléonasme puisque le diable est toujours déjà l’adversaire, c’est-à-dire la croyance en la force adverse (le discours de Bush après le onze septembre est un pur « joyau » en la matière). Il convient plutôt de s’insinuer au cœur de la compulsion pour y faire germer la graine de la culpabilité : ce que l’on a fait pour l’égoïsme, appliquons-le à l’identique pour la bêtise. Faisons en sorte que le bête se sente coupable d’être bête ! Mais cette culpabilité ne pourra fonctionner que sur la base de l’acquisition du bonheur (Socrate insiste à plusieurs reprises, dans les dialogues de Platon, sur l’impossibilité pour le méchant de parvenir à un bonheur authentique).
La philosophie est plus ou moins mal considérée suivant les peuples, les époques et les mentalités, mais il faut bien convenir du fait qu’elle a su résister à toutes les tentatives d’éradication jusqu’à maintenant, et cela ne serait pas concevable indépendamment de ce soupçon d’un lien entre pensée et bonheur. Aussi piégée dans la bêtise qu’une population puisse nous sembler, l’idée selon laquelle la bêtise nous rend malheureux est encore viable aujourd’hui, et peut-être plus encore aujourd’hui qu’hier. La philosophie peut donc se concevoir comme cette pratique plus rusée que généreuse entreprenant, non pas de lutter contre la bêtise, mais de retourner contre elle ce poison de la culpabilité malheureuse : il n’est pas « mal » d’être bête, mais c’est nuisible à tout le monde, a fortiori à la bêtise elle-même. Ce qui guette l’imbécile, ce n’est pas l’enfer vers lequel le guiderait ses mauvaises actions, c’est plutôt la dépression de celui qui ne perçoit autour de lui que la laideur.


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